Hier
matin, le philosophe français Raphaël Enthoven s'est encore fendu
d'une chronique
sur les ondes d'Europe 1 à l'encontre de l'association de
défense animale L214. J'avais déjà critiqué dans un précédent
article une chronique d'Enthoven contre L214 au moment où cette
association avait diffusé des images de l'abattoir « bio »
du Vigan. Cette fois-ci, c'est suite à la diffusion par L214
d'images d'un élevage en
batterie où les poules vivent un enfer que Raphaël Enthoven
s'insurge à nouveau contre l'association. Que reproche le philosophe
à L214 ? L214 demande la transparence pour les abattoirs et les
élevages, mais ne serait pas elle-même pas très transparente. Il y
aurait selon Enthoven un double discours chez L214 : d'un côté,
on dénonce les méfaits tragiques des abattoirs et des élevages
industriel, de l'autre, on fait l'apologie du véganisme,
c'est-à-dire la suppression de tout élevage. L214 inciterait
« sournoisement » (sic) à ne manger aucun produit issu
des animaux.
Qu'en
est-il réellement ? Il y a effectivement deux dimensions dans
l'action de L214 : une action immédiate qui est de dénoncer
les conditions monstrueuses de l'élevage industriel et une action à
plus long terme, voire à beaucoup plus long terme qui est
effectivement d’œuvrer pour un monde végane, un monde libéré de
l'exploitation animale. En cela, Raphaël Enthoven a raison de
souligner que ces deux buts sont présents dans le discours de L214.
Mais là où il se trompe lourdement, c'est quand il dit que L214
avance masqué comme un bande de vulgaires comploteurs. Il suffit
d'aller sur le site de L214 à la rubrique « Qui
sommes-nous ? » pour se rendre compte que la projet
végane de L214 n'est pas du tout caché. Au tout début de sa
présentation, L214 explique :
« L'association
L214 articule son travail sur 3 axes complémentaires :
- Rendre compte de la réalité des pratiques les plus répandues, les faire évoluer ou disparaître par des campagnes d’information et de sensibilisation. Repérer et tenter de faire sanctionner les pratiques illégales par des actions en justice.
- Démontrer l’impact négatif de la consommation de produits animaux (terrestres ou aquatiques) et proposer des alternatives.
- Nourrir le débat public sur la condition animale, soulever la question du spécisme, revendiquer l’arrêt de la consommation des animaux et des autres pratiques qui leur nuisent. »
On
parle bien de « soulever la question du spécisme,
revendiquer l'arrêt de la consommation ». Plus loin figure
une profession de foi antispéciste :
« Vers
une civilisation sensibiliste.
L214
s'inscrit dans un mouvement qui souhaite une société attentive aux
besoins de tous les êtres sensibles à l'opposé des courants
prônant discrimination, haine ou xénophobie. L214 souhaite que
notre société en arrive à reconnaître que les animaux
ne sont pas des biens à notre disposition, et ne permette plus
qu’ils soient utilisés comme tels. Ils sont eux aussi
des habitants de cette planète et leurs intérêts méritent
considération ».
Il
me semble donc qu'il est malveillant de dire que L214 avance masqué,
comme le fait Raphaël Enthoven. Néanmoins, on pourrait objecter que
L214 ne se revendique pas non plus comme une mouvance végane. Il n'y
a pas de bandeau au-dessus de l'écran avec « VEGAN »
écrit en grand. Cela annoncerait tout de suite la couleur, mais L214
ne fait pas ça. Pourquoi ?
En
fait, les mouvances de libération animale sont divisés en deux
camps, assez critiques les uns envers les autres. Il y a d'une part
la tendance abolitionniste incarnée par le philosophe américain
Gary Francione et ses zélés disciples. Pour Francione, il faut
prôner le véganisme, point à la ligne. Comme il le répète
constamment : « il
n'y a pas de troisième choix », soit on est 100% végane,
soit on est un salaud qui exploite les animaux. Le végétarien qui
veille à acheter ses œufs dans une ferme où les poules peuvent
courir en plein air est aux yeux de Francione autant un salopard que
le mangeur invétéré de viande qui n’achèterait délibérément
que des produits animaux en provenance des élevages industriels.
