Discours de Jiddu Krishnamurti, le 2 août 1929.
Ce
matin, nous allons discuter la dissolution de l'Ordre de l'Étoile.
Beaucoup vont être contents, d'autres en seront affligés. Mais il
ne s'agit pas ici de joie ni de tristesse, puisque cette dissolution
est inévitable, comme je vais vous le démontrer.
Peut-être
vous souvenez-vous de l'histoire de la conversation que la diable a
eue avec un ami, quand ils ont vu devant eux un homme s'arrêter,
ramasser quelque chose par terre, le regarder puis le mettre dans sa
poche.Son
ami dit au diable : " Qu'est-ce que cet homme a ramassé
?
– Il a trouvé un morceau de Vérité, lui répondit le
diable.
– Alors ce n'est pas bon pour tes affaires.
–
Mais si, je vais le laisser l'organiser. "
La Vérité
est un pays sans chemins, que l'on ne peut atteindre par aucune route,
quelle qu'elle soit : aucune religion, aucune secte. Tel est mon
point de vue : et je le maintiens d'une façon absolue et
inconditionnelle. La Vérité, étant illimitée, inconditionnée,
inapprochable par quelque sentier que ce soit, ne peut pas être
organisée. On ne devrait donc pas créer d'organisations qui
incitent les hommes à suivre un chemin particulier. Si vous
comprenez bien cela dès le début, vous verrez à quel point il est
impossible d'organiser une croyance. Une croyance est une question
purement individuelle, et vous ne pouvez ni ne devez l'organiser. Si
on l'organise, elle devient une religion, une secte, une chose
cristallisée, morte, que l'on impose à d'autres. C'est ce que tout
le monde essaie de faire. La Vérité est ainsi rétrécie et
transformée en un jouet pour les faibles, pour ceux dont le
mécontentement n'est que momentané. La Vérité ne peut pas être
rabaissée au niveau de l'individu, mais c'est bien plutôt
l'individu qui doit faire l'effort de s'élever jusqu'à elle. On ne
peut pas amener dans la vallée le sommet de la montagne. Si on veut
l'atteindre, il faut prendre par la vallée, grimper les pentes
raides, sans craindre le danger des précipices. Il faut monter vers
la Vérité : elle ne peut pas être abaissée vers vous, organisée
pour vous. Si c'est par son organisation qu'une idée vous a
intéressé, cela prouve que l'intérêt n'était ici qu'extérieur :
l'intérêt qui ne naît pas de l'amour de la Vérité pour elle-même
est sans valeur. L'organisation devient un cadre pour la commodité
des membres qui s'y insèrent. Ils ne s'efforcent plus vers la
Vérité, vers le sommet de la montagne, mais ils se creusent une
niche confortable dans laquelle ils se placent, ou se font placer,
pensant qu'ainsi l'organisation les conduira à la Vérité.
Voilà
la première raison, pour laquelle, à mon point de vue, l'Ordre de
l'Étoile doit être dissous. Malgré quoi, vous allez probablement
fonder quelque autre ordre, vous continuerez à appartenir à
d'autres organisations qui cherchent la Vérité. En ce qui me
concerne, je ne veux appartenir à aucune organisation. Il est bien
entendu que je ne parle pas ici des organisations matérielles,
mécaniques, qui sont utiles, et même indispensables comme par
exemple, si je prends un train pour me mener à Londres, ou si
j'emploie la poste ou le télégraphe. Toutes ces choses ne sont que
des machines, elles n'ont absolument rien à voir avec la
spiritualité. Je le répète, aucune organisation ne peut conduire
les hommes à la vie spirituelle.
Si l'on crée une
organisation dans ce but, elle devient très vite une béquille, une
entrave qui mutile l'individu et l'empêche de croître, d'établir
sa personnalité unique, laquelle réside dans la découverte, pour
lui-même, de cette Vérité absolue, inconditionnée. Telle est la
seconde raison pour laquelle j'ai décidé, puisque je me trouve être
le chef de l'Ordre, de le dissoudre. Personne n'a pesé sur ma
décision. Elle n'a d'ailleurs rien de bien extraordinaire puisque je
ne veux pas de disciples. Dès le moment que l'on suit quelqu'un, on
cesse de suivre la Vérité.
Je ne me préoccupe pas de savoir
le cas que vous faites de ce que je dis. Je veux faire une certaine
chose dans le monde, et je la ferai avec une invariable fixité de
concentration. Je ne veux m'occuper que d'une seule chose essentielle
: libérer l'homme. Le libérer de toutes les cages, de toutes les
craintes, et non pas au contraire fonder une religion, une secte, ni
proposer de nouvelles théories philosophiques.
