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vendredi 24 juin 2016

Le jeu des feuillages et de la lumière





Ce jardin de l'autre côté de la fenêtre, je n'en vois que les murs. Et ces quelques feuillages où coule la lumière. Plus haut, c'est encore les feuillages. Plus haut, c'est le soleil. 

Et de toute cette jubilation de l'air que l'on sent au dehors, de toute cette joie épandue sur le monde, je ne perçois que des ombres de feuillages qui jouent sur les rideaux blancs. 

Cinq rayons de soleil aussi qui déversent patiemment dans la pièce un parfum blond d'herbes séchées. Une brise, et les ombres s'animent sur le rideau. Qu'un nuage couvre, puis découvre le soleil, et voici que de l'ombre surgit le jaune éclatant de ce vase de mimosas. 

Il suffit : cette seule lueur naissante et me voici inondé d'une joie confuse et étourdissante.

Prisonnier de la caverne, me voici seul en face de l'ombre du monde. Après-midi de janvier. Mais le froid reste au fond de l'air. Partout une pellicule de soleil qui craquerait sous l'ongle, mais qui revêt toutes choses d'un éternel sourire. 

Qui suis-je et que puis-je faire — sinon entrer dans le jeu des feuillages et de la lumière. Être ce rayon de soleil où ma cigarette se consume, cette douceur et cette passion discrète qui respire dans l'air. 


Si j'essaie de m'atteindre, c'est tout au fond de cette lumière . Et si je tente de comprendre et de savourer cette délicate saveur qui livre le secret du monde, c'est moi-même que je trouve au fond de l'univers. 

Moi-même, c'est-à-dire cette extrême émotion qui me délivre du décor. Tout à l'heure, d'autres choses et les hommes me reprendront.

Mais laissez-moi découper cette minute dans l'étoffe du temps, comme d'autres laissent une fleur entre les pages. Ils y enferment une promenade où l'amour les a effleurés. Et moi aussi, je me promène, mais c'est un dieu qui me caresse.

La vie est courte et c'est péché que de perdre son temps. Je perds mon temps pendant tout le jour et les autres disent que je suis très actif. Aujourd'hui c'est une halte et mon cœur s'en va à la rencontre de lui-même.

Si une angoisse encore m'étreint, c'est de sentir cet impalpable instant glisser entre mes doigts comme les perles du mercure. 

Laissez donc ceux qui veulent se séparer du monde. Je ne me plains plus puisque je me regarde naître. Je suis heureux dans ce monde, car mon royaume est de ce monde. 

Nuage qui passe et instant qui pâlit. Mort de moi-même à moi-même. Le livre s'ouvre à une page aimée. Qu'elle est fade aujourd'hui en présence du livre du monde.

Est-il vrai que j'ai souffert, n'est-il pas vrai que je souffre ; et que cette souffrance me grise parce qu'elle est ce soleil et ces ombres, cette chaleur et ce froid que l'on sent très loin, tout au fond de l'air.

Vais-je me demander si quelque chose meurt et si les hommes souffrent puisque tout est écrit dans cette fenêtre où le ciel déverse sa plénitude. 

Je peux dire et je dirai tout à l'heure que ce qui compte est d'être humain, simple. Non, ce qui compte est d'être vrai et alors tout s'y inscrit, l'humanité et la simplicité. Et quand suis-je plus vrai et plus transparent que lorsque je suis le monde ?

Instant d'adorable silence. Les hommes se sont tus. Mais le chant du monde s’élève et moi, enchaîné au fond de la caverne, je suis comblé avant d'avoir désiré.

L'éternité est là et moi je l'espérais. Maintenant je puis parler. Je ne sais pas ce que je pourrais souhaiter de mieux que cette continuelle présence de moi-même à moi-même. 

Ce n'est pas d'être heureux que je souhaite maintenant, mais seulement d'être conscient.

On se croit retranché du monde, mais il suffit qu'un olivier se dresse dans la poussière dorée, il suffit de quelques plages éblouissantes sous le soleil du matin, pour qu'on sente en soi fondre cette résistance. 

Ainsi de moi. Je prends conscience des possibilités dont je suis responsable. Chaque minute de vie porte en elle sa valeur de miracle et son visage d'éternelle jeunesse."

Albert Camus, Extrait de « Carnets I. — Mai 1935 – Février 1942.





Léa Ciari












     Je trouve ce texte d'Albert Camus vraiment très beau. Camus situe d'emblée toute métaphysique dans la présence au monde. C'est en s'ouvrant à la conscience des ondoiements et des miroitements de la Nature que l'on peut comprendre vraiment l’Être des choses. Camus fait implicitement référence à ce qui est le texte manifestement le plus célèbre de la métaphysique occidentale : le mythe de la caverne de Platon que l'on trouve dans la République. Rappelons quel est ce mythe de la caverne : Platon raconte l'histoire d'hommes enfermés dans une caverne sombre, attachés et ligotés fermement face à une paroi où ils peuvent voir les ombres projetées par des sombres conspirateurs qui ne cherchent qu'à abuser de notre bonne foi. Les prisonniers pensent que ces ombres projetés sur la paroi de la caverne sont la réalité. Platon dit que nous sommes semblables à ces prisonniers de la caverne. Nous sommes enfermés dans ce monde sensible imparfait, alors que le ciel des Idées transcende ce monde ; et tous les objets matériels de ce monde ne sont jamais que des ombres des Idées. L'acte philosophique consiste donc pour Platon à sortir des croyances de ce monde sensible pour contempler le ciel des Idées. Sortir de la caverne pour contempler le ciel.


