« Être
libre, c'est être maître de soi-même. Pour beaucoup de gens, une
telle maîtrise concerne la liberté d'action, de mouvement et
d'opinion, l'occasion de réaliser les buts qu'on s'est fixés. Ce
faisant, on situe principalement la liberté à l'extérieur de soi,
sans prendre conscience de la tyrannie des pensées. De fait, une
conception répandue en Occident consiste à penser qu'être libre
revient à pouvoir faire tout ce qui nous passe par la tête et
traduire en actes le moindre de nos caprices. Étrange conception,
puisque nous devenons ainsi le jouet des pensées qui agitent notre
esprit, comme les vents courbent dans toutes les directions les
herbes au sommet d'un col.
«
Pour moi, le bonheur serait de faire tout ce que je veux sans que
personne m'interdise quoi que ce soit », déclarait une jeune
Anglaise interrogée par la BBC. La liberté anarchique, qui a pour
seul but l'accomplissement immédiat des désirs, apportera-t-elle le
bonheur ? On peut en douter. La spontanéité est une qualité
précieuse à condition de ne pas la confondre avec l'agitation
mentale. Si nous lâchons dans notre esprit la meute du désir, de la
jalousie, de l'orgueil ou du ressentiment, elle aura tôt fait de
s'approprier les lieux et de nous imposer un univers carcéral en
expansion continue. Les prisons s'additionnent et se juxtaposent,
oblitérant toute joie de vivre. En revanche, un seul espace de
liberté intérieure suffit pour embrasser la dimension tout entière
de l'esprit. Un espace vaste, lucide et serein, qui dissout tout
tourment et nourrit toute paix.
La
liberté intérieure, c'est d'abord l'affranchissement de la
dictature du « moi » et du « mien », de l'« être asservi »
et de l'« avoir » envahissant, de cet ego qui entre en conflit avec
ce qui lui déplaît et tente désespérément de s'approprier ce
qu'il convoite. Savoir trouver l'essentiel et ne plus s'inquiéter de
l'accessoire entraîne un profond sentiment de contentement sur
lequel les fantaisies du moi n'ont aucune prise. « Celui qui éprouve
un tel contentement, dit le proverbe tibétain, tient un trésor au
creux de sa main. »
Être
libre revient donc à s'émanciper de la contrainte des afflictions
qui dominent l'esprit et l'obscurcissent. C'est prendre sa vie en
main, au lieu de l'abandonner aux tendances forgées par l'habitude
et à la confusion mentale. Ce n'est pas lâcher la barre, laisser
les voiles flotter au vent et le bateau partir à la dérive, mais
barrer en mettant le cap vers la destination choisie. »
Matthieu
Ricard, Plaidoyer pour le bonheur, NiL Editions, 2003.
Photographie de Matthieu Ricard |
C'est
à une intéressante réflexion sur la liberté que se livre ici
Matthieu Ricard. L'idée générale la plus souvent admise de la
liberté est « de faire ce qu'on veut ». On serait libre
si on pouvait aller à la plage plutôt qu'au boulot, se lever à pas
d'heure plutôt que se lever tôt aux aurores, parler plutôt que de
se taire et aller boire un verre avec ses amis plutôt qu'assister à
un repas de famille en présence de sa grand-mère acariâtre. Mais
dans tous ces cas, cette « liberté » consisterait à
être sous l'emprise de nos désirs : désir de nouveaux
horizons, désir de sommeil, désir d'interactions sociales avec
lesquelles on éprouve le plus de plaisir. À
chaque fois, le désir devient notre maître et nous oblige à
adopter tel ou tel comportement.
La
véritable liberté serait une liberté intérieure où l'on serait
capable d'accepter les choses telles qu'elles sont et où on ne se
lamenterait plus parce qu'elles ne sont pas comme on aurait souhaité
qu'elles soient. Un esprit libre se dégage du désir, de l'ignorance
et des passions qui enténèbrent l'esprit et fait l'expérience de
la liberté fondamentale de l'esprit. Cela suppose tout un
cheminement spirituel où l'on va dissiper l'illusion du « moi »
et de tout ce qui découle du « moi » : le « mien »,
le « je » et l' « autre » qui entrent
dans une dualité conflictuelle. Au bout du chemin, il y a la liberté
absolue. Et c'est cette liberté absolue qu'il nous faut conquérir
en se rendant maître de soi-même et en s'affranchissant de toutes
les illusions.
