L'objet
perçu aussi est une image de l'esprit,
Comme
le reflet d'une belle forme dans un miroir.
Ce
qui, non duel, est duellement perçu
N'est
que le fruit d'habitudes et d'imprégnations immémoriales.
Car
bien que l'esprit et le rêve soient indissociables,
Pour
celui qui est saoul de sommeil, le rêve est comme une apparence.
Sachez
qu'en réalité on ne peut les séparer.
Longchenpa,
La liberté naturelle de l'esprit, traduction et préface de
Philippe Cornu, éd. Du Seuil / Points Sagesse, Paris, 1994, p. 207.
Un jour, une photo, Plateau de Caussols |
Quand
je perçois un arbre devant moi (je prends un arbre tout comme je
pourrais choisir n'importe quel objet, n'importe quel son, n'importe
quelle senteur...), j'ai la très forte impression d'être confronté
à la réalité tangible de l'arbre. Non seulement je vois l'arbre,
mais je peux le toucher, éprouver sa masse, sa dureté, sa rugosité,
faire peser mon poids sur lui.... Il y a d'un côté un objet, ici
mon arbre, et de l'autre moi-même, le sujet de mon expérience.
C'est la dualité : un gouffre qui sépare le sujet de son objet
qu'il perçoit. Et cette dualité a toutes les apparences d'une
évidence. Mais justement la philosophie bouddhique questionne cette
évidence.
Quand
je perçois un arbre, il y a tout un processus de perception qui va
du moment où j'entre en contact avec l'objet perçu jusqu'au moment
je prends conscience de ce que je viens de percevoir. Dans les termes
de l'analyse bouddhique, il y a premièrement un contact entre trois
sphères :
-
1°) La forme perçue, l'organe des sens et une conscience
sensorielle, c'est-à-dire une conscience qui est liée à une
faculté sensorielle. Le bouddhisme ne reconnaît de conscience qui
serait une entité unique et permanente qui percevrait les objets
visuels, les sons et les saveurs tout comme, pour reprendre une image
traditionnelle hindoue, une danseuse peut effectuer toutes sortes de
pas de danse sans pour autant cesser d'être une danseuse. Dans le
bouddhisme, la conscience auditive ne voit pas et la conscience
visuelle ne sent pas, n'entend pas. C'est la succession incessante et
très rapide d'instant de consciences sensorielles, qui donne ce
sentiment d'être doté en son être le plus profond d'une conscience
unique, la même qui s'appliquerait à tous les objets de la
perception qu'il soit visuel, auditif, olfactif, gustatif, corporel
ou mental. Mais c'est là une illusion . Il y a donc une conscience
sensorielle, un objet des sens et un organe de sens qui se
rencontrent dans ce qu'on appelle l'agrégat de la forme.
-
2°) Cette rencontre des trois sphères suscite une sensation. Cette
sensation peut être plaisante, neutre ou déplaisante. C'est
l'agrégat de la sensation.
-
3°) Cet objet ressenti est reconnu et identifié pour ce qu'il est.
C'est l'agrégat de la perception.
-
4°) Une réaction s'élève par rapport à cet objet ; une
intention se fait jour le concernant. On peut vouloir s'en emparer,
s'en écarter, le fuir, le détruire ou rester neutre par rapport à
lui. C'est l'agrégat de la formation mentale.
-
5°) Enfin, on prend conscience de cette expérience sensorielle.
C'est l'agrégat de la
À
ce dernier stade, la conscience n'est pas la conscience d'un objet,
mais plus exactement la conscience de l'image d'un objet. Il faut un
certain temps pour que l'information remonte de l'agrégat de la
forme où une rencontre se forme entre les trois sphères jusqu'à
l'agrégat de la conscience qui enregistre la scène, mais n'est pas
la scène elle-même. De manière similaire, ce qu'on voit dans un
miroir n'est pas son propre visage, mais le reflet de son visage
reflété par le miroir.
L'objet
lui-même n'existe plus quand on arrive au stade de l'agrégat de la
conscience. La conscience peut être vue dès lors comme le cimetière
des événements qui viennent de se produire à l'instant. Bien sûr,
l'arbre que je vois et dont je prends conscience est toujours là
devant moi quand j'en prends conscience ; mais ce n'est plus
exactement l'arbre que j'ai perçu dans l'instant où je l'ai perçu.
Cet arbre, comme tout autre objet dans l'univers d'ailleurs, se
transforme d'instant en instant même si l'apparence de l'arbre
semble stable : l'arbre présente une activité cellulaire
incessante comme tout être être vivant, la sève se meut en lui. En
outre, ses molécules s'agitent et vibrent en lui même si c'est
complètement imperceptible pour nous ; au sein des atomes, les
électrons tournent constamment autour du noyau. Donc cet instant qui
a vu ma conscience sensorielle s'engager vers un objet des sens au
moyen d'un organe des sens n'est plus quand un autre moment de
conscience enregistre mon expérience. L'objet perçu n'est qu'une
image dans mon esprit.
Il
ressort de cela deux thèses : une thèse minimale qui est de
dire que la conscience est beaucoup plus impliquée dans l'expérience
qu'il n'y paraît à première vue. À
tous les stades des agrégats, la conscience est présente sous une
forme ou sous une autre et, in fine, l'objet perçu n'est jamais
qu'une image au sein de la conscience. La dualité en prend un coup ;
on ne peut plus dire de manière péremptoire : « voici la
conscience, voilà ce dont on prend conscience ; voici un sujet,
voilà un objet, et la frontière peut être aisément tracée ».
La conscience n'est pas seulement le réceptacle passif de
l'expérience ; mais elle s'engage dans l'expérience, elle
l'oriente et la façonne.
La
thèse maximale défendue dans le bouddhisme par l'école Cittamâtra,
école de « l'Esprit Seulement » est de dire que l'objet
lui-même n'est qu'une création de l'esprit. Bien sûr, nous avons
la conviction intime du contraire : il y a des objets extérieurs
à nous-mêmes, extérieurs à notre conscience ; mais les
philosophes de l'Esprit Seulement expliquent que, l'esprit plongé
depuis la nuit des temps dans l'ignorance, il en est venu à ne plus
se reconnaître lui-même. Toute notre vie et durant d'incalculables
vies antérieures, nous avons adhéré à cette illusion de la
dualité, nous l'avons renforcé par nos croyances, nos
comportements, nos jugements. Cela a crée une habitude très forte
dont il est très difficile de se départir.
On
peut comparer cela au rêve : quand nous vivons le rêve, nous
avons l'impression d'être confronté à des événements bien réels
qui suscitent de véritables émotions. Par exemple, si vous rêvez
de l'amour de votre vie, vous allez être emporté par l'euphorie du
désir ; si, au contraire au cours d'un cauchemar, vous êtes
poursuivis par une bête monstrueuse, vous allez réellement céder à
la panique. Pourtant, dès que vous vous réveillez, vous savez que
cela n'était qu'un rêve produit par votre esprit ensommeillé. Il
n'y avait pas d'objet extérieur à vous-mêmes. En état de veille,
c'est la même chose : sujet conscient et objet perçu ne sont
pas séparés distinctement. Ils appartiennent à la même conscience
non-duelle, mais il faudra une longue pratique spirituelle et
méditative pour le réaliser pleinement car les habitudes et les
imprégnations sont fortement inscrites dans notre mental sous forme
de tendance inconscientes. Par ailleurs, tous les êtres sensibles
autour de nous adhèrent à la même croyance de la dualité. Il faut
donc un long chemin pour s'extirper de cette dualité et accéder à
une vision plus large qui dépasse le petit « moi ».
Un jour, une photo |
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