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jeudi 4 janvier 2018

Un oiseau rebelle






Carmen :

« L'amour est un oiseau rebelle
Que nul ne peut apprivoiser
Et c'est bien en vain qu'on l'appelle
S'il lui convient de refuser
Rien n'y fait, menace ou prière
L'un parle bien, l'autre se tait
Et c'est l'autre que je préfère
Il n'a rien dit, mais il me plaît
L'amour (× 4)
L'amour est enfant de bohème
Il n'a jamais, jamais, connu de loi
Si tu ne m'aimes pas, je t'aime
Et si je t'aime, prends garde à toi
Prends garde à toi
Si tu ne m'aimes pas, si tu ne m'aimes pas, je t'aime
Prends garde à toi
Mais si je t'aime, si je t'aime, prends garde à toi
L'amour est enfant de bohème
Il n'a jamais jamais connu de loi
Si tu ne m'aimes pas, je t'aime
Et si je t'aime, prends garde à toi
Prends garde à toi
Si tu ne m'aimes pas, si tu ne m'aimes pas, je t'aime
Prends garde à toi
Mais si je t'aime, si je t'aime, prends garde à toi


L'oiseau que tu croyais surprendre
Battit de l'aile et s'envola
L'amour est loin, tu peux l'attendre
Tu ne l'attends plus, il est là
Tout autour de toi, vite, vite
Il vient, s'en va, puis il revient
Tu crois le tenir, il t'évite
Tu crois l'éviter, il te tient
L'amour (× 4)
L'amour est enfant de bohème
Il n'a jamais jamais connu de loi
Si tu ne m'aimes pas, je t'aime
Et si je t'aime, prends garde à toi
Prends garde à toi
Si tu ne m'aimes pas, si tu ne m'aimes pas, je t'aime
Prends garde à toi
Mais si je t'aime, si je t'aime, prends garde à toi
L'amour est enfant de bohème
Il n'a jamais jamais connu de loi
Si tu ne m'aimes pas, je t'aime
Et si je t'aime, prends garde à toi
Prends garde à toi
Si tu ne m'aimes pas, si tu ne m'aimes pas, je t'aime
Prends garde à toi
Mais si je t'aime, si je t'aime, prends garde à toi »
George Bizet, Carmen, 1875.





Carmen interprété par Maria Callas 






      Voilà un morceau célébrissime issu de l'opéra de Georges Bizet, « Carmen ». L'histoire se passe à Séville où Carmen travaille dans une manufacture de tabac. Elle a de nombreux soupirants à qu'elle explique sa conception de l'amour dans cette chanson « L'amour est un oiseau rebelle ». À la fin de cette chanson, elle remarque un bel officier, Don José, dont elle tombe immédiatement amoureuse. Elle lui jette une fleur. Quelques minutes plus tard, Carmen est incarcérée pour une bagarre qui a dégénéré. C'est Don José qui est chargé de la conduire en prison, mais il la laisse s'échapper. Pour cela, il sera dégradé par le capitaine de la garde. Deux mois plus tard, Don José abandonnera la troupe pour rejoindre la bande de contrebandiers qui tourne autour de Carmen. Mais Carmen se lasse très vite de Don José, d'autant plus que le toréador Escamillo tente de la séduire depuis un moment. Don José disparaît pour rentrer dans son village natal pour retrouver sa mère. Carmen dit à Escamillo que s'il gagne la corrida, elle se donnera à lui. Mais le jour même de la corrida, Don José est dans la foule et interpelle une dernière fois Carmen. Celle-ci refuse ses avances pressantes, clamant sa liberté et jetant la bague que Don José lui avait offerte. Pris de rage, Don José finit par tuer Carmen au moment où Escamillo tue le taureau dans l'arène.


     On a là dans Carmen les thèmes essentiels que sont l'amour, la passion, la liberté et la tragédie. Or tous ces thèmes sont contenues en germe dans ce chant de Carmen « L'amour est un oiseau rebelle ». L'amour pour Carmen est un souffle puissant de liberté que rien ne peut contenir. « L'amour est enfant de bohème. Il n'a jamais, jamais connu de loi ». En clair, l'amour ne s'attache à aucune personne. Enfant de bohème, il est constamment sur la route, il passe d'une histoire à une autre, d'un être aimé à un autre, sans que les lois de la société puisse le contenir par l'institution du mariage et des autres règles qui viennent enfermer le désir amoureux. Je parle souvent de ce chant de Carmen à mes étudiants en cours de philosophie. Je me souviens qu'une fois mes élèves d'une classe d'électro-mécaniciens en étaient venus à la conclusion : « En fait, Carmen, c'est une grosse salope ! ».


