Causalité d'une illusion, illusion de la causalité
La
non-connaissance du vide de toute chose
S'apparente
à la trace du vol d'un oiseau dans le ciel.
Ce
qui en rien n'existe selon son entité propre
Jamais
ne sera la cause d'autre chose.
Ce
qui ne possède pas d'entité propre,
Comment,
dépourvu d'être en soi, sera-t-il la condition d'autre chose ?
Telle
est la cause enseignée par Celui-Allé-en-la-Joie.
Tous
les phénomènes sont félicité, sans mouvement,
Stables,
immuables, sans péril.
Comme
l'espace privé de connaissance,
Ignorant
cela, les êtres sont obscurcis.
De
même que les montagne sont inébranlables,
De
même jamais les phénomènes ne peuvent être engendrés.
Sans
mort ni passage, sans naissance,
Ainsi
le Vainqueur les a décrits.
Le
Lion parmi les hommes a enseigné
L'absence
de production et de venue à l'existence,
L'absence
de mort, de passage, de vieillissement pour tout phénomène,
Il
établit tous les êtres en cela.
Le
Protecteur place les êtres
Dans
ce qui n' a aucune entité propre,
N'est
pas autre et n'est découvert par personne
À
l'intérieur ou à l'extérieur.
Soûtra
de la Source des Joyaux (Ratnakara Sûtra)1
Martin Hill, Cercle de glace, lac Wanaka, Nouvelle-Zélande, 2007. |
Tous
les phénomènes ont une cause, en fait une multiplicité de causes.
Rien n'existe séparément du monde. Prenons l'exemple d'un arbre. Un
arbre a besoin des rayons du soleil pour exister, tout comme il a
besoin pour sa croissance, de terre pour y plonger ses racines. Et
pour que cette eau vienne nourrir l'arbre, il faut que des nuages
soient passés au-dessus de lui et se soient transformés en pluie.
Quand on poursuit encore et encore cette analyse des choses, on se
rend compte que tous les phénomènes sont vides d'une existence
propre, vides d'une existence séparée. Rien n'existe séparément
du monde, comme je viens de le dire. C'est le premier constat :
les phénomènes n'ont pas de substance propre, ils sont vides d'une
existence propre. Ils sont autant d'illusions ; mais par contre,
il y a quelque chose qui existe, c'est la causalité, c'est le
principe qui transforme les causes en effets, c'est cette dynamique
du monde que chaque chose, chaque action se répercute sur d'autres
choses, d'autres actions.
Dans
l'Inde ancienne, l'ascète errant qui allait devenir par la suite
Shariputra, le plus grand disciple du Bouddha, interrogea un des
premiers moines fidèles au Bouddha et lui demanda d'expliquer sa
doctrine de manière très brève. Assajit l'Ancien s'exécuta et lui
déclara cette strophe qui est devenue un aphorisme célèbre pour
exprimer la philosophie du Bouddha :
« De
tout ce qui est produit par une cause,
L'Ainsi-Allé
en a dit la cause
Ainsi
que la cessation,
Telle
est la doctrine du Grand Renonçant ».
Donc
approfondir la causalité est un effort essentiel sur le chemin du
Dharma. Il s'agit de voir le monde comme un gigantesque
enchevêtrement de causes et de conditions. Il faut s'entraîner à
voir cette trame de la production interdépendante derrière chaque
phénomène. Pour reprendre une autre expression célèbre du
Bouddha :
« Ceci
est parce que cela est.
Ceci
apparaît parce que cela n'est.
Ceci
n'est pas parce que cela n'est pas.
Ceci
disparaît parce que cela disparaît ».
C'est
pourquoi on dit dans la philosophie du Bouddha qu'il ne suffit pas de
résoudre le problème de la souffrance, il faut également faire
disparaître les causes de la douleur. La souffrance est un phénomène
qui apparaît en interdépendance de toute une série d'autres
phénomènes comme l'ignorance, la volonté d'exister encore et
encore, la soif pour les plaisirs des sens, la soif d'être ainsi que
la soif de ne pas être, toutes les émotions perturbatrices, etc...
Faire disparaître la conséquence, la souffrance, ne peut
qu'apporter qu'un soulagement momentané. Mais la libération
complète de cycles d'existences, de naissances et de morts
conditionnés par la souffrance ne peut qu'advenir qu'à partir du
moment où on a accompli ce long travail de faire disparaître les
causes profondes de la douleur grâce à la conduite éthique, à la
méditation et à la sagesse.
Alors
l'extrait cité plus haut de ce Soûtra de la Source des Joyaux, un
texte du Grand Véhicule, viendrait-il contredire cette doctrine de
la causalité ? Il dit en effet :
« Le
Lion parmi les hommes (c'est-à-dire le Bouddha) a enseigné
L'absence
de production et de venue à l'existence ».
