Pages

samedi 2 août 2025

Voie du Milieu

 



La Voie du Milieu


Petits conseils de méditation

(Deuxième partie)




Très souvent dans la vie, on voudrait être la personne rêvée par notre idéal ou nos projets. On veut être « quelqu'un ». On veut « se sentir exister ». On veut aussi « se réaliser », littéralement advenir à la réalité, comme si on n'existait pas déjà, comme si on ne baignait pas déjà dans la réalité. Mais évidemment, ce n'est pas l'existence que l'on voulait, notre réalité banale n'est pas celle qu'on rêvait. Il se trouve que l'expérience de la réalité, l'expérience d'être est au cœur de la méditation. Qu'est-ce que la méditation si ce n'est se laisser être pendant un petit bout de temps ?


Voilà pourquoi je voudrais utiliser un soûtra du Bouddha pour éclairer cette question de l’Être dans la méditation. Ce soûtra est le « Kaccāyanagotta Sutta » (Samyutta Nikāya, II, 16-17), du nom de ce grand disciple du Bouddha, Kaccāyana en pâli ou Kātyāyana en sanskrit (on l'appelle aussi souvent dans les textes Mahākātyāyana, Grand Kātyāyana). C'est un texte très court, mais assez crucial dans l'exposition du Dharma par le Bouddha.


Dans ce soûtra, Kaccāyana pose une question au Bouddha : mais qu'est-ce donc que la vue juste ? Rappelons que la vue juste est une des huit branches du Noble Octuple Sentier. Pour rappel, le Noble Octuple Sentier se compose de :

  1. la Vue Juste

  2. la Pensée Juste

  3. l'Action Juste

  4. la Parole Juste

  5. les Moyens d'Existence Justes

  6. l'Effort Juste

  7. l'Attention Juste

  8. la Concentration Juste


La vue juste et la pensée juste relèvent de la sagesse (prajnā). L'action juste, la parole juste et les moyens d'existence justes relèvent de la discipline ou conduite éthique (shila). Et enfin l'effort juste, l'attention juste et la concentration juste relèvent de l'absorption méditative (samādhi). Par rapport à la méditation, l'effort juste, l'attention juste et la concentration juste permettent d'établir shamatha, la quiétude, l'apaisement de l'esprit ; tandis que la vue juste et la pensée juste relèvent plutôt de vipashyanā, la vision profonde, l'établissement de la conscience de la réalité telle qu'elle est au-delà des illusions et des obscurcissements.


Mais qu'est-ce donc alors que la vue juste ou vision juste de la réalité ? Dans le soûtra de Kaccāyana, le Bouddha définit cette vue juste comme un milieu entre ces deux extrêmes que sont d'un part l'existence, l'être, et d'autre part, l'inexistence, le non-être ; le néant. Deux visions fausses : la première, le monde existerait, le monde aurait une substance éternelle. Mais dans ce cas, pourquoi apparaît-il ? Pourquoi disparaît-il ? Il devrait venir du néant. Ou alors, il devrait être là depuis toujours. Mais alors pourquoi cet Être éternel change-t-il au gré des événements ? Où est sa substance éternelle ? Autre vision fausse : le monde n'existerait pas, le monde serait une bulle vide, une inconsistance. Mais alors les choses fantomatiques qui peuplent le monde n'ont pas de raison de disparaître. Des choses qui ont été existantes peuvent-elles devenir soudainement inexistantes ? L’Être peut-il passer au non-Être ?


La véritable nature du monde se situe donc entre l’Être et le non-Être, entre l'existence et le néant. C'est là la vue juste. Signalons que ce soûtra de Kaccāyana est important du point de vue de l'Histoire des idées. Il y a une idée très répandue que cette conception de la vision juste comme une Voie du Milieu entre existence et non-existence remonte aux théories du philosophe Nāgārjuna, grand penseur du bouddhisme du Grand Véhicule. On voit pourtant avec ce Kaccāyanagotta Sutta que ces idées ne sont pas étrangères au bouddhisme ancien.


Les phénomènes de ce monde apparaissent : ils ont une apparence, néanmoins, ils n'ont aucune substance qui pourraient leur donner une existence ultime. Le fait qu'il y ait cette apparence invalide l'idée qu'il n'y a rien : il y a au moins quelque chose qui apparaît. Le fait que ces apparences disparaissent invalide l'idée qu'il y a un Être, une existence ultime derrière ces apparences. C'est là la Voie du Milieu.


