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mardi 7 juin 2016

Sade et les animaux - 2ème partie



     Nous allons sans doute humilier ici l'orgueil de l'homme, en le rabaissant au rang de toutes les autres productions de la nature, mais le philosophe ne caresse point les petites vanités humaines ; toujours ardent à poursuivre la vérité, il la démêle sous les sots préjugés de l'amour-propre, l'atteint, la développe et la montre hardiment à la terre étonnée.

     Qu'est-ce que l'homme, et quelle différence y a-t-il entre lui et les autres plantes, entre lui et tous les animaux de la nature ? Aucune assurément (...) Si les rapprochements sont tellement exacts qu'il devienne absolument impossible à l’œil examinateur du philosophe d'apercevoir aucune dissemblance, il y aura donc alors tout autant de mal à tuer un animal qu'un homme, ou tout aussi peu à l'un qu'à l'autre, et dans les préjugés de notre orgueil se trouvera seulement la distance, mais rien n'est malheureusement absurde comme les préjugés de l'orgueil ; pressons néanmoins la question. Vous ne pouvez disconvenir qu'il ne soit égal de détruire un homme ou une bête ; mais la destruction de tout animal qui a vie, n'est-elle pas décidément un mal, comme le croyaient les pythagoriciens, et comme le croient encore quelques habitants du Gange ?

Donation Alphonse François, marquis de Sade, La philosophie dans le boudoir, V, 1795, cité dans : Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Anthologie d'éthique animale (Apologie des bêtes), PUF, Paris, 2011, p. 116.









     Et qu'importe à sa main créatrice [celle de la nature] que cette masse de chair, conformant aujourd'hui l'individu bipède, se produise demain sous la forme de mille insectes différents! Osera-ton dire que la construction de cet animal à deux pieds lui coûte plus que celle du vermisseau, et qu'elle doit y prendre un plus grand intérêt ? Si donc ce degré d'attachement, ou bien plutôt d'indifférence, est le même, que peut lui faire que, par le glaive d'un homme, un autre homme soit changé en mouche ou en herbe ? Quand on m'aura convaincu de la sublimité de notre espèce ; quand on m'aura démontré qu'elle est tellement importante à la nature, que nécessairement ses lois s'irritent de cette transmutation ; je pourrait croire alors que le meurtre est un crime : mais quand l'étude la plus réfléchie m'aura prouvé que tout ce qui végète sur ce globe, le plus imparfait des ouvrages de la nature, est d'un égal prix à ses yeux, je n'admettrai jamais que le changement d'un de ces êtres en mille autres, puisse en rien déranger ses vues.

       (...) Quelle est donc la folie des hommes de se supposer une créature formée de ceux substances distinctes, tandis que les bêtes, qu'ils regardent comme de pures machines matérielles, sont douées, en raison de la place qu'elles occupent dans la chaîne des êtres, de toutes les facultés qu'on remarque dans l'espèce humaine ! Un peu moins de vanité, et quelques instants de réflexion sur soi-même, suffiraient à l'homme pour se convaincre qu'il n'a de plus que les autres animaux que ce qui convient à son espèce dans l'ordre des choses.

Donation Alphonse François, marquis de Sade, La Nouvelle Justine, V et XVI, 1799, cité dans : Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Anthologie d'éthique animale (Apologie des bêtes), PUF, Paris, 2011, pp. 115-116.



Antonio Tempesta et Giovanni Antonio de Paoli,
Orphée enchantant les animaux sauvages




       Il y a deux motivations qui peuvent pousser à abandonner ce vieux concept de la supériorité de l'homme sur les animaux : le premier est de rehausser le statut des animaux dans l'espoir que les hommes soient plus compatissants envers eux et qu'ils freinent cette débauche de violence et de cruauté à leur encontre. La deuxième motivation serait de rabaisser l'homme : si un homme ne vaut pas mieux qu'un animal, pourquoi s'interdire dès lors de le battre, de le maltraiter, voire de l'abattre ? Avec le divin marquis de Sade, on est légitiment en droit de s'interroger sur les motifs qui le poussent à critiquer l'orgueil de se croire ontologiquement supérieur au reste des êtres conscients qui peuplent le monde naturel. Dans le premier passage, le fait de présenter d'étroites similitudes entre les hommes et les animaux semblent faire pencher la balance vers la conclusion qu'il est mal d'occasionner des souffrances inutiles aux animaux. « La destruction de tout animal qui a vie, n'est-elle pas décidément un mal ? »

    Sade insiste sur les ressemblances physiologiques entre hommes et animaux et en conclut qu'il faut repenser le poids moral du meurtre. Si la constitution des animaux s'apparente à celle des humains, alors il est aussi grave de tuer un animal que de tuer un être humain, ou alors il est tout aussi peu significatif de tuer l'un que de tuer l'autre. Dans la nature, il n'y a peut-être aucun principe moral qui vaille. La mort d'un homme correspond à l'apparition de milliers d'insectes, de mouches ou de vers, tout comme celle d'une vache ou d'un chien ou d'un vermisseau. Du point de vue de la nature, tout cela est égal. Il n'y a aucune « sublimité de l'espèce humaine » selon le marquis de Sade, tout cela n'est que de l'orgueil des humains : un chêne ou un cerf dans les bois est tout aussi sublime que l'homme qui se croit au sommet de la création.

     Évidemment, ayant mis à bas l'humanité de son piédestal, le divin marquis peut poursuivre un projet beaucoup plus sombre, celui de justifier le fait fait aux hommes et aux femmes, le meurtre, les sévices, les coups, les humiliations. « Si donc ce degré d'attachement, ou bien plutôt d'indifférence, est le même, que peut lui faire que, par le glaive d'un homme, un autre homme soit changé en mouche ou en herbe ? Quand on m'aura convaincu de la sublimité de notre espèce ; quand on m'aura démontré qu'elle est tellement importante à la nature, que nécessairement ses lois s'irritent de cette transmutation ; je pourrait croire alors que le meurtre est un crime ». Réduire l'homme à l'animal permet d'invoquer la souveraine indifférence de la nature face aux injustices et aux cruautés, et de manière plus prosaïque, annexer la grossière indifférence que les hommes éprouvent devant la souffrance des animaux à la considération que l'homme peut avoir envers son prochain. Il s'agit de faire capituler toute protestation morale devant la violence occasionnée « sadiquement » contre d'autres êtres humains.

     Et c'est toute l'ambiguïté du marquis de Sade de cet affront contre l'orgueil des hommes : d'un côté, une réelle considération pour autrui, une volonté d'étendre la considération aux animaux, de l'autre, une arme pour faire céder d'autant plus facilement la conscience à la volonté d'instrumentaliser d'autres personnes tout comme on instrumentalise le porc ou l'agneau. Je ne suis pas un spécialiste du marquis de Sade, et je n'ai donc pas le dernier mot sur ce sujet des intentions réelles du divin marquis qui le poussait à mettre à égalité homme et animaux. Mais toujours est-il que c'est une question intéressante posée à l'antispécisme ? Que faut-il sauver de l'humanité si l'on ne veut pas accepter la prédation généralisée, y compris entre les humains eux-mêmes ? Quelle exigence morale préalable faut-il requérir pour mener à bien l'antispécisme ? La bienveillance ? La compassion ? La non-violence ? Faut-il continuer à développer un humanisme au sein même de l'antispécisme ?

      De l'autre côté, l'argument de réduire l'homme à l'animal et de justifier l'injustifiable envers d'autres êtres humains peut avoir certaines implications philosophiques intéressantes comme l'explique Jean-Baptiste Jeangène Vilmer dans son article « Sade antispéciste » : « Sade pousse donc à son extrémité l’argument spéciste de la prédation, abondamment utilisé aujourd’hui encore pour justifier l’alimentation carnée, et qui consiste à dire que l’homme peut tuer des animaux puisque les animaux se tuent entre eux et que l’homme est un animal : certes, dit Sade, mais alors l’homme peut aussi tuer des hommes, pour exactement les mêmes raisons. Et l’argument spéciste devient un argument antispéciste de la prédation, appliqué cette fois aux hommes comme aux animaux1 ». L'argument spéciste de la prédation est celui qui rappelle que le loup mange l'agneau, que le lion dévore l'antilope, que le requin croque le cabillaud ; et donc, ce n'est un mal que l'homme chasse la biche ou le sanglier puisque le loup, le lion et le requin font de même. Mais dès lors, si l'on se met à suivre les lois de la nature qui acceptent et approuvent la prédation, alors la prédation à l'encontre d'autres êtres humains devient acceptable. Puisque cela ne l'est pas, il faut sortir l'homme du règne de la Nature, et du coup, le mettre devant ses responsabilités morales : puisqu'il est un être supérieur parmi des animaux composés de manière très semblable à lui, l'Homme a indéniablement la responsabilité morale de se comporter de la meilleure manière avec les animaux et ne pas les faire souffrir inutilement.






1Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Sade antispéciste ?, Cahiers Antispécistes, 32, mars 2010, p. 65-82.













Voir également :

- Penser l’homme et l’animal au sein de la Nature


    Yves Bonnardel et David Olivier, deux contributeurs des Cahiers Antispécistes, ont critiqué l'idée de Nature dans une perspective antispéciste. D'une part, parce que l'idée de Nature suppose une hiérarchie naturelle où les animaux sont considérés comme inférieurs aux être humains. Et d'autre part, parce que l'idée de Nature suppose de voir une harmonie qui régit les écosystèmes, là où il n'y a qu'une lutte infernale pour la survie. Cet article se propose de considérer ces arguments et de se demander si une mystique de la Nature est tout de même possible.


L'animalisme est-il un humanisme ? : voir le texte
     Le philosophe antispéciste Yves Bonnardel s'affirme comme anti-humaniste, voyant dans l'humanisme un rejet de la condition animale. L'humanisme est-il pour autant nécessairement une forme de mépris envers l'animal ? N'y a-t-il pas des penseurs humanistes qui ont mis en doute cette tendance à placer l'homme sur le piédestal de la Création et renvoyer les animaux à leur bêtise et à leur bestialité ? Montaigne en est peut-être le plus grand exemple. Et n'y a-t-il pas aussi dans l'humanisme une dimension de progrès et d'égalitarisme qui doit finir nécessairement par toucher les animaux ?



- Humanisme et égalité : réponse à Yves Bonnardel et David Olivier 
                  1ère partie    -     2ème partie







Anthologie d'éthique animale (Apologie des bêtes)
de 
Jean-Baptiste Jeangène Vilmer
 (
PUF, Paris, 2011)





Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la libération animale ici.


Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour du végétarisme et du véganisme ici

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