Vous allez
naturellement me demander pourquoi je parcours le monde en parlant.
Je vais vous le dire.
Ce n'est pas pour être suivi, ce n'est
point par le désir de me composer un groupe spécial de disciples
choisis. Les hommes aiment tellement à se distinguer de leurs
semblables, fût-ce par les différences les plus ridicules, les plus
mesquines, les plus absurdes ! Cette absurdité, je ne veux pas
l'encourager. Je n'ai pas de disciples, je n'ai pas d'apôtres : ni
sur terre, ni dans le domaine de la spiritualité. Ce n'est pas non
plus le désir de l'argent ni de la vie confortable qui me mène. Si
je voulais avoir une vie confortable, je n'irais pas dans des camps,
ni dans des pays humides. Je parle en toute franchise, car je désire
que ces choses soient établies clairement une fois pour toutes. Je
ne veux pas continuer, d'année en année, des discussions
enfantines.
Un journaliste qui m'interviewait trouvait
extraordinaire de dissoudre une organisation composée de milliers et
de milliers de membres. Il disait: " Que ferez-vous ensuite?
Comment vivrez-vous? Vous n'aurez plus personne pour vous suivre, on
ne vous écoutera plus. " Eh bien ! moi je vous dis : "
S'il n'y a que cinq personnes qui veuillent entendre, qui veuillent
vivre, dont les visages soient tournés vers l'éternité, ce sera
suffisant " À quoi cela sert-il d'avoir des milliers de
personnes qui ne comprennent pas, qui, définitivement embaumées
dans leurs préjugés, ne veulent pas la chose neuve, originale, mais
la veulent traduite, ramenée à la mesure de leur individualité
stérile et stagnante ? Je vous parle avec une certaine violence,
mais je vous prie de bien comprendre que ce n'est pas par manque de
compassion. Si vous allez consulter un chirurgien, n'est-ce pas bon
de sa part de vous opérer, même s'il doit vous faire souffrir ?
C'est ainsi que, si je vous parle sans détours, ce n'est point par
manque d'amour, au contraire.
Comme je vous l'ai déjà dit,
je n'ai qu'un but : rendre l'homme libre, l'inciter à la liberté,
l'aider à s'affranchir de toutes les limitations, car cela seulement
lui donnera le bonheur éternel, la réalisation inconditionnée du
soi.
C'est précisément parce que je suis libre,
inconditionné, intégral, parce que je suis la Vérité : non point
partielle, ni relative, mais entière, la Vérité qui est éternelle,
c'est pour cela que je désire que ceux qui cherchent à me
comprendre soient libres, et non pas qu'ils me suivent, non pas
qu'ils fassent de moi une cage qui deviendrait une religion, une
secte. Ils devraient plutôt s'affranchir de toutes les craintes : de
la crainte des religions, de la crainte du salut, de la crainte de la
spiritualité, de la crainte de l'amour, de la crainte de la mort, de
la crainte même de la vie. Comme un artiste qui peint un tableau
parce que son art est à la fois sa joie, son expression, sa gloire,
son épanouissement, c'est ainsi que j'agis, et non pas pour obtenir
quoi que ce soit de qui que ce soit.
Vous êtes habitués à
l'autorité, ou à l'atmosphère de l'autorité : vous attendez
d'elle qu'elle vous fasse accéder à la vie spirituelle. Vous
croyez, vous espérez, qu'un autre, par des pouvoirs extraordinaires
– un miracle – vous transportera dans la région de la liberté
éternelle, qui est le bonheur. Toute votre conception de la vie est
basée sur cette croyance. Voici trois ans que vous m'écoutez sans
que, à part quelques exceptions, aucun changement se soit produit en
vous. Analysez bien ce que je dis, avec un esprit critique, afin de
comprendre pleinement, profondément. Lorsque vous demandez à une
autorité de vous mener à la vie spirituelle, vous êtes
automatiquement obligés de construire une organisation autour de
cette autorité. Et par le fait même de cette organisation, vous
voilà prisonniers comme dans une cage.
Si je parle avec cette
franchise, pensez bien que je ne le fais point par dureté, ni par un
excès d'ardeur dans la poursuite de mon but, mais parce que je veux
que vous me compreniez, car enfin c'est pour cela que vous êtes ici,
et nous perdrions notre temps si je n'expliquais pas clairement,
d'une façon décisive, mon point de vue.