     Or Camus regarde l'ombre que forment les feuilles de l'arbre sur les rideaux de la maison, et cela le met en position de percevoir un autre rapport au monde et de sentir la jubilation d'être au monde, de participer à l'être de ce monde, et non pas à tel ou tel projet dans ce monde : « Et de toute cette jubilation de l'air que l'on sent au dehors, de toute cette joie épandue sur le monde, je ne perçois que des ombres de feuillages qui jouent sur les rideaux blancs ». L'ombre des feuillages évoque à Camus l'ombre de la caverne car l'ombre des feuillages, qui s'esquisse dans l'instant présent et qui ondule présentement sur les rideaux blancs est un révélateur existentiel qui indique autre chose, mais finalement très différemment des ombres de la caverne de Platon. Pour Platon, il faut détourner son regard des ombres, se délivrer et regarder dehors, au grand air, la lumière du soleil, c'est-à-dire la lumière de la Vérité qui transcende ce monde. Pour Camus, les ombres que font le feuillage permettent à Camus d'envisager les jeux de l'ombre et de la lumière et par là-même regarder le monde avec un regard neuf, non pas un regard en-dehors de ce monde, mais un regard de ce monde qui sait intimement qu'il fait partie de ce monde, qui se réjouit de faire partie de ce monde et qui se sent relié à ce monde : « Qui suis-je et que puis-je faire — sinon entrer dans le jeu des feuillages et de la lumière. Être ce rayon de soleil où ma cigarette se consume, cette douceur et cette passion discrète qui respire dans l'air. ? »


      Il s'agit d'être présent au monde et d'avoir la capacité de s'émerveiller de ce monde, même quand il n'y a rien de spécialement grandiose. « Laissez donc ceux qui veulent se séparer du monde. Je ne me plains plus puisque je me regarde naître. Je suis heureux dans ce monde, car mon royaume est de ce monde. Nuage qui passe et instant qui pâlit. Mort de moi-même à moi-même. Le livre s'ouvre à une page aimée. Qu'elle est fade aujourd'hui en présence du livre du monde ». Notre perception du monde est chaque instant renouvelée dans ce monde. Jésus à la suite de Platon avait dit : « Mon royaume n'est pas de ce monde ». Certes beaucoup de douleurs, beaucoup de détresses, beaucoup de maladies et beaucoup de tragédies rendent souvent ce monde détestable. On peut légitimement comprendre ceux qui veulent être sauvés de ce monde et placent leur espérance dans un au-delà de ce monde. Néanmoins, on peut habiter ce monde et s'émerveiller de ce monde, de sa beauté, de son harmonie ou de son chaos. On peut s'émerveiller de ce monde, non parce qu'il nous rapporte telle ou telle chose, mais parce qu'il est là, qu'il offre à chaque instant quelque chose de fascinant.


     « Tout à l'heure, d'autres choses et les hommes me reprendront. Mais laissez-moi découper cette minute dans l'étoffe du temps, comme d'autres laissent une fleur entre les pages. Ils y enferment une promenade où l'amour les a effleurés. Et moi aussi, je me promène, mais c'est un dieu qui me caresse. La vie est courte et c'est péché que de perdre son temps. Je perds mon temps pendant tout le jour et les autres disent que je suis très actif. Aujourd'hui c'est une halte et mon cœur s'en va à la rencontre de lui-même ». Ces instants fugaces où l'on est pleinement conscient de soi-même et du monde peuvent paraître une perte de temps à la plupart des gens qui n'y entendent rien ou qui ne veulent en rien en savoir. Mais c'est un perte de temps à celui veut s'éveiller à l'existence philosophique que de se perdre dans les affaires et préoccupations mondaines. Avoir la capacité de s'ouvrir à la perception du monde change notre rapport au monde et aux autres. On ne veut plus être le conquérant du monde, le maître et possesseur de la nature ; on est celui qui observe et s'en trouve heureux. Ces moments de contemplation sont indéniablement des bouffées d'oxygène dans l'existence.


       Heureux ceux qui sont capables de s'ouvrir à ces expériences dans ces rares et précieux moments. Heureux de se sentir reliés au monde dans sa simplicité, sa beauté et son silence : « Instant d'adorable silence. Les hommes se sont tus. Mais le chant du monde s’élève et moi, enchaîné au fond de la caverne, je suis comblé avant d'avoir désiré. L'éternité est là et moi je l'espérais. Maintenant je puis parler. Je ne sais pas ce que je pourrais souhaiter de mieux que cette continuelle présence de moi-même à moi-même. Ce n'est pas d'être heureux que je souhaite maintenant, mais seulement d'être conscient ».


















    Je remercie José Le Roy à qui j'emprunte ce texte d'Albert Camus qu'il a posté il y a quelques jours son blog « Éveil et philosophie » :





Voir également : 

- le Soûtra de Bâhiya (Bâhiya Suttaoù le Bouddha encourage Bâhiyâ à regarder les choses dans l'instant présent

- Carpe Diem




Voir aussi la poésie de Fernando Pessoa dans le "Gardeur de Troupeaux"















Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.



Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.




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