Néanmoins,
cette liberté absolue ne doit pas occulter le fait qu'il existe des
libertés relatives. Si on ne cherchait que la liberté absolue, on
pourrait arriver à la conclusion qu'il est indifférent à un Sage
de se promener en liberté ou d'être en prison ; parce que se
promener en liberté signifie simplement aller là où on le désire
et ne pas vraiment être libre puisqu'on est soumis au désir de se
mouvoir dans tel ou tel endroit. Or un Sage dans la liberté absolue
de l'esprit est complètement indifférent s'il se trouve
présentement dans une cellule de prison ou à l'ombre d'un chêne
dans la forêt. Son esprit est libre, alors peu lui importe où il se
trouve : les conditions de vie qu'il endure ne pourront
atteindre sa liberté spirituelle. À
partir de là, on pourrait se mettre à justifier un régime
dictatorial ou féodal où on n'accorde aucune liberté aux individus
puisque la véritable liberté est une liberté intérieure. Pourquoi
se permettre alors le luxe d'accorder de fausses libertés de se
mouvoir, de faire ce qu'on veut, de dire ce qu'on veut et de
contester les puissants qui règnent sur le pays ?
Or
quand on observe l'Histoire du bouddhisme au Tibet, en Chine et au
Japon, c'est exactement ce qu'il s'est passé ! Au Tibet régnait
un régime féodal où les dalaï-lamas régnaient en maître avec
les abbés des monastère et des seigneurs féodaux qui n'avaient que
faire des libertés individuelles. Ils ne savaient même pas ce que
c'était ! Pareillement, les empereurs chinois de la dynastie
Tang ont instrumentalisé le bouddhisme pour servir d'idéologie
d’État. Au Japon, les samouraïs et les shoguns ont embrassé le
bouddhisme Zen pour servir leur idéologie totalitaire.
Pour
moi, croire qu'on aura la liberté quand on pourra faire ce qu'on
veut est une illusion, parce que c'est effectivement être soumis à
ses désirs, à ses caprices, que cette liberté suppose des moyens
financiers qui nous enchaîne au monde peu ragoûtant de la finance
et de la lutte sociale ; mais il ne faut pas seulement définir
la liberté comme une liberté intérieure au risque de cautionner
des régimes liberticides. Il y a des libertés relatives, liberté
de mouvement, liberté de travailler, liberté de pensée, liberté
d'action, liberté de parole, et penser ces libertés est aussi
important pour contribuer au bonheur des gens. Jouir de ces libertés
fait partie des conditions pour connaître une vie heureuse et
épanouie. Peut-être qu'un Sage est heureux dans le régime
totalitaire de la Corée du Nord puisque son esprit est en paix et
complètement libre : peu lui importe les brimades, la famine ou
la répression... Mais enfin, même pour un Sage, il est plus facile
de vivre dans une société où on accorde des libertés
individuelles et sociales.
Ces
libertés relatives sont donc par définition limitées, voire se
contredisent. Par exemple, les libéraux prônent le « libre-marché »
où les investisseurs peuvent créer librement des entreprises, en
acheter des parts, en revendre, spéculer, faire des profits ou des
pertes, etc... C'est la liberté économique. Mais en général, ceux
qui défendent la liberté économique qui permet aux biens matériels
de transiter à travers le monde entier dans le grand marché
globalisé sont contre la liberté des individus à se déplacer et à
migrer là où ils veulent aller, là où ils estiment qu'ils auront
une vie plus heureuse. C'est toute l'histoire de l'actuelle crise des
migrants en Europe, avec cette Europe si fière de ses libertés qui
se retranche derrière de hauts remparts, des barbelés et des
miradors. La forteresse-Europe. En 1989, on était si fier en Europe
de la chute du Mur à Berlin et de la suppression du Rideau de Fer,
symboles de la liberté retrouvée et de la fin de l'oppression
communiste. Mais aujourd'hui, les libéraux mondialisés sont les
premiers au nom de notre modèle de libertés individuelles à
supprimer cette liberté individuelle fondamentale : celle de
fuir la guerre en Syrie et de chercher un avenir meilleur pour les
enfants.
Je
suis donc d'accord avec Matthieu Ricard de voir la liberté
intérieure comme la liberté fondamentale qu'il faut conquérir par
la pratique du Dharma : cultiver la conduite éthique, s'adonner
à la méditation et cultiver la sagesse à travers l'étude, la
réflexion. Mais développer cette liberté intérieure ne doit pas
nous faire oublier qu'il y a une réflexion à produire sur les
libertés relatives que sont les droits individuels, la liberté
économique, la liberté de parole, la liberté de pensée, la
liberté de mouvement....Il s'agit de penser la société dans
laquelle on a plus de chances de s'épanouir, dans laquelle on pourra
le plus facilement être heureux et contribuer aux causes réelles du
bonheur. Je pense aussi qu'il faut penser les résonances entre
liberté intérieure et ces libertés relatives « extérieures ».