Pendant dix-huit
ans, vous avez tout préparé pour cet événement: la venue de
l'Instructeur du Monde. Pendant dix-huit ans, vous vous êtes
organisés, vous avez attendu quelqu'un qui vienne apporter une
nouvelle joie à votre esprit et à votre coeur, encourager et
transformer votre existence, vous donner un autre entendement, vous
élever à un plan supérieur de la vie, vous rendre libres enfin –
et maintenant, voyez ce qui se passe! Considérez, raisonnez en
vous-mêmes, cherchez si cette croyance vous a rendus différents –
et je ne vous parle pas de cette différence, toute superficielle,
qui consiste à porter des insignes : détail tout à fait mesquin et
absurde.
Cette croyance a-t-elle balayé en vous toutes les
choses non essentielles de la vie? Il n'y a ici qu'un critérium : de
quelle façon êtes-vous plus libres, plus grands, plus dangereux à
l'égard de toutes les sociétés basées sur ce qui est faux et non
essentiel ? En quoi les membres de cette organisation de l'Étoile se
sont-ils transformés?
Comme je l'ai dit, vous avez tout
préparé pour moi pendant dix-huit ans. Il m'est égal que vous
croyiez que je sois ou non l'Instructeur du Monde. Cela est sans
aucune importance. Comme membres de l'Ordre de l'Étoile, vous avez
donné votre sympathie et votre énergie parce que vous admettiez que
Krishnamurti était l'Instructeur du Monde – partiellement ou
totalement : totalement pour ceux qui cherchent en toute bonne foi,
et partiellement pour ceux que satisfont leurs propres demi
vérités.
Donc, vous avez tout préparé pendant dix-huit ans
: voyez cependant combien de difficultés se trouvent encore sur la
voie de votre compréhension, combien de complications, combien de
choses mesquines. Vos préjuges, vos craintes, vos autorités, vos
églises, anciennes et nouvelles, toutes ces choses, je le maintiens,
sont des obstacles à la compréhension. Je ne peux pas vous parler
plus clairement. Je ne veux pas que vous acceptiez mon opinion, mais
que vous me compreniez.
Cette compréhension est nécessaire
parce que votre croyance, au lieu de vous transformer, vous a
compliqués, et que vous n'êtes pas désireux d'envisager les choses
telles qu'elles sont. Vous voulez avoir des dieux à vous: de
nouveaux dieux au lieu des anciens, de nouvelles religions au lieu
des anciennes, de nouvelles formes au lieu des anciennes – tous
également sans valeur, tous des barrières, des limitations, des
béquilles. Vous en êtes là. Au lieu des anciennes différences
spirituelles, vous en avez de nouvelles, de nouvelles formes
d'adoration, au lieu des anciennes. Vous dépendez tous de quelqu'un
pour votre vie spirituelle, de quelqu'un d'autre pour votre bonheur,
et bien que vous ayez tout préparé pour moi pendant dix-huit ans,
lorsque je viens vous dire qu'il faut rejeter tout cela et chercher
en vous-mêmes l'illumination, la gloire, la purification,
l'incorruptibilité du soi, pas un de vous n'accepte de le faire. Ou
du moins très peu, très peu d'entre vous.
Dans ces
conditions, quel besoin d'organisation?
Que ferais-je d'une
suite de gens insincères, hypocrites, moi l'incorporation de la
Vérité ? Encore une fois, je ne veux rien dire de dur ou de peu
charitable, mais nous en sommes à un point où il faut regarder les
choses en face. J'ai dit, l'année dernière, que je n'acceptais
aucun compromis. Bien peu alors m'ont compris. Cette année, je ne
laisse subsister aucun doute. Je ne sais pas combien de milliers de
personnes à travers le monde – des membres de l'Ordre – ont tout
préparé pour moi pendant dix huit ans, et maintenant ils ne veulent
pas écouter sans réserves ce que je dis.
Alors, à quoi bon
une organisation?
Je le répète, mon dessein est de faire des
hommes inconditionnellement libres, car je maintiens que la vie
spirituelle consiste uniquement dans l'incorruptibilité du soi, qui
est éternel; qu'elle est l'harmonie entre la raison et l'amour.
Cela, c'est la vérité absolue, inconditionnée, la Vérité qui est
la vie elle-même. Je veux donc délivrer l'homme, et qu'il se
réjouisse comme un oiseau dans le ciel clair, sans fardeau,
indépendant, extatique au milieu de cette liberté. Et moi, pour qui
vous avez tout préparé pendant ces dix-huit ans, je vous dis qu'il
faut vous affranchir de toutes ces choses, de vos complications, de
vos empêtrements.