Pour Francione, il faut faire l'apologie du véganisme strict et
exiger l'abolition pure et simple de toute exploitation animale du
jour au lendemain. Voilà des véganes qui risquent de plaire à
Raphaël Enthoven. Un discours simple. Pas d'ambiguïtés, des
véganes qu'on voit débarquer à cent kilomètres à la ronde, avec
leur gros sabots.
Et
puis il y a les « welfaristes » dont font partie L214. Je
n'aime pas trop ce terme parce qu'employé par les abolitionnistes
francioniens pour discréditer tous ceux qui ne pensent pas comme
eux. « Welfariste » vient de l'anglais welfare,
bien-être. Ce terme désigne tous ceux qui militent pour améliorer
le bien-être des animaux, pour améliorer parfois de façon minime
leur condition de vie. Typiquement, L214 a une action welfariste
quand l'association demande d'améliorer la situation désastreuse
des poules dans l'élevage en batterie du GAEC du Perrat. Pour
autant, le but final de L214 est bien l'abolition définitive de
l'exploitation animale. L214 comme beaucoup d'autres organisations
adhère à l'abolitionnisme en tant que but ultime, mais a des
méthodes welfaristes.
Pourquoi ?
Pour une raison toute simple, la grande majorité des gens ne sont
pas encore prêts à entendre le discours végane. Faut-il pour
autant ne rien faire ? L214 opte pour essayer de trouver un
terrain d'entente avec le grand public. Si on ne peut pas supprimer
toute violence à l'encontre des animaux, supprimons au moins les
manifestations les plus atroces de cette violence. Les élevages
industriels par exemple. Il y a là un long et laborieux travail de
renseignement auprès des abattoirs et des élevages, monde opaque
s'il en est. Il faudrait d'ailleurs que Raphaël Enthoven prenne bien
conscience que ceux qui avancent masqués, c'est le lobby de la
viande et de l'élevage industriel. Dans les publicités, on nous
montre des animaux souriants, s'égaillant joyeusement dans des prés
et de vertes collines verdoyantes tout autour d'une ferme en bois. Il
faut déconstruire toute cette propagande. Et puis, il faut accomplir
un long et laborieux travail de lobbying pour faire bouger lentement
les choses.
Évoluer
jusqu'à quel point ? Jusqu'au point où on ne causera plus
toute cette souffrance inutile aux animaux. Jusqu'au moment où on
aura plus besoin de consommer des produits animaux. Mais peut-être
que Raphaël Enthoven se dira : « oui, mais si je vais
acheter mes œufs à la ferme, je ne fais de mal à aucune poule ».
En fait, si malheureusement. Pour qu'une exploitation soit rentable,
il faut tuer les poussins mâles qui viennent à naître. Il y a donc
bien du sang derrière les œufs, même dans une ferme bio idéale.
Pour autant, il y a indéniablement moins de souffrances pour les
poules à vivre dans ce genre de fermes où elles peuvent courir en
plein air que dans des élevages en batterie sordides comme le GAEC
du Perrat. En cela, je ne vois pas de contradiction entre les deux
dimensions du discours de L214 : œuvrer à un monde végane et
faire en sorte que l'exploitation animale soit moins violente et
moins cruelle. En combattant les élevages industriels, on fait
diminuer la souffrance animale causée par les hommes, on ne la
supprime pas certes, mais on la diminue.
Et
pour gagner cette cause, il faut s'allier avec des gens qui ne sont
pas véganes, mais qui se rendent bien compte qu'il n'y a rien
d'éthique à traiter les animaux d'une façon aussi atroce. Avec ces
non-véganes, il serait inopportun de se proclamer « VEGAN »
de manière tonitruante en culpabilisant d'emblée tout le monde.