Voilà qui est bien. Mais c'est la suite qui est importante du point de vue de la méditation. Comme le dit le Bouddha à Kaccāyana : « Les gens, ô Kaccāyana, se réfugient les plus souvent dans des idées d’appropriation et ils sont habitués à s’attacher aux objets sensoriels. Cependant, l’Être Noble ne se réfugie pas dans des idées d’appropriation, ni ne s’attache aux objets sensoriels en disant : "Ceci est mon Soi", mais il réfléchit : "S’il y a quelque chose qui arrive à exister, ce n’est autre chose que le phénomène appelé souffrance. S’il y a quelque chose qui cesse d’exister, ce n’est autre chose que le phénomène appelé souffrance" »


Si on prend les choses pour réel, si on attribue un Être à ces choses, on aura d'autant plus la tendance à s'attacher à certaines de ces choses du monde. Les choses qui sont plaisantes, ces choses qui nous donnent du pouvoir sur ce monde, des choses qui nous mettent en sécurité. Nous créons de l'attachement à l'égard de ces choses. On veut les posséder, et quand on les a, on a peur de les perdre. Dans la méditation, la solution à cette tendance à la saisie et à l'attachement est le lâcher-prise. Si les choses sont au milieu entre l’Être et le non-Être, vous ne pouvez pas vraiment les posséder, c'est comme vouloir saisir de l'eau entre vos doigts, vous pouvez cesser de vous y agripper et relâcher la pression.


Enfin, cette phrase qui est peut-être le cœur du soûtra : « S’il y a quelque chose qui arrive à exister, ce n’est autre chose que le phénomène appelé souffrance. S’il y a quelque chose qui cesse d’exister, ce n’est autre chose que le phénomène appelé souffrance ». Cette phrase peut semble contre-intuitive : il y a bien des choses qui arrivent à exister et qui sont plaisantes, voire très plaisantes ! Et on est aussi très malheureux de voir disparaître ces choses. Ce qu'il faut bien comprendre de la philosophie du Bouddha, c'est que, dans le samsāra (le cycle des naissances et des morts), même l'existence la plus merveilleuse est conditionnée par la souffrance. Même connaissant un grand bonheur, il y a toutes sortes d'inconvénients majeurs : ce bonheur est d'abord impermanent, il ne dure pas pour toujours. Ce bonheur est relatif : il peut être traversé de toutes sortes de contrariétés, d'ennuis et d'accidents divers qui viennent l'entacher. Et ensuite, dans le bonheur, on crée les liens d'attachement qui viendront par la suite précipiter notre souffrance. Comme si, sur un bateau, on avait attaché la corde de l'ancre à notre jambe. Dans l'instant présent, cela n'a pas de conséquence, mais dès qu'on jette l'ancre, cela précipite notre chute vers les profondeurs.


C'est pourquoi le Bouddha demande à voir tous les phénomènes conditionnés comme étant souffrance. Ce n'est pas que tout soit une torture dans l'existence, loin s'en faut, mais les plaisirs étant imparfaits, fuyants et sources de distraction et d'aveuglements, il vaut mieux voir cela comme insatisfaisant et chercher à s'en détacher le plus tôt possible car le temps nous est compté. C'est pourquoi le Bouddha nous demande de voir chaque apparition de phénomènes comme étant souffrance et la disparition de celui-ci comme la cessation d'une souffrance. Peu importe ici que le phénomène soit agréable ou désagréable.


Cela permet aussi d'aller à l'encontre d'une certaine propension à vouloir être ou vouloir avoir telle ou telle chose. Par exemple, en méditation, je veux connaître la félicité, le calme, je veux atteindre l’Éveil, je veux augmenter mon pouvoir de concentration, je veux expérimenter des états modifiés de conscience, je veux avoir des visions, etc... Je veux être un grand méditant. Aux yeux du Bouddha, même si j'obtiens la félicité, le calme, la concentration, toutes ces belles choses qui apparaissent dans ma conscience sont encore souffrance !


Je devrais plutôt me réjouir de tout ce que je perds ! La cessation des phénomènes pleinement conscientisée est l'annonciation de la cessation de mon attachement à ce monde. Plutôt que chercher encore et encore telle ou telle réalisation, je devrais plutôt accompagner d'un léger sourire toute la colère qui me quitte, l'avidité du pouvoir qui me délaisse, l'animosité qui s'évanouit, le stress qui se relâche et ainsi de suite. Voici le véritable lâcher-prise : ne pas relancer la roue du samsāra indéfiniment, laisser les émotions conflictuelles et les affects négatifs me quitter un à un. En sanskrit, mot « nirvāna » signifie simplement « extinction » : laissons s'éteindre de lui-même ce feu terrible de l'existence !






Loïc Perron, Brumes d'automne en Toscane







Kaccāyanagotta Sutta (Soûtra de Katyayana)

https://lerefletdelalune.blogspot.com/2013/11/kaccayanagotta-sutta.html


Voir également : 


Méditer


- Rien de trop


- Le jeu de la lumineuse vacuité



Rien de certain (Pline l'Ancien & Montaigne)






Rosée que ce monde (Kobayashi Issa)


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire