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jeudi 15 janvier 2015

Sur mon portrait

Sur mon portrait

Le lac froid sur mille lieues détrempe la teinte du ciel.
Soir paisible : un poisson aux écailles chatoyantes
Plonge jusqu'au fond et puis va
Et vient ici et là ; la flèche envenime la plaie.
Sans fin, la surface de l'eau lustre l'éclat de la lune.


Dôgen Zenji (1200-1253), Poèmes chinois de l'Eihei Kôroku.







    Quand un peintre veut faire son auto-portrait, il lui faut avoir recours à un miroir pour pouvoir distinguer les traits de son visage. Dôgen lui regarde son reflet dans l'eau froide d'un lac. Cela pourrait faire penser à Narcisse qui avait contemplé lui aussi son portrait dans les reflets d'un cours d'eau. Pourtant, toute similitude s'arrête immédiatement là : Narcisse est obsédé par la beauté de sa personne. Dôgen, fidèle à son principe d'abandonner et le corps et l'esprit, voit le ciel se refléter dans le lac, et la dualité entre le ciel et lui-même a cessé d'exister pour quelqu'un immergé dans l'absorption méditative, le dhyâna.

    Cette contemplation de soi-même comme non-séparation de soi et du monde environnant a quelque chose de particulièrement apaisant. « Soir paisible... » nous dit Dôgen. En effet, le fait de ne pas être centré sur sa seule petite personne permet de relativiser grandement ses problèmes personnels et de s'apaiser. La personne narcissique, au contraire, toujours à s'observer et à se chérir soi-même prend chaque contrariété de la vie pour une montagne. Le moindre regard de travers, la moindre parole malheureuse devient l'occasion de se lamenter, se tracasser et de ruminer son malheur et son ressentiment.

    Comme le dit Dôgen dans le Genjôkoan : « Étudier la Voie du Bouddha, c'est s'étudier soi-même. S'étudier soi-même, c'est s'oublier soi-même ». Étudier notre personne, ce que nous sommes, ce n'est pas pour devenir obsédé par soi-même, mais comprendre que nous n'existons qu'en interdépendance avec l'ensemble des êtres et notre milieu naturel. Passant dès lors quelques moments au bord d'un lac ou au bord d'une rivière, on peut pratiquer la méditation du Bouddha dont le premier stade, shamatha, consiste justement à apaiser l'esprit en laissant passer toutes les pensées et toutes les agitations de l'esprit et revenir sans cesse à la conscience de notre corps, notamment en focalisant notre attention sur le va-et-vient de notre respiration.

    Dans cette état de quiétude où l'esprit reflète l'esprit infini traversé de pensées, de souvenirs et d'émotions comme le lac dont la surface reflète le ciel avec ses nuages blanc ou gris et ses éclairs sans pour autant s'attacher à ces phénomènes météorologiques. La conscience du méditant est alors comme ce poisson aux écailles chatoyantes qui plonge dans les dhyâna, les états d'absorption méditatives de plus en plus intenses. Ce poisson va et vient dans les profondeurs de notre esprit et prend d'autant plus de couleurs qu'il connaît la béatitude de la méditation.

     Pourtant, dans ce tableau idyllique de paix et de sérénité, Dôgen parle d'une flèche qui s'est fiché dans le poisson aux écailles chatoyantes et qui envenime la plaie. C'est là une référence que le Bouddha emploie dans les soutras. Imaginons un homme qui a été touché par une flèche. Celui-ci ne veut pas qu'on lui retire la flèche tant qu'on ne lui a pas dit d'où venait la flèche, qui a tiré la flèche, de quelle caste était était le tireur et de quel bois est fait la flèche, de quelle matière est la pointe. Il pourra bien entendu mourir sans qu'on ait fini de lui répondre et surtout avant qu'on lui ai retiré la dite flèche ! Notre condition existentielle est semblable en ce que nous voulons à tout prix connaître les réponses aux grandes questions métaphysiques qui sont hors de portée de notre entendement : par exemple, qui a créé le monde ? Y a-t-il des dieux ? Combien sont-ils ? L'univers est-il éternel ou non ? Est-il fini ou non ? Le corps et l'âme sont-ils deux choses distinctes ou une seule ? Le problème n'est pas de répondre à ces problèmes métaphysiques, mais bien de résoudre le problème de la souffrance de manière définitive et entière.

    Ce qu'évoque Dôgen, c'est également le problème de la souffrance ; et dans l'esprit du Bouddha, il insiste sur le fait que les états d'absorption méditative, les dhyâna (ou jhâna en langue pâlie), sont certes de profondes expériences qui permettent au méditant de se mouvoir dans les profondeurs de la conscience et de connaître une grande béatitude. Mais pour autant, ces états d'absorption méditative sont encore liées à l'existence. Bien sûr, elles élèvent l'esprit vers les mondes divins de la Forme, voire même de la Sans-Forme. Mais ces mondes divins sont encore liés de manière subtile à la souffrance et à l'impermanence des choses. Tôt ou tard, on redescend de ces états divins. Pour le Bouddha, « seul le Nirvâna est la paix ».


   Il faudra donc se détacher même de ce poisson multicolore aux écailles chatoyantes qu'est la conscience plongée en samadhi et laisser la lueur de l’Éveil se manifester dans la conscience, symbolisée ici par la clarté de la lune que l'eau de l'esprit semble lustrer sans pour autant chercher à s'y attacher.       

    Puisse l’Éveil être pour vous une lueur dans l'obscurité comme le reflet de la lune dans l'eau du lac.







On trouvera une traduction des poèmes de l'Eihei Kôroku dans : Jacques Brosse, Polir la lune et labourer les nuages, Albin Michel/Spiritualités vivantes, Paris, 1998, pp. 245-252.


Autour de Dôgen Zenji sur Le Reflet de la Lune :

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                   - éveil et reflet de la lune

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3 commentaires:

  1. soir paisible..... oui puisse l 'éveil être pour nous ,pour moi, une lueur dans l'obscurité comme le reflet de la lune dans l'eau d'un lac. Bien à vous et merci : Chloé

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  2. Nuit paisible pour vous reflétée dans les eaux du lac Léman...

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