C'est le meilleur moyen de faire fuir des non-véganes qui seraient
sensibilisés à la conditions des animaux dans les élevages
industriels. Il y a donc chez L214 une stratégie
de communication qui consiste à ne pas marteler son identité
son identité végane (mais à ne pas la cacher non plus comme
prétend Raphaël Enthoven), et à faire passer des idées moins
radicales que le véganisme, mais qui ont plus de chances de faire
évoluer positivement la situation. Tobias Leenaert, ex-président de
l'association végétarienne belge EVA, défend en long et en large
cette idée sur son site « Vegan
Strategist » (en anglais). EVA a notamment promu l'idée
du Jeudi Veggie pour encourager les gens à découvrir une
alimentation végétale un jour par semaine. Le but de l'organisation
n'était pas de faire plein « véganes du jeudi après-midi »,
d'inviter les gens à seulement réduire leur consommation de
viandes ou de produits animaux un ou deux jours par semaine, mais
bien d'encourager les gens à se diriger vers le véganisme
doucement, à leur rythme, en passant par leur étapes intermédiaires
que sont le flexitarisme et le végétarisme. Les gens ne sont pas
prêts à devenir végane du jour au lendemain, mais bien à
découvrir petit à petit un mode d'alimentation plus végétal pour
leur bien-être, pour l'environnement ou pour cause moins de
souffrance aux animaux.
Cette
volonté de mettre en avant une stratégie de communication ne me
semble pas être quelque chose de contestable, un moyen détourné ou
une forme de « manipulation » comme l'affirme Raphaël
Enthoven. D'abord, parce que de l'autre côté, dans le lobby de la
viande, de l'élevage, on fait tourner la propagande à plein régime
avec des publicités complètement mensongères mettant en scène des
animaux heureux et souriants, une volonté systématique de cacher ce
qu'il se passe dans les élevages industriels et un lobbying féroce
de toutes les instances politiques. Face à cela, une stratégie de
communication qui cherche à entrer en communication avec les gens, à
ne pas les agresser, mais en même temps qui essaye de les faire
avancer dans une cause juste vers une situation meilleure m'apparaît
vraiment être une bonne chose.
Enfin,
dernière réflexion à propos de la chronique de Raphaël Enthoven.
Ce dernier ne voit pas le lien entre véganisme et critique des
conditions de vie dans les élevages industriels. Ce lien est en fait
très étroit. Si on veut que les élevages industriels s'arrêtent
et qu'on consomme uniquement des œufs de la ferme avec des poules
qui ont gambadé et picoré au grand air, il faut que la consommation
d’œufs diminue drastiquement. (Les fermes bucoliques ne peuvent
pas produire autant d’œufs que les élevages en batterie). Et pour
cela, la meilleure méthode est qu'une grande partie de la population
devienne végane ou, tout du moins, adopte une alimentation végétale
une grande partie du temps. Faire la promotion du végétalisme après
une vidéo sur un élevage en batterie n'est pas une digression
inutile, ni une « confusion des genres » comme le prétend
Enthoven, mais au contraire, c'est indiquer la seule direction
possible pour une amélioration sensible de la cause animale. Par
ailleurs, il faut bien se rendre compte que des œufs bio élevés en
plein air coûtent beaucoup plus chers et ne sont pas accessibles
pour les franges les moins favorisés de la population. Aujourd'hui,
quelqu'un qui va acheter ses œufs à la ferme est plus comme un
« bobo » que comme un défenseur de la cause animale.
Inciter au véganisme ou à se rapprocher du véganisme est donc
indispensable pour faire progresser la cause animale.
Frédéric Leblanc, 31 mai 2016.
Voir la vidéo de L214 à propos de l'élevage du GAEC du Perrat :
Lire ici l'article "Le mangeur de viande et le tortionnaire" à propos d'une précédente chronique de Raphaël Enthoven.
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour du végétarisme et du véganisme ici.
Très intéressant!
RépondreSupprimerMerci !
RépondreSupprimer