Dans
mon article Libéral,
j'expliquais dans les grandes lignes qu'il y avait trois sens
distincts au mot « libéral » :
- un sens économique : être favorable au libre-marché et à la liberté d'entreprendre
- un sens moral : être favorable aux libertés individuelles des citoyens
- un sens politique : être favorable à la démocratie libérale et parlementaire.
J'expliquais
qu'il fallait bien distinguer ces sens différents du terme, car il y
a souvent des confusions entre les différentes acceptions du terme.
Dans un commentaire, Degun fait valoir à juste titre qu'il faut
prendre en compte deux autres termes proches : « libertaire »
et « libertarien ». Comme le précise Degun : « En
fait, c'est l'anglais qui a d'abord emprunté au français le mot
"libertaire" sous la forme libertarian avant d'opérer des
glissements de sens et puis, cela nous est revenu plus récemment
sous diverses formes créant la plus grande confusion par rapport à
l'usage du mot libéral (même si les divers mouvements liber- ont à
la base une même racine fondé sur la liberté individuelle, il
n'empêche qu'ils se sont très sensiblement éloignés les uns des
autres). Les glissements de sens des mots lorsqu'ils sont empruntés
et transposés d'une langue à l'autre sont fréquents ».
Effectivement,
ces deux termes « libertaire » et « libertarien »
tournent autour du mot libéral, mais en s'en détachant de manière
significative. Libertaire est plus ou moins synonyme d'anarchiste et
désigne en première approximation quelqu'un aux mœurs
particulièrement libre. Libertaire est en ce sens une version
radicale de libéral au sens moral du terme. On pourrait citer ce
célèbre slogan de Mai '68 : « Il est interdit
d'interdire », qui ferait un bon mot d'ordre pour les
libertaires, si ce n'est que les libertaires n'aiment pas les mots
d'ordre. De manière générale, les libertaires n'aiment pas toutes
les organisations qui supposent des hiérarchies très structurées
et très coercitives. Typiquement, ils détestent l'armée, l’Église
et la police.
Mais
la pensée libertaire n'est pas qu'une liberté totale en matière
morale. La pensée libertaire suppose une certaine collectivisation
des moyens de production, ce qui en fait des ennemis redoutables du
libéralisme économique. En cela, ils rejoignent l'extrême-gauche
et les communistes. Ceci étant dit, au niveau politique, les
libertaires refusent toute organisation qui viendrait chapeauter et
diriger la collectivisation comme cela a été le cas. Ils préfèrent
l'autogestion, et non un système pyramidal avec un parti unique
comme l'expérience communiste. En cela, la pensée libertaire n'est
pas seulement une vision radicale de la pensée libérale sur un plan
moral ; elle est aussi une radicalisation de la démocratie
libérale. Là où la démocratie libérale accorde des droits
inaliénables aux individus contre l'emprise de l’État, les
libertaires veulent que les citoyens s'auto-organisent à la base
sans même qu'une représentation démocratiquement élue vienne
chapeauter cette organisation sociale. En outre, les libertaires sont
demandeurs de plus de démocratie dans certains organismes sociaux
tels que les écoles, les hôpitaux, les prisons, les asiles
psychiatriques qui sont vues comme des structures autoritaires qui
aliènent le droit de certains citoyens.
Banksy |
Les
libertariens, par contre, s'ils contestent aussi le pouvoir démesuré
selon eux de l’État le font pour d'autres raisons. Les
libertariens contestent un premier tout main-mise de l’État en
matière économique : ces anarchistes de droite prônent un
système ultra-libéral où tout est libéralisé, y compris les
fonctions régaliennes de l’État (police, armée, justice). Pour
eux, cela fonctionnerait beaucoup mieux comme cela (surtout si on est
un nostalgique du Far West). Les libertariens sont partisans d'un
individualisme exacerbé, où le chacun pour soi prime sur tout
sentiment de fraternité ou de solidarité. En cela, ils sont
complètement à l'opposé des libertaires sur le champ économique
et social. Sur un plan moral, ils sont en général plutôt
conservateurs, bien que cela ne soit pas une obligation. Le mouvement
américain Tea Party est ainsi à la fois ultra-conservateur et
libertarien sur un plan économique. L'individu devrait assumer la
conséquence de ses actes sans attendre que l’État vienne l'aider
du fait de la mauvaise situation dans laquelle lui-même s'est
fourré. Typiquement, les accros au drogue dure ne devraient pas
attendre une aide de l’État pour aller en cure de désintoxication,
car c'est leur faute s'ils sont tombés dans un tel état de
déchéance et d'addiction. À
eux de s'en sortir tout seuls ou de payer de leurs propres deniers un
cure de désintox dans une clinique privée ou encore de s'en
remettre à un organisme religieux qui aurait la charité
d'accueillir des junkies repentants à se délivrer de leurs péchés
et de leur dépendance grâce à la prière et à la lecture de la
Bible. Il m'est arrivé de regarder l'interview d'un libertarien qui
expliquait qu'il fallait condamner le sexe hors-mariage parce que les
mères célibataires avaient tendance à faire appel à des aides
d’État pour s'en sortir. En supprimant ces aides d’État, ce
libertarien expliquait que ces femmes reviendraient naturellement à
une vie de couple, beaucoup plus chrétienne. (J'avoue que ce genre
de mentalité me donne envie de vomir).
Les
libertariens expliquent qu'il faut tout privatiser. Il ne doit avoir
aucun bien commun, cette idée que les gauchistes essayent d'imposer
depuis le siècle des Lumières. Les libertariens jurent que si on
privatisait les forêts, cela irait beaucoup mieux pour
l'environnement, puisque le propriétaire de ce bout de forêt aurait
intérêt à maintenir son bien en bonne qualité et ferait tout pour
qu'il ne soit pas pollué. C'est une vision du monde asse idiote.