        Et de fait, Carmen se moque des lois comme elle se moque des principes moraux de fidélité et d'engagement. L'amour va et vient sans se préoccuper des convenances et des conséquences. « Tout autour de toi, vite, vite, il vient, s'en va, puis il revient. Tu crois le tenir, il t'évite. Tu crois l'éviter, il te tient ». L'amour ne peut être tenu comme on tient dans ses mains un certificat de mariage. Aux yeux de la société, Carmen est l'incarnation même de la salope. Cela semble presque un blasphème de qualifier une héroïne d'un opéra si célèbre de manière aussi vulgaire, mais c'est bien au fond le jugement que l'on réserverait à ce genre de femmes libres qui suit ses passions plutôt que les contraintes imposées par la société. Carmen est irréductible face aux lois des hommes ; elle ne se plie pas non plus à leur volonté. « Et c'est bien en vain qu'on l'appelle (l'amour). S'il lui convient de refuser. Rien n'y fait, menace ou prière. L'un parle bien, l'autre se tait. Et c'est l'autre que je préfère. Il n'a rien dit, mais il me plaît ».


      C'est cela qui fascine autour de la personnalité de Carmen, cette liberté et ce désir de liberté. En même temps, on peut se demander si cette façon d'envisager les relations amoureuses est viable à long terme. Largue son amant quand ça nous chante, pourquoi pas ? Le ou la quitter d'un pour une personne qui nous plaît plus ou qui nous subjugue, qui n'en rêverait pas ? Mais se faire larguer ? Voir l'autre nous quitter pour un ou une autre ? Le revers de l'histoire est tout de suite moins plaisant ! « Si je t'aime, prends garde à toi ». L'histoire de Carmen se finit d'ailleurs de manière tragique. On peut se demander si cette liberté ne conduit pas finalement systématique au malheur et à la déception.


      Au fond, quand Carmen parle d'amour, elle parle avant tout de passion amoureuse, ce qui n'est qu'une partie de l'amour en fait. Carmen se veut libre d'aller d'un homme à l'autre dans sa course pour attiser la passion. Néanmoins, on peut se demander si sa soif de liberté ne la conduit pas être l'esclave de la passion selon l'adage : « Suis-moi, je te fuis. Fuis-moi, je te suis ». Et subir de plein fouet tous les conflits émotionnels que cette passion ne manque pas de susciter. En tous, Carmen pose une vraie question : l'amour doit-il être rebelle à tout enfermement, toute assignation au risque d'être un torrent destructeur ? Ou doit-il être contenu dans des cadres établis, légaux, moraux ou religieux afin d'en contenir ses débordements, au risque de l'ennui et du long dépérissement de ce qui fait notre être ? Et cette autre question qui l'accompagne : jusqu'à quel point l'amour a-t-il besoin de fidélité et d'engagement pour être encore l'amour ?



Jonas Kaufmann et Anna Caterina Antonacci dans "Carmen"





*****






         Les philosophes ont l'habitude de diviser l'amour en trois formes particulières : éros, le désir amoureux, philia, l'amour qui partage, qui donne et qui soude un couple ou une famille, et enfin agapé, l'amour universel qui s'étend à tous êtres indépendamment des sentiments d'appartenance et de l'appréciation personnelle qu'on peut avoir telle ou telle personne. Je sais que c'est un peu schématique de présenter les choses de la sorte : d'autres formes pourraient être distinguées comme l'amour-tendresse, etc... Mais cette tripartition a le mérite de faire comprendre que l'amour a plusieurs visages et plusieurs logiques : une envie de posséder l'autre, de le conquérir, de jouir de lui dans éros, une logique passionnelle. L'envie de créer des liens dans philia, l'envie d'aider, de partager, de se sentir uni à l'autre, de sentir sa présence comme une force, de trouver sa joie dans l'existence de l'autre, une logique de cohésion.


