L'attention au corps
Petits conseils de méditation
(Première partie)
D'ordinaire, la spiritualité est présentée comme l'accent mis sur l'esprit au détriment du corps et des choses matérielles. Le mot même de spiritualité vient du latin « spiritus », l'esprit. L'esprit est premier, au moins en importance dans la spiritualité. Il y a bien sûr toutes sortes de spiritualités différentes dans le monde, mais souvent la spiritualité cherche à conforter l'âme, l'esprit et la conscience face aux tentations auxquelles le corps nous soumet. La justification est le plus souvent que le corps est faillible, sujet à la maladie, à la mort, au pourrissement. Même vivant, le vivant ne manque pas de susciter le dégoût quand on voit le sang couler ou les entrailles d'une personne accidentée ou quand on voit toutes les substances impures qui en sortent, toutes les odeurs repoussantes qui en émanent. L'âme ou la conscience semble a contrario lumineuse et pure, une promesse d'éternité face à la mort et la putréfaction qui guette le corps.
Néanmoins, le Bouddha nous indique dans un court soûtra que l'on se tromperait grandement si l'homme spirituel ne nourrissait pas du même scepticisme face à l'esprit après avoir constaté tous les désavantages du corps :
« Même, un individu non-instruit pourrait avoir du dégoût envers son corps matériel, composé des quatre éléments principaux. Pourquoi ? Parce qu'il peut voir le changement, la détérioration et la destruction arrivant à ce corps matériel composé des quatre éléments principaux. Ainsi, il pourrait avoir du dégoût à propos de son corps, il pourrait arrêter son attachement au corps, il pourrait se libérer de son corps.
Cependant (...), un individu non-instruit est incapable d'avoir du dégoût à propos de ce qui est appelée « pensée », « mental » ou « conscience ». Pourquoi ? Parce que, depuis longtemps, l'individu non-instruit a pris l'habitude de chérir, d'admirer cette idée et de s'y attacher : « Ceci est à moi, je suis ceci, ceci est mon Soi ». » (Soûtra de l'homme non-instruit, Samyutta Nikāya, II, 94-95. Toutes les autres citations du Bouddha dans cet article sont tirées du même soûtra.)
Si on rejette le corps comme le centre de notre identité et qu'on rejette l'attachement à notre corps, c'est là une bonne chose pour le Bouddha, mais pas si c'est pour tout de suite après instaurer l'esprit ou la conscience comme centre de cette même identité. Se dire : « je suis cette conscience, cet esprit est Moi, mon âme est le véritable Je, etc... ». Pour le Bouddha, cet attachement à l'esprit est même pire que l'attachement au corps :
« Pourtant, il vaut mieux que cet individu non-instruit concède comme son soi ce corps matériel, composé des quatre éléments principaux au lieu de considérer ce qu'on appelle « pensée », « mental » ou « conscience » comme son Soi. Pourquoi ? Parce que ce corps matériel, composé des quatre éléments principaux persiste un an, deux ans, trois ans, quatre ans, vingt ans, trente ans, quarante ans, cinquante ans, et même il persiste cent ans ou encore plus. Cependant, ce qu'on appelle « pensée », « mental » ou « conscience » change sans cesse, jour et nuit, se produit comme une chose et se disperse comme une autre chose ».
Le corps est impermanent certes : il vieillit, il se dégrade avec l'âge et nous finissons tous par mourir. Cela, tout le monde peut le voir. Mais malgré durant sa période de vie, il conserve une apparence assez similaire : vous ne changez pas du tout au tout en un instant. Vous ne devenez pas très grand ou très petit d'une seconde à l'autre comme Alice au Pays des Merveilles. Vous conservez une apparence relativement stable, et donc le « moi » qu'on accolerait à un corps aurait une certaine durée dans le temps : quelques années, voire quelques dizaines d'années vraisemblablement.
La conscience, elle, change constamment d'apparence : vous pouvez penser à la Chine un moment puis imaginer la Tour Eiffel à Paris l'instant d'après. Vous pouvez philosopher un instant pour devenir la seconde qui suit ce que vous allez manger ce soir. Vous pouvez être très en colère un moment pour être très joyeux le moment d'après. Votre vie mentale est une succession d'instants de pensées très diverses, d'émotions diverses, de souvenirs très divers, d'anticipations de l'avenir diverses, d'images mentales variées. Un kaléidoscope baroque et fort incohérent.
Cette conscience ne peut donc pas être la base solide d'une identité, d'un moi, encore moins d'un Soi avec un grand S. La conscience est comme un singe un peu fou qui bondit de branche en branche et éprouve beaucoup de difficultés à rester en place ne serait-ce que deux instants consécutifs. C'est ce que l'on réalise quand on pratique la méditation : la difficulté à maintenir en place l'attention de notre esprit. Notre esprit part dans tous les sens : un souvenir par ci, une réflexion par là, une émotion qui nous traverse et nous envahit, une crainte qui s'exprime, un remords pour une faute passée, notre ego qui s'enfle d'un coup sous l'effet d'un orgueil démesuré. Et même quand on revient à l'attention, le mental commence à réfléchir sur à quel point on est bien attentif, comment on est un bon méditant, comme c'est génial la méditation... avant de repartir dans d'autres considérations, d'autres jugements, d'autres pensées captivantes, d'autres souvenirs lancinants, d'autres inflations de l'ego, d'autres commentaires sur notre genou qui fait mal, d'autres émotions perturbatrices. Et tout cela nous éloigne bien loin de l'attention encore et encore...