Et pour cela, vous n'avez nul besoin d'une
organisation basée sur une croyance d'ordre spirituel. À quoi bon
une organisation pour cinq ou dix personnes dans le monde, pour cinq
ou dix personnes qui comprennent, qui luttent, qui ont rejeté toutes
les mesquineries ? Et quant aux faibles, aucune organisation ne peut
les aider à trouver la Vérité, il faut qu'ils la trouvent en eux :
elle n'est ni loin ni près, elle est éternellement là.
Encore
une fois, aucune organisation ne peut nous rendre libres. Rien, ni
personne, du dehors, n'en est capable : vous n'y parviendrez ni par
un culte officiel, ni par l'immolation de vous-mêmes pour une cause
quelconque, ni par l'accomplissement d'aucune œuvre. Vous employez
une machine à écrire pour votre correspondance, mais il ne vous
vient pas à l'esprit de la mettre sur un autel pour l'adorer. Eh
bien, c'est cela que vous faites lorsqu'une organisation devient
votre principal intérêt. Combien de membres contient votre ordre?"
Voilà la première question que me posent les reporters.
Combien
de personnes vous suivent ? Par leur nombre, nous jugerons si ce que
vous dites est vrai ou faux. " Je ne sais pas combien ils sont
Je ne m'occupe pas de cela. Comme je l'ai dit, s'il y avait un seul
homme délivré, ce serait assez.
Vous gardez l'idée que
seules certaines personnes détiennent la clef du royaume du bonheur.
Mais personne ne la détient. Personne n'en a l'autorité. Cette clef
se trouve dans votre propre moi, et c'est seulement dans le
développement, dans la purification et dans l'incorruptibilité de
ce moi, que réside le royaume de l'éternité. Ainsi vous verrez
combien est absurde tout cet édifice que vous avez construit en
cherchant une aide extérieure, faisant ainsi dépendre des autres ce
réconfort, ce bonheur, et cette force que vous ne pouvez trouver
qu'en vous-mêmes.
Donc à quoi bon une organisation ?
Vous
êtes habitués à ce que l'on vous dise combien vous êtes avancés,
quel est votre degré spirituel. Que c'est puéril ! Sinon vous, qui
donc peut vous dire si vous êtes beau ou laid intérieurement ? Si
vous êtes incorruptible? Allons ! Cela n'est pas sérieux.
À
quoi bon une organisation?
Mais ceux qui vraiment désirent
comprendre, qui s'efforcent de trouver ce qui est éternel, sans
commencement ni fin, ceux-là marcheront ensemble avec une plus
grande ardeur, une plus grande intensité, et seront un danger pour
tout ce qui n'est pas essentiel, pour les irréalités, pour les
ombres. Et ils se concentreront Ils deviendront la flamme, parce
qu'ils auront compris.
C'est ce corps qu'il nous faut créer,
et tel est mon dessein. À cause de cette vraie compréhension, il y
aura une vraie amitié. À cause de cette amitié – que vous ne
semblez pas connaître – il y aura une vraie coopération de la
part de chacun. Et cela, non pas à cause d'une autorité, ni à
cause d'un salut, ni à cause d'une immolation pour un idéal, mais
parce que vous aurez vraiment compris, et que, par conséquent, vous
serez capables de vivre dans l'éternel. C'est là une plus grande
chose que tous les plaisirs, que tous les sacrifices.
Voilà
donc quelques-unes des raisons qui m'ont fait prendre cette décision,
après deux années d'un examen attentif Ce n'est pas à la suite
d'une impulsion momentanée. Je n'ai été persuadé par personne –
je ne me laisse pas persuader en de telles circonstances. Pendant
deux ans, je n'ai pensé qu'à cela, avec soin, avec patience, et
j'ai décidé de dissoudre l'Ordre, puisque je me trouve en être le
chef. Vous pouvez former de nouvelles organisations et attendre
quelqu'un d'autre. Je ne m'en occuperai pas, je ne veux pas créer de
nouvelles cages, ni de nouvelles décorations pour ces cages. Mon
seul souci est de délivrer les hommes, de les rendre libres, libres
d'une façon inconditionnelle, absolue.
Réflexions et commentaires de ce discours ici.
Réflexions et commentaires de ce discours ici.
Weerapong Chaipuck |
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