L'épisode
est restée célèbre dans l'Histoire de la philosophie :
Pyrrhon d’Élis se promène avec son ami Anaxarque d'Abdère le
long d'étangs marécageux. Soudain, Anaxarque glisse et tombe à
l'eau. Pyrrhon continue imperturbablement son chemin comme si rien ne
s'était passé. Anaxarque arrive à sortir de l'eau, on ne sait
comment, soit qu'il y soit parvenu par lui-même ou que des paysans
présents sur les lieux soient venus à la rescousse. Anaxarque,
loin d'en vouloir à son ami indigne, se précipite vers lui pour le
congratuler de sa remarquable indifférence !
Cette
anecdote revèle par sa provocation – on attendrait qu'un sage
vienne en aide à son prochain – un aspect important de la
philosophie sceptique de Pyrrhon d'Elis : l'indifférence à ce
qui se produit dans le monde. L'anecdote elle-même est interprétée
de différentes manières. Un jour, je parlais à un collègue,
professeur de français qui m'expliquait qu'il avait raconté cette
anecdote à ses élèves. Ceux-ci avaient trouvé choquante
l'attitude désinvolte de Pyrrhon. Mais ce professeur voyait une
leçon de géopolitique à tirer de cette petite histoire. Si, au
lieu de se répandre en aide humanitaire et en aide au développement,
on laissait les pays d'Afrique se débrouiller tout seul et résoudre
leurs problèmes par eux-mêmes ?
On
pourrait également voir dans l'attitude de Pyrrhon l'apologie du
« chacun pour soi » du système capitaliste ou la main
invisible d'Adam Smith qui agencerait harmonieusement les égoïsmes
individuels. On ne peut pas écarter absolument ces hypothèses :
avec Pyrrhon, le sceptique, aucune certitude n'est possible !
C'est la moindre des choses pour un sceptique ! Mais il y a un
problème dans cette interprétation : Pyrrhon n'est pas
seulement indifférent à ce qui arrive aux autres, il est aussi
indifférent aux autres. Diogène de Laërce nous le montre
d'ailleurs en train de laver les porcs, exerçant là une tâche
indigne aux hommes libres selon les Grecs. Mais Pyrrhon n'avait cure
de ce qu'on pouvait penser de lui ou de ce qui correspondait à son
statut social. On voit aussi Pyrrhon endurer les douleurs d'une
opération sans réagir. L'anecdote même d'avoir laissé Anaxarque
d'Abdère témoigne de ce que Pyrrhon était à tout le moins
indifférent à son image. Un capitaliste essaye de donner une bonne
image de lui-même, un capitaliste s'habille bien, présente bien, va
à l'église et donne une image de bon père de famille quand bien
même ce ne serait jamais qu'un vernis d'hypocrisie qui cacherait une
réalité bien moins resplendissante : vice caché, vertu
publique, comme dit le proverbe ! Pyrrhon, lui, était
complètement indifférent à ces considérations d'image et de bonne
réputation.
L'interprétation qui fait de Pyrrhon un adepte de l'individualisme
égoïste n'est certainement pas une interprétation juste de ce que
prônait réellement Pyrrhon. Ce que Pyrrhon essaye d'enseigner avec
son attitude indifférente face à Anaxarque, ce n'est certainement
pas le dogme qui veut que l'on défende son seul intérêt égoïste
dans un monde capitaliste. Mais alors qu'essaye-t-il de nous dire ?
Diogène
de Laërce, l'auteur dans l'Antiquité d'une somme intitulée « La
vie et les doctrines des philosophes illustres » (à ne pas
confondre avec Diogène de Sinope, dit Diogène le Chien, le
fondateur du cynisme), achève sa notice sur Pyrrhon (livre IX)en
nous disant : « Certains disent que les sceptiques
désignent l'insensibilité comme la fin, et d'autres la douceur ».
