Pages

dimanche 23 août 2015

Ce qui, non duel, est duellement perçu

L'objet perçu aussi est une image de l'esprit,
Comme le reflet d'une belle forme dans un miroir.
Ce qui, non duel, est duellement perçu
N'est que le fruit d'habitudes et d'imprégnations immémoriales.
Car bien que l'esprit et le rêve soient indissociables,
Pour celui qui est saoul de sommeil, le rêve est comme une apparence.
Sachez qu'en réalité on ne peut les séparer.


Longchenpa, La liberté naturelle de l'esprit, traduction et préface de Philippe Cornu, éd. Du Seuil / Points Sagesse, Paris, 1994, p. 207.


Un jour, une photo, Plateau de Caussols



      Quand je perçois un arbre devant moi (je prends un arbre tout comme je pourrais choisir n'importe quel objet, n'importe quel son, n'importe quelle senteur...), j'ai la très forte impression d'être confronté à la réalité tangible de l'arbre. Non seulement je vois l'arbre, mais je peux le toucher, éprouver sa masse, sa dureté, sa rugosité, faire peser mon poids sur lui.... Il y a d'un côté un objet, ici mon arbre, et de l'autre moi-même, le sujet de mon expérience. C'est la dualité : un gouffre qui sépare le sujet de son objet qu'il perçoit. Et cette dualité a toutes les apparences d'une évidence. Mais justement la philosophie bouddhique questionne cette évidence.

    Quand je perçois un arbre, il y a tout un processus de perception qui va du moment où j'entre en contact avec l'objet perçu jusqu'au moment je prends conscience de ce que je viens de percevoir. Dans les termes de l'analyse bouddhique, il y a premièrement un contact entre trois sphères :
- 1°) La forme perçue, l'organe des sens et une conscience sensorielle, c'est-à-dire une conscience qui est liée à une faculté sensorielle. Le bouddhisme ne reconnaît de conscience qui serait une entité unique et permanente qui percevrait les objets visuels, les sons et les saveurs tout comme, pour reprendre une image traditionnelle hindoue, une danseuse peut effectuer toutes sortes de pas de danse sans pour autant cesser d'être une danseuse. Dans le bouddhisme, la conscience auditive ne voit pas et la conscience visuelle ne sent pas, n'entend pas. C'est la succession incessante et très rapide d'instant de consciences sensorielles, qui donne ce sentiment d'être doté en son être le plus profond d'une conscience unique, la même qui s'appliquerait à tous les objets de la perception qu'il soit visuel, auditif, olfactif, gustatif, corporel ou mental. Mais c'est là une illusion . Il y a donc une conscience sensorielle, un objet des sens et un organe de sens qui se rencontrent dans ce qu'on appelle l'agrégat de la forme.
- 2°) Cette rencontre des trois sphères suscite une sensation. Cette sensation peut être plaisante, neutre ou déplaisante. C'est l'agrégat de la sensation.
- 3°) Cet objet ressenti est reconnu et identifié pour ce qu'il est. C'est l'agrégat de la perception.
- 4°) Une réaction s'élève par rapport à cet objet ; une intention se fait jour le concernant. On peut vouloir s'en emparer, s'en écarter, le fuir, le détruire ou rester neutre par rapport à lui. C'est l'agrégat de la formation mentale.
- 5°) Enfin, on prend conscience de cette expérience sensorielle. C'est l'agrégat de la
À ce dernier stade, la conscience n'est pas la conscience d'un objet, mais plus exactement la conscience de l'image d'un objet. Il faut un certain temps pour que l'information remonte de l'agrégat de la forme où une rencontre se forme entre les trois sphères jusqu'à l'agrégat de la conscience qui enregistre la scène, mais n'est pas la scène elle-même. De manière similaire, ce qu'on voit dans un miroir n'est pas son propre visage, mais le reflet de son visage reflété par le miroir.

      L'objet lui-même n'existe plus quand on arrive au stade de l'agrégat de la conscience. La conscience peut être vue dès lors comme le cimetière des événements qui viennent de se produire à l'instant. Bien sûr, l'arbre que je vois et dont je prends conscience est toujours là devant moi quand j'en prends conscience ; mais ce n'est plus exactement l'arbre que j'ai perçu dans l'instant où je l'ai perçu. Cet arbre, comme tout autre objet dans l'univers d'ailleurs, se transforme d'instant en instant même si l'apparence de l'arbre semble stable : l'arbre présente une activité cellulaire incessante comme tout être être vivant, la sève se meut en lui. En outre, ses molécules s'agitent et vibrent en lui même si c'est complètement imperceptible pour nous ; au sein des atomes, les électrons tournent constamment autour du noyau. Donc cet instant qui a vu ma conscience sensorielle s'engager vers un objet des sens au moyen d'un organe des sens n'est plus quand un autre moment de conscience enregistre mon expérience. L'objet perçu n'est qu'une image dans mon esprit.

       Il ressort de cela deux thèses : une thèse minimale qui est de dire que la conscience est beaucoup plus impliquée dans l'expérience qu'il n'y paraît à première vue. À tous les stades des agrégats, la conscience est présente sous une forme ou sous une autre et, in fine, l'objet perçu n'est jamais qu'une image au sein de la conscience. La dualité en prend un coup ; on ne peut plus dire de manière péremptoire : « voici la conscience, voilà ce dont on prend conscience ; voici un sujet, voilà un objet, et la frontière peut être aisément tracée ». La conscience n'est pas seulement le réceptacle passif de l'expérience ; mais elle s'engage dans l'expérience, elle l'oriente et la façonne.

      La thèse maximale défendue dans le bouddhisme par l'école Cittamâtra, école de « l'Esprit Seulement » est de dire que l'objet lui-même n'est qu'une création de l'esprit. Bien sûr, nous avons la conviction intime du contraire : il y a des objets extérieurs à nous-mêmes, extérieurs à notre conscience ; mais les philosophes de l'Esprit Seulement expliquent que, l'esprit plongé depuis la nuit des temps dans l'ignorance, il en est venu à ne plus se reconnaître lui-même. Toute notre vie et durant d'incalculables vies antérieures, nous avons adhéré à cette illusion de la dualité, nous l'avons renforcé par nos croyances, nos comportements, nos jugements. Cela a crée une habitude très forte dont il est très difficile de se départir.


       On peut comparer cela au rêve : quand nous vivons le rêve, nous avons l'impression d'être confronté à des événements bien réels qui suscitent de véritables émotions. Par exemple, si vous rêvez de l'amour de votre vie, vous allez être emporté par l'euphorie du désir ; si, au contraire au cours d'un cauchemar, vous êtes poursuivis par une bête monstrueuse, vous allez réellement céder à la panique. Pourtant, dès que vous vous réveillez, vous savez que cela n'était qu'un rêve produit par votre esprit ensommeillé. Il n'y avait pas d'objet extérieur à vous-mêmes. En état de veille, c'est la même chose : sujet conscient et objet perçu ne sont pas séparés distinctement. Ils appartiennent à la même conscience non-duelle, mais il faudra une longue pratique spirituelle et méditative pour le réaliser pleinement car les habitudes et les imprégnations sont fortement inscrites dans notre mental sous forme de tendance inconscientes. Par ailleurs, tous les êtres sensibles autour de nous adhèrent à la même croyance de la dualité. Il faut donc un long chemin pour s'extirper de cette dualité et accéder à une vision plus large qui dépasse le petit « moi ».



Un jour, une photo


Plus de détails sur les cinq agrégats de l'expérience ici et 



Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.

Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire