Nous
allons sans doute humilier ici l'orgueil de l'homme, en le rabaissant
au rang de toutes les autres productions de la nature, mais le
philosophe ne caresse point les petites vanités humaines ;
toujours ardent à poursuivre la vérité, il la démêle sous les
sots préjugés de l'amour-propre, l'atteint, la développe et la
montre hardiment à la terre étonnée.
Qu'est-ce
que l'homme, et quelle différence y a-t-il entre lui et les autres
plantes, entre lui et tous les animaux de la nature ? Aucune
assurément (...) Si les rapprochements sont tellement exacts qu'il
devienne absolument impossible à l’œil examinateur du philosophe
d'apercevoir aucune dissemblance, il y aura donc alors tout autant de
mal à tuer un animal qu'un homme, ou tout aussi peu à l'un qu'à
l'autre, et dans les préjugés de notre orgueil se trouvera
seulement la distance, mais rien n'est malheureusement absurde comme
les préjugés de l'orgueil ; pressons néanmoins la question.
Vous ne pouvez disconvenir qu'il ne soit égal de détruire un homme
ou une bête ; mais la destruction de tout animal qui a vie,
n'est-elle pas décidément un mal, comme le croyaient les
pythagoriciens, et comme le croient encore quelques habitants du
Gange ?
Donation
Alphonse François, marquis de Sade, La philosophie dans le
boudoir, V, 1795, cité dans : Jean-Baptiste Jeangène
Vilmer, Anthologie d'éthique animale (Apologie des bêtes),
PUF, Paris, 2011, p. 116.
Et
qu'importe à sa main créatrice [celle
de la nature] que cette masse de chair, conformant aujourd'hui
l'individu bipède, se produise demain sous la forme de mille
insectes différents! Osera-ton dire que la construction de cet
animal à deux pieds lui coûte plus que celle du vermisseau, et
qu'elle doit y prendre un plus grand intérêt ? Si donc ce
degré d'attachement, ou bien plutôt d'indifférence, est le même,
que peut lui faire que, par le glaive d'un homme, un autre homme soit
changé en mouche ou en herbe ? Quand on m'aura convaincu de la
sublimité de notre espèce ; quand on m'aura démontré qu'elle
est tellement importante à la nature, que nécessairement ses lois
s'irritent de cette transmutation ; je pourrait croire alors que
le meurtre est un crime : mais quand l'étude la plus réfléchie
m'aura prouvé que tout ce qui végète sur ce globe, le plus
imparfait des ouvrages de la nature, est d'un égal prix à ses yeux,
je n'admettrai jamais que le changement d'un de ces êtres en mille
autres, puisse en rien déranger ses vues.
(...)
Quelle est donc la folie des hommes de se supposer une créature
formée de ceux substances distinctes, tandis que les bêtes, qu'ils
regardent comme de pures machines matérielles, sont douées, en
raison de la place qu'elles occupent dans la chaîne des êtres, de
toutes les facultés qu'on remarque dans l'espèce humaine ! Un
peu moins de vanité, et quelques instants de réflexion sur
soi-même, suffiraient à l'homme pour se convaincre qu'il n'a de
plus que les autres animaux que ce qui convient à son espèce dans
l'ordre des choses.
Donation
Alphonse François, marquis de Sade, La
Nouvelle Justine, V et XVI,
1799, cité dans : Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Anthologie
d'éthique animale (Apologie des bêtes),
PUF, Paris, 2011, pp. 115-116.
Antonio Tempesta et Giovanni Antonio de Paoli, Orphée enchantant les animaux sauvages |
Il
y a deux motivations qui peuvent pousser à abandonner ce vieux
concept de la supériorité de l'homme sur les animaux : le
premier est de rehausser le statut des animaux dans l'espoir que les
hommes soient plus compatissants envers eux et qu'ils freinent cette
débauche de violence et de cruauté à leur encontre. La deuxième
motivation serait de rabaisser l'homme : si un homme ne vaut pas
mieux qu'un animal, pourquoi s'interdire dès lors de le battre, de
le maltraiter, voire de l'abattre ? Avec le divin marquis de
Sade, on est légitiment en droit de s'interroger sur les motifs qui
le poussent à critiquer l'orgueil de se croire ontologiquement
supérieur au reste des êtres conscients qui peuplent le monde
naturel. Dans le premier passage, le fait de présenter d'étroites
similitudes entre les hommes et les animaux semblent faire pencher la
balance vers la conclusion qu'il est mal d'occasionner des
souffrances inutiles aux animaux. « La
destruction de tout animal qui a vie, n'est-elle pas décidément un
mal ? »
Sade
insiste sur les ressemblances physiologiques entre hommes et animaux
et en conclut qu'il faut repenser le poids moral du meurtre. Si la
constitution des animaux s'apparente à celle des humains, alors il
est aussi grave de tuer un animal que de tuer un être humain, ou
alors il est tout aussi peu significatif de tuer l'un que de tuer
l'autre. Dans la nature, il n'y a peut-être aucun principe moral qui
vaille. La mort d'un homme correspond à l'apparition de milliers
d'insectes, de mouches ou de vers, tout comme celle d'une vache ou
d'un chien ou d'un vermisseau. Du point de vue de la nature, tout
cela est égal. Il n'y a aucune « sublimité
de l'espèce humaine »
selon le marquis de Sade, tout cela n'est que de l'orgueil des
humains : un chêne ou un cerf dans les bois est tout aussi
sublime que l'homme qui se croit au sommet de la création.
Évidemment,
ayant mis à bas l'humanité de son piédestal, le divin marquis peut
poursuivre un projet beaucoup plus sombre, celui de justifier le fait
fait aux hommes et aux femmes, le meurtre, les sévices, les coups,
les humiliations. « Si
donc ce degré d'attachement, ou bien plutôt d'indifférence, est le
même, que peut lui faire que, par le glaive d'un homme, un autre
homme soit changé en mouche ou en herbe ? Quand on m'aura
convaincu de la sublimité de notre espèce ; quand on m'aura
démontré qu'elle est tellement importante à la nature, que
nécessairement ses lois s'irritent de cette transmutation ; je
pourrait croire alors que le meurtre est un crime ».
Réduire l'homme à l'animal permet d'invoquer la souveraine
indifférence de la nature face aux injustices et aux cruautés, et
de manière plus prosaïque, annexer la grossière indifférence que
les hommes éprouvent devant la souffrance des animaux à la
considération que l'homme peut avoir envers son prochain. Il s'agit
de faire capituler toute protestation morale devant la violence
occasionnée « sadiquement » contre d'autres êtres
humains.
Et
c'est toute l'ambiguïté du marquis de Sade de cet affront contre
l'orgueil des hommes : d'un côté, une réelle considération
pour autrui, une volonté d'étendre la considération aux animaux,
de l'autre, une arme pour faire céder d'autant plus facilement la
conscience à la volonté d'instrumentaliser d'autres personnes tout
comme on instrumentalise le porc ou l'agneau. Je ne suis pas un
spécialiste du marquis de Sade, et je n'ai donc pas le dernier mot
sur ce sujet des intentions réelles du divin marquis qui le poussait
à mettre à égalité homme et animaux. Mais toujours est-il que
c'est une question intéressante posée à l'antispécisme ? Que
faut-il sauver de l'humanité si l'on ne veut pas accepter la
prédation généralisée, y compris entre les humains eux-mêmes ?
Quelle exigence morale préalable faut-il requérir pour mener à
bien l'antispécisme ? La bienveillance ? La compassion ?
La non-violence ? Faut-il continuer à développer un humanisme
au sein même de l'antispécisme ?
De
l'autre côté, l'argument de réduire l'homme à l'animal et de
justifier l'injustifiable envers d'autres êtres humains peut avoir
certaines implications philosophiques intéressantes comme l'explique
Jean-Baptiste Jeangène Vilmer dans son article « Sade
antispéciste » :
« Sade pousse donc à son
extrémité l’argument spéciste de la prédation, abondamment
utilisé aujourd’hui encore pour justifier l’alimentation carnée,
et qui consiste à dire que l’homme peut tuer des animaux puisque
les animaux se tuent entre eux et que l’homme est un animal :
certes, dit Sade, mais alors l’homme peut aussi tuer des hommes,
pour exactement les mêmes raisons. Et l’argument spéciste devient
un argument antispéciste de la prédation, appliqué cette fois aux
hommes comme aux animaux1 ».
L'argument spéciste de la prédation est celui qui rappelle que le
loup mange l'agneau, que le lion dévore l'antilope, que le requin
croque le cabillaud ; et donc, ce n'est un mal que l'homme
chasse la biche ou le sanglier puisque le loup, le lion et le requin
font de même. Mais dès lors, si l'on se met à suivre les lois de
la nature qui acceptent et approuvent la prédation, alors la
prédation à l'encontre d'autres êtres humains devient acceptable.
Puisque cela ne l'est pas, il faut sortir l'homme du règne de la
Nature, et du coup, le mettre devant ses responsabilités morales :
puisqu'il est un être supérieur parmi des animaux composés de
manière très semblable à lui, l'Homme a indéniablement la
responsabilité morale de se comporter de la meilleure manière avec
les animaux et ne pas les faire souffrir inutilement.
1Jean-Baptiste
Jeangène Vilmer, Sade antispéciste ?, Cahiers
Antispécistes, 32, mars 2010, p. 65-82.
Voir également :
Yves Bonnardel et David Olivier, deux contributeurs des Cahiers Antispécistes, ont critiqué l'idée de Nature dans une perspective antispéciste. D'une part, parce que l'idée de Nature suppose une hiérarchie naturelle où les animaux sont considérés comme inférieurs aux être humains. Et d'autre part, parce que l'idée de Nature suppose de voir une harmonie qui régit les écosystèmes, là où il n'y a qu'une lutte infernale pour la survie. Cet article se propose de considérer ces arguments et de se demander si une mystique de la Nature est tout de même possible.
- L'animalisme est-il un humanisme ? : voir le texte
Le philosophe antispéciste Yves Bonnardel s'affirme comme anti-humaniste, voyant dans l'humanisme un rejet de la condition animale. L'humanisme est-il pour autant nécessairement une forme de mépris envers l'animal ? N'y a-t-il pas des penseurs humanistes qui ont mis en doute cette tendance à placer l'homme sur le piédestal de la Création et renvoyer les animaux à leur bêtise et à leur bestialité ? Montaigne en est peut-être le plus grand exemple. Et n'y a-t-il pas aussi dans l'humanisme une dimension de progrès et d'égalitarisme qui doit finir nécessairement par toucher les animaux ?
- L'animalisme est-il un humanisme ? : voir le texte
Le philosophe antispéciste Yves Bonnardel s'affirme comme anti-humaniste, voyant dans l'humanisme un rejet de la condition animale. L'humanisme est-il pour autant nécessairement une forme de mépris envers l'animal ? N'y a-t-il pas des penseurs humanistes qui ont mis en doute cette tendance à placer l'homme sur le piédestal de la Création et renvoyer les animaux à leur bêtise et à leur bestialité ? Montaigne en est peut-être le plus grand exemple. Et n'y a-t-il pas aussi dans l'humanisme une dimension de progrès et d'égalitarisme qui doit finir nécessairement par toucher les animaux ?
- Humanisme et égalité : réponse à Yves Bonnardel et David Olivier
Anthologie d'éthique animale (Apologie des bêtes) de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer (PUF, Paris, 2011) |
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour du végétarisme et du véganisme ici.
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