S'il y a des gaz de schistes en-dessus de la forêt, le propriétaire
a tout intérêt à raser sa forêt et à se lancer dans la
fracturation hydraulique, ce qui est une catastrophe environnementale
sans nom !
Enfin,
une dernière catégorie de « liber » mérite d'être
mentionnée, c'est la catégorie du libéral-libertaire. C'est
quelqu'un provenant généralement de la gauche avec une idée
avancée des libertés individuelles ; mais qui a
progressivement viré vers l'individualisme et le libéralisme
économique. La figure emblématique du « libéral-libertaire »
en France et en Allemagne est Daniel Cohn-Bendit, ancienne figure
marquante de Mai '68 où on l'appelait « Dany le Rouge ».
Un proverbe dit : « Les jeunes libertaires font les vieux
libéraux » ; et cela s'applique très bien à
Cohn-Bendit. Au niveau international, Steve Jobs, le fondateur
d'Apple est certainement le symbole de cette pensée
libérale-libertaire. Le nom même d'Apple vient du fait qu'il
fréquentait une communauté hippie où on ne ne mangeait que des
pommes. Toute la communication et la publicité d'Apple ont récupéré
les codes de la contre-culture américaine, l'idée notamment qu'il
faut penser librement, en étant fidèle à soi-même et en ne
suivant pas les chemins tout tracés. On retrouve cela dans la
campagne qui montre un monde totalitaire gris et sinistre, où tout
le monde est habillé dans le même uniforme et où une jeune femme
forcément libre vient jeter un marteau contre l'écran géant qui
délivre le message officiel de Big Brother, ou encore dans la
campagne « Think different ». D'un côté, on
adopte une phraséologie et une image contestataire, de l'autre, on
fonce tête baissée dans le consumérisme le plus libéral. Steve
Jobs cherchait par tous les moyens à passer pour un mec « cool »,
mais c'était concrètement un tyran qui appliquait des méthodes
particulièrement dures de gestion du personnel.
La vidéo réalisée par Ridley Scott en 1984 pour la sortie sur le marché du MacIntosh :
La campagne Think Different :
- Ni Dieu, ni maître
- Solidarité et charité
- Résignation et acceptation
Voir tous les articles et les essais autour de la philosophie bouddhique du "Reflet de la Lune" ici.
Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.
Steve Jobs, symbole du libéralisme américain triomphant, en réfugié syrien à Calais (par Banksy) Le père de Steve Jobs était un réfugié syrien. |
Super ! Merci, c'est très clair ainsi.
RépondreSupprimerPlus ou moins en lien avec la question, je me demandais quelle était votre réflexion par rapport à l'école publique dite obligatoire. J'ai recueilli des positions très divergentes au sein des mouvements de gauche, bref, tout le monde est loin d'être d'accord sur la question (notamment entre libertaires et communistes): changer ou réformer l'école, supprimer l'école obligatoire, la supprimer à partir de 10 ans, faire école chez soi, comment on fait pour les classes populaires, "éduquer" est-il nécessaire, la vie en société éduque-t-elle d'elle-même les enfants, qu'est-ce qu'on enseigne... etc. la question est très très vaste, c'est un vrai choix de société même si j'ai bien peur que ce soit en définitive le système économique qui comme toujours ou presque donne la cadence.
Ce qui m'interroge en premier pour ma part, c'est l'idée, qui m'est étrange, de mettre tous les membres d'une classe d'âge dans un même groupe un peu comme à l'armée, bref, tu t'adaptes ou l'école ne s'adaptera pas à toi en somme. Après, je n'ai pas d'opinion arrêtée sur la question et je soutiens fondamentalement les enseignants qui font un métier difficile et souvent ingrat.
Selon qu'on soit libéral, libertaire ou libertarien, on aura des conceptions extrêmement différentes de l'enseignement :
RépondreSupprimer- Les libéraux (économiques) privilégieront la pédagogie dite « des compétences » (on ne doit pas acquérir des connaissances, mais des compétences, le fait de savoir réaliser telle ou telle tâche). Ils privilégieront aussi l'idée que l'école doit préparer à travailler dans l'entreprise, donc un rapprochement très fort de l'école et de l'entreprise.
- Les libertaires remettront en cause l'autorité du professeur et essayeront de mettre plus de « démocratie » au sein de l'école. Dans les écoles libertaires, élèves et professeurs décident à égalité de voix quels seront les cours.
- Pour les libertariens, c'est très clair, il faut privatiser l'école. L'école doit cesser d'être un sanctuaire de la fonction publique pour être entièrement livrée aux multinationales.
Qu'est-ce que j'en pense personellement ? En fait, en matière d'enseignement, je suis plutôt un conservateur. Je refuse complètement ces trois approches libérales, libertaires et libertariennes, mais je ne suis pas très chaud non plus par rapport aux pédagogies dites alternatives (Freynet, Montessori, Steiner....). Pour moi, les idéologies politiques ne devraient pas constamment modeler l'enseignement (que ces idéologies soient de gauche ou de droite). L'école évolue à son rythme. Ainsi l'école d'aujourd'hui n'a plus rien à voir avec l'école d'il y a cinquante ou cent ans. Je trouve que vouloir précipiter les choses ne provoque que des distorsions fâcheuses tant pour l'école que pour la société.
Je développerai prochainement ces idées sur le Reflet de la Lune. Jusqu'à présent, il est vrai que j'ai très peu parlé de pédagogie et d'enseignement, ce qui peut paraître étrange quand on sait que je suis enseignant. Mais une fois sorti de l'école, j'ai plus envie de parler de la vie que de l'école !