Comme le dit le Bouddha : « Tout comme, ô moines, un singe dans une forêt ou un bois, en se jetant d'arbre en arbre, saisit une branche, puis la laisse et en saisit une autre, de même ce qu'on appelle « pensée », « mental » ou « conscience » change sans cesse, jour et nuit, se produit comme une chose et se disperse comme une autre chose ».
Il en ressort que vous ne pouvez pas vous baser sur l'esprit sur échapper à l'esprit puisque vous êtes plongés dedans. Plongés dans ce flot impétueux et incessant de pensées conflictuelles. C'est pourquoi le Bouddha conseille de pratiquer l'attention au corps. Cette attention au corps pour avoir un piquet qui sera comme un point fixe face au déluge de pensées que provoque l'esprit. Certes, le corps n'est pas entièrement fixe et immuable, il change aussi, le sang coule dans vos veines, votre cœur bat, il se passe un nombre prodigieux de choses dans votre corps à chaque instant, votre corps change certes, mais beaucoup moins que l'esprit qui peut changer complètement d'un instant à l'autre, qui peut être une chose à un moment donné, et tout autre chose l'instant d'après. C'est comme être sur une falaise face à la mer déchaînée. Ce corps est un point fixe relativement au chaos produit par la conscience.
C'est pourquoi le premier des quatre établissements de l'attention prônés par le Bouddha est précisément l'attention au corps. Pour rappel, ces quatre établissements de l'attention sont :
1°) l'attention au corps,
2°) l'attention aux sensations,
3°) l'attention à l'esprit,
4°) l'attention aux objets de l'esprit, aux phénomènes.
L'image que l'on donne souvent en méditation est que l'attention au corps est comme le piquet auquel on attache la vache. La corde est plus ou moins longue selon votre degré de concentration, mais le point important est que l'attention au corps est le centre de la méditation à laquelle on peut revenir quand on s'est égaré dans toutes sortes de pensées et d'émotions.
L'attention au corps, elle-même, est diversifiée : on peut pratiquer par exemple l'attention au va-et-vient de la respiration qui a l'avantage d'associer l'attention à un mouvement, ce qui laisse envisager le flux, le changement, la transformation constante à l’œuvre dans l'univers et dans vous-mêmes tout en étant suffisamment répétitive pour être ce « piquer » dont je parle et qui sert à fixer l'attention. On peut aussi envisager tout le corps, ce qui a le mérite de mettre en valeur le fait que l'on est complètement inattentif, voire dans le déni par rapport à beaucoup de parties de notre corps. On peut aussi être attentif à certaines parties du corps, ce qui se passe au niveau du nombril ou légèrement en dessous, ce que les Japonais appellent le hara. Ce qui intéressant pour observer notre rapport émotionnel au monde. On peut aussi observer les éléments constitutifs de notre corps dans une démarche analytique. On peut observer chaque organe de notre corps, la peau, le sang, les poumons, la rate, etc... On peut aussi observer aussi le caractère mortel de ce corps, voir qu'il n'est finalement rien d'autre qu'un cadavre en devenir.
Mon but ici n'est pas d'être exhaustif concernant l'attention au corps telle que le Bouddha l'a enseignée. Mais de juste rappeler l'intérêt de cette attention au corps et combattre l'idée fausse que la spiritualité consiste à combattre le corps, à s'en détourner pour ne voir que l'esprit ou l'âme. Ce que le Bouddha nous a appris, c'est qu'on gagne à observer minutieusement le corps pour mieux connaître l'esprit. L'un n'est pas complètement séparé de l'autre.
Surtout l'attention au corps permet de prendre conscience d'une chose absolument essentielle : la production interdépendante des phénomènes dans le monde. Comme le dit le Bouddha :
« Le noble disciple bien instruit considère soigneusement et uniquement la production interdépendante en se rappelant :
Ceci est parce que cela est.
Ceci apparaît parce que cela apparaît.
Ceci n'est pas parce que cela n'est pas.
Ceci disparaît parce que cela disparaît. »
Votre corps a besoin d'air pour respirer, il ne peut exister sans toute l'atmosphère tout autour de lui, et les arbres, les végétaux qui produisent l'oxygène que vous respirez. Les arbres ne peuvent pas exister sans la lumière du soleil et l'eau de la pluie, et l'eau de pluie doit son existence aux nuages et aussi au vent qui apporte les nuages... Votre corps a besoin de manger pour subsister, et donc de la production de nourriture, de l'environnement, de la société, etc... Votre corps est, votre corps existe parce que telle ou chose existe qui lui permet d'exister. Votre corps est apparu parce que d'autres êtres ont permis son apparition en ce monde. Et toutes ces causes et conditions feront aussi que vous n'existerez plus un jour ou l'autre, et que la matière de votre corps se transformera en autre chose dans l'univers pour alimenter d'autres phénomènes qui apparaîtront et disparaîtront en vertu de la production interdépendante.
Votre corps est le lieu premier de cette prise de conscience de la production interdépendante. Et vous ne pourrez libérer votre être qu'en comprenant intimement cette gigantesque chaîne de causalité qu'est la production interdépendante. Voilà pourquoi je vous conseille chaudement de ne pas négliger cette attention au corps, mais au contraire, de la pratiquer le plus souvent possible, encore et encore, tout au long de votre existence.
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