Cette
hypothèse de la douceur est essentielle. Et si l'indifférence
pyrrhonienne était une forme de la douceur ? Et si cette
non-intervention dans le monde n'était pas une conséquence de
l'insensibilité, mais plutôt l'infini respect qui laisse les autres
se développer à leur rythme. Il y a souvent de l'agression et du
mépris condescendance dans l'interventionnisme à tout crin. Quand
on aide les autres, on envoie constamment le message :
« Regardez, je suis en train d'aider le petit pauvre ».
Je profite de ce que j'aide les autres pour me mettre en avant, mais
en plus je réduis l'autre au statut d'assisté, de petit pauvre, de
celui qui est incapable de s'en sortir par soi-même. Dans cette
perspective, aider les autres revient à une prise de pouvoir et un
acte de conquête. En 2004, il y eut un gigantesque tsunami qui a
dévasté les côtes de la Thaïlande, du Sri Lanka, de l'Indonésie
et de l'Inde. L'aide internationale est très vite venue pour aider
les régions sinistrées, mais l'Inde a catégoriquement refusé
cette aide internationale, car elle connaissait le prix à payer pour
cette « aide ».
L'indifférence
peut dès lors être vue comme de la douceur en ce qu'elle ne cherche pas à
prendre le contrôle et à marquer une différence de qualité envers
la personne assistée. Il n'y a plus d'un côté celui qui aide et
qui est valorisé, et celui qui est aidé et qui est dévalorisé par la pitié ou la condescendance.
L'indifférence pyrrhonienne peut ainsi être rapprochée du wuwei 無為,
le non-agir des taoïstes chinois. Laisser les choses suivre leur
cours sans les forcer par notre volonté. Le philosophe confucéen
Mencius racontait l'histoire de l'idiot de Song : un jour, ce
dernier a eu l'idée de faire pousser plus vite les plantes de son
champs. Il passa donc sa journée à aider ses plantes en les tirant
pour les faire grandir plus vite. Le soir venu, il rentra chez lui,
exténué, et il dit à son fils : « Aujourd'hui, j'ai
bien travaillé : j'ai aidé les plants de blé à grandir plus
vite ». Le fils courut au champs, mais trop tard, la plantation
était ravagée du fait de « l'aide » de l'idiot de
Song ! L'indifférence eut mieux valu dans une telle circonstance !
Ne
pas imposer aux autres sa vérité et son bien est aussi une forme de
douceur. Cela revient à les laisser chercher eux-mêmes se faire
leurs propres idées ! L'indifférence pyrrhonienne laisse les
gens être ce qu'ils sont et les laisse penser ce qu'ils veulent
penser. Cela laisse les gens libres et sans contraintes. En ce sens,
l'indifférence amène plus de douceur dans la société. Est-ce que
pour autant l'indifférence est la panacée ? Bien sûr que non,
il faut bien se garder d'une approche dogmatique de l'indifférence.
Prétendre que l'indifférence serait le seule approche éthique
véritable irait à l'encontre de la douceur et de l'attitude
fondamentale des sceptiques qui est de ne rien considérer comme
absolument certain. Quand Pyrrhon a laissé tomber Anaxarque dans son
étang, il ne cherchait pas à faire de son comportement un modèle
pour les générations à venir, mais il cherchait plutôt à nous
provoquer en douceur, à nous interpeller sur nos certitudes quant à
ce que l'on doit faire et ce que l'on ne doit pas faire. A moins
qu'il ait été complètement indifférent à nos questionnements ...
Bai Wenshu, le 29 octobre 2014
Sur la parabole de l'idiot de Song chez Mencius, voir : Un débat pédagogique dans le confucianisme antique
Textes et essais sur la philosophie gréco-romaine ici.
Bai Wenshu, le 29 octobre 2014
Sur la parabole de l'idiot de Song chez Mencius, voir : Un débat pédagogique dans le confucianisme antique
Textes et essais sur la philosophie gréco-romaine ici.
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