Faire ce qu'on veut, c'est le désir fondamental de l'ego, la
tyrannie du « moi ». Mais quand on est libre
intérieurement, on sait que notre bonheur ne se limite pas à notre
bonheur, mais inclut aussi le bonheur des autres. La véritable
liberté prend en compte ce que ressentent les autres. D'un plaidoyer
pour le bonheur, il n'y a qu'un pas à un plaidoyer pour
l'altruisme ! Et c'est la liberté qui nous fera faire ce pas.
Photographie de Matthieu Ricard |
À propos de Matthieu Ricard, voir aussi :
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- Commentaires sur « L’Art de la Méditation » de Matthieu Ricard : voir le texte
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Pourquoi les enseignements du Bouddha sont-ils si rarement cités par les lamas du bouddhisme tibétains ? Est-ce que la méditation sur la nature de l'esprit n'occulte pas l'établissement de l'attention portée sur le corps (telle que le Bouddha l'enseigne dans le Soutra des Quatre Etablissements de l'Attention) ? Les soutras du Petit Véhicule ont-ils un intérêt dans la méditation sur la vacuité telle que l'expriment les soutras de la Perfection de Sagesse ? Comment intégrer les différents Véhicules du bouddhisme ?
- Empathie et altruisme
Le psychologue serge Tisseron critique le moine bouddhiste Matthieu Ricard sur la question de l'empathie. Celui-ci ne distingue pas suffisamment les différents types d'empathie. Et face à la détresse émotionnelle qui peut survenir à cause d'un trop-plein d'empathie, il oppose la compassion au sens bouddhiste du terme. Mais comment le bouddhisme pense-t-il vraiment des notions telles que l'empathie, l'altruisme et la compassion ?
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Voir tous les articles et les essais autour de la philosophie bouddhique du "Reflet de la Lune" ici.
Il y a une question que l'on aborde rarement quand on parle de la liberté c'est la liberté vécu comme un fardeau, lorsque nous sommes sans cesse obligé de choisir pour soi et pour les autres et qu'on aimerait bien que l'ordre cosmique, un ange, une voyante, Dieu, un ami, un maitre, un tyran choisisse pour nous.
RépondreSupprimerQuand on est parent par exemple, il faut sans cesse choisir entre ce que veux l'enfant et notre responsabilité de parent de dire non.
Exemple, il y a quelques heures, ma fille de 15 ans a su trouver les arguments pour que j'accepte qu'elle aille manifester contre la loi travail plutôt qu'aller en cours de français. Aurais-je dû dire non? l'obliger à aller en cours alors que ses camarades y allaient? Difficile de choisir entre le fait d'être psycho-rigide et celui d'être laxiste... J'ai beau avoir lu le playdoyer pour l'altruisme et j'ai commencé celui sur le bonheur mais il n'y a pas de réponse à ma question.
Et ce soir je ne pourrais aller au dojo méditer parce que mon fils de 11 ans ne veut pas rester seul avec sa sœur... que faire? J'ai décidé d'être patient et d'accepter ses angoisses mais ma liberté s'en trouve considérablement amoindrie...
Une autre aspect de la liberté. Nietzsche disait que Dieu nous a fait libre pour mieux nous faire coupable. "Condamné à être libre" disait Sartre de l'homme confronté à ses responsabilités. Devenir adulte, c'est devenir libre de restreindre sa liberté pour éviter les excès de sa liberté. Devenir parent, c'est prendre la responsabilité de restreindre la liberté de ses enfants jusqu'au moment où ils seront eux-mêmes suffisamment libres pour être capables à leur tour de restreindre leur propre liberté afin d'éviter les excès de la liberté (si vous me suivez). En attendant, cette responsabilité est un lien. C'est pourquoi, je pense, le Bouddha appelait à mener une vie de moine pour éviter ces questions trop compliquées !
RépondreSupprimerIl y a aussi le Ou bien ou bien de Kierkegaard.
SupprimerOu bien moine de corps (shukke) ou bien moine d'esprit (zaike). J'ai rencontré récemment un Lama tibétain (d'origine occidentale) qui, me voyant habillé en noir, m'a dit qu'il trouvait curieux que l'on puisse choisir notre tradition, en occident. En disant cela, il ne portait aucun jugement de valeur. Notre liberté est une chose bien curieuse même pour nous qui devrions y être habitué.