En
fait, la philosophie du Grand Véhicule ne fait que radicaliser la
position initiale du Bouddha. Par l'observation minutieuse des causes
et des conditions, on arrive à la conclusion que les phénomènes
sont vides d'une existence propre, une existence séparée. Il n'y a
pas d'entité qui serait indépendante du monde qui l'entoure. Rien,
ni personne n'a un Soi fermé sur lui-même ; tout notre être
existe en interdépendance constante avec le monde et les autres
êtres. Il en ressort que notre être n'a pas d'identité fermement
établie puisqu'on reçoit des apports d'autres éléments du monde
et qu'on est transformés par toutes sortes de causes et de
conditions. À chaque instant, on
expire de l'air et puis on fait rentrer de l'air dans nos poumons. Il
n'y a donc pas de bulle d'être complètement fermée au monde. Mais
si un phénomène est vide d'existence propre, il est évident que
les causes et conditions de ce phénomène seront également vides
d'une existence propre. Si je constate que l'arbre est vide d'une
existence propre, je peux alors regarder les causes qui ont permis
l'apparition de cet arbre : la graine, le soleil, les nuages, le
terreau dans lequel l'arbre a pris racine, le jardinier qui a planté
la graine ; et je verrai que toutes ces causes et ces conditions
sont elles-mêmes vides d'une existence propre, et de même que sont
vides d'une existence propre les causes et conditions de ces causes
et conditions !
« Ce
qui ne possède pas d'entité propre,
Comment,
dépourvu d'être en soi, sera-t-il la condition d'autre chose ? »
Partant
de ce constat, la philosophie du Grand Véhicule en vient à se
demander si cette causalité des illusions n'est pas en fait une
illusion de causalité ? Et si le processus de la causalité
n'était pas elle-même vide d'une existence propre ? Pourquoi
le processus aurait-il une existence indépendante de ces phénomènes
sans substances ? Le processus de la causalité est lui-même
contaminé par ce manque de substance. Il ne s'agit pas de rejeter la
causalité, mais de la pousser jusque dans ses derniers
retranchements : le processus de l'illusion n'est elle-même que
l'illusion du processus dynamique qui donne l'impression d'être
confronté à un monde réel. La causalité est la trame illusoire de
ce monde.
Ignorer
la vacuité de tous les phénomènes en adhérant à l'idée d'une
causalité réelle, c'est comme s'halluciner sur la trace du vol des
oiseaux dans le ciel. Cette trace est aussi vide que l'espace ;
pareillement, toutes les traces que peuvent évoquer la causalité et
qui nous font penser au passé qui est la cause d'aujourd'hui, toutes
ces traces sont vides d'une existence propre.
Il
s'ensuit que tout cet enchaînement de causes et de conditions qu'est
le cycle des existences conditionnés par le karma, les effets de nos
actes, la trace présente de nos actes passés, tout cet enchaînement
de causes et de conditions sont vides d'une existence ultime. Ce
cycle des existences n'est qu'un grand rêve ou grand cauchemar sans
substance où la naissance, la vie, la mort n'ont pas de substances,
comme si cette série de naissances, de vies et de morts n'étaient
jamais advenues. La grande illusion du monde, l'illusoire comédie où
les consciences jouent et rejouent un nombre incalculable de rôles.
« De
même que les montagne sont inébranlables,
De
même jamais les phénomènes ne peuvent être engendrés.
Sans
mort ni passage, sans naissance,
Ainsi
le Vainqueur les a décrits ».
Cette
méditation de la vacuité est l'occasion de comprendre que l'on peut
sortir de ce cycle des existences, pas seulement quand la grande roue
des existences s'est arrêtée, comme dans le cas d'un ascète qui
aurait épuisé tous ses désirs et arrêté tous les mouvements de
son esprit dans une absorption méditatives parfaites, mais ici et
maintenant : derrière toute cette gigantesque mécanique du
monde, il y a la possibilité de voir que chaque rouage est une
illusion et que l'ensemble des rouages, la mécanique elle-même, est
illusoire. Même si on est toujours emporté par cette mécanique, il
y a là la possibilité de relativiser grandement les tourments de
l'existence. Comme si on était au cinéma, pris par le film, et puis
se rendant compte qu'on est au cinéma et qu'on peut relativiser ce
qu'on voit à l'écran. De même, réalisant qu'il y a aucune
substance à l'intérieur de soi-même comme à l'extérieur, on peut
relativiser tout cet enchaînement d'apparences et s'apaiser dans
l'ici et maintenant.
1 Cet
extrait est cité dans « l'Auto-Commentaire à l'Entrée du
Milieu » de Chandrakirti, lui-même cité par Tsongkhapa
son commentaire du « Traité du Milieu » de
Nāgārjuna (traduit par George
Driessens, éd. du Seuil, Paris, 1995, pp. 42).
Voir aussi :
- Analyse des conditions (où Nāgārjuna fait la même analyse de la causalité comme vide d'une existence propre)
- Feuille de papier (l'inter-être selon Thich Nhat Hanh)
- Le diamant qui coupe l'illusion (Soûtra du Diamant)
- Une goutte d'eau (poème de Dôgen Zenji)
- Rosée que ce monde (Kobayashi Issa)
Martin Hill, Cercle de feuille d'automne, Lac Wanaka, Nouvelle-Zélande, 2008. |
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.
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