         Enfin le souhait que l'autre soit heureux et qu'il vive en paix, même si cet autre est un étranger, même si cet autre est un ennemi. « Tu aimeras l'étranger comme toi-même, car tu as été étranger en terre d’Égypte » dit l'Ancien Testament. « Aime ton ennemi » nous dit Jésus. Logique d'ouverture donc pour agapé. Concernant agapé, il est un fait que ce terme grec a souvent été rattaché au christianisme. Mais ici, je l'emploie vraiment comme étant l'amour universel envers envers tous les êtres humains, et même envers les êtres sensibles que sont nos frères, les animaux. J'emploie aussi agapé comme synonyme de maitri, terme sanskrit qui désigne dans la philosophie bouddhique et indienne l'amour bienveillant sans limite.


       Pour moi, l'amour ne peut pas être qu'éros. Surtout quand cela se transforme en amour-passion, cet amour tempétueux qui bouleverse tout sur son passage. Bien sûr, l'amour-passion est le moteur des grandes œuvres littéraires, de grandes pièces de théâtre ou des grands opéras comme Carmen, Roméo & Juliette ou Le Rouge et le Noir de Stendhal. Mais je ne suis pas sûr que dans la vie réelle, l'amour et la tragédie fasse si bon ménage. En tous cas, je plaide pour une approche eudémoniste de l'amour : l'idée que l'amour est là pour procurer du bonheur à soi-même et tout autour de soi. Et la réflexion sur l'amour a besoin de fixer ce but à l'amour : comment l'amour peut-il faire le plus de bien possible et le moins de dégâts possible ?


      Et concernant éros, un principe moral me semble essentiel. C'est celui que Nicolas de Chamfort (1740-1794) exprimait en ces termes : « Jouis et fais jouir, sans faire de mal, ni à toi, ni à personne, voilà je crois toute la morale ». Il ne s'agit pas seulement de penser à soi-même, à notre propre désir, à notre propre jouissance. Mais aussi de faire preuve d'empathie et de bienveillance : que l'autre puisse connaître le plaisir, la joie, le bien-être grâce à nous, que l'autre ressorte grandi de la rencontre avec nous. L'amour peut être libre, il n'est pas obligatoirement soumis à l'institution du mariage ou même à un engagement de longue durée, mais pour être véritablement libre, il doit s'accompagner de considération envers l'autre, d'empathie et d'un souci profond pour ses intérêts. Je ne dis pas que cela résoudra tous les problèmes : même avec de l'empathie et de la bienveillance, on peut toujours faire souffrir l'autre, ne pas aller dans le sens de ses envies ; mais au moins, devrait-on avoir le souci de ne pas blesser l'autre intentionnellement ou de le manipuler pour le seul plaisir son pouvoir de manipuler les autres. Je pense que la liberté réelle ne peut se produire qu'avec un sens moral développé et une considération pour autrui.


       Et cette liberté ne peut prendre son véritable essor qu'avec agapé ou maitri, un amour bienveillant qui ne se limite pas à telle ou telle personne ou tel ou tel groupe de personnes. Agapé est le véritable oiseau rebelle qui ne s'attache à aucun camp, qui ne s'enferme dans aucune loi des hommes qui viendrait distinguer les amis et les ennemis ; et c'est le véritable enfant de bohème en ce sens que le monde entier est son domaine et au-delà s'il y a un au-delà de ce monde. Éros a quelque chose de cet oiseau rebelle, car il va au-delà des convenances de la société ; mais par contre, il n'arrive pas à s'affranchir de la passion, de l'orgueil, de la jalousie et tout ce qui fait les drames amoureux. Éros est un élan vers cette liberté, mais il retombe dans l'attachement, et souvent cet attachement est source de malheur.



















Autre air célébrissime de Carmen : "Toréador, prends garde à toi"











Voir aussi à propos de l'amour : 




Les différentes formes de l'amour et comment concilier ces différentes formes avec sagesse.











Sur la méditation  de l'amour bienveillant et des Quatre Qualités Incommensurables :


Les Quatre Demeures de Brahmā : amour illimité, compassion illimitée, joie illimité et équanimité illimitée



- Faire rayonner les quatre qualités


Méditation des Quatre Incommensurables




Esprit d’Éveil


     Comment produire l'esprit d’Éveil ou bodhicittaL'esprit d’Éveil est le souhait que tous les êtres soient libérés de la souffrance et deviennent des êtres pleinement éveillés. Les enseignements du lama tibétain Dza Patrül Rimpotché (XIXème siècle). 




Empathie et altruisme

   Développer l'empathie et l'altruisme selon la philosophie bouddhiste









Voir également à propos de la liberté :























Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.


Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.





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