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mercredi 5 juin 2019

Les deux extrémités de la connaissance





Le monde juge bien des choses, car il est dans l'ignorance naturelle, qui est le vrai siège de l'homme. Les sciences ont deux extrémités qui se touchent. La première est la pure ignorance naturelle où se trouvent tous les hommes en naissant. L'autre extrémité est celle où arrivent les grandes âmes qui, ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir, trouvent qu'ils ne savent rien et se rencontrent en cette même ignorance d'où ils étaient partis. Mais c'est une ignorance savante, qui se connaît. Ceux d'entre-eux, qui sont sortis de l'ignorance naturelle et n'ont pu arriver à l'autre, ont quelque teinture de cette science suffisante et font les entendus. Ceux-là troublent le monde et jugent mal de tout. Le peuple et les habiles composent le train du monde, ceux-là le méprise et sont méprisés. Ils jugent mal de toutes choses, et le monde en juge bien.

Blaise Pascal, Pensées, fragment 118 de l'édition Sellier
(fr. 79 dans l'éd. Brunschvicg, fr. 84 dans l'éd. Lafuma)












Joel Robinson - Cercles de connaissances









Dans l'ordre de la connaissance, on est confronté à deux extrémités qui viennent se rejoindre, comme une droite que l'on plierait au point d'en faire un cercle. Ces deux extrémités sont d'une part l'ignorance naturelle dans laquelle on se trouve à la naissance, et de l'autre, l'ignorance que l'on est obligé de concéder quand on a acquis un grand nombre de connaissances savantes sur le monde. On sait un grand nombre de choses ; et pourtant, la raison nous force à constater que l'on ne sait rien. « Que sais-je ? » s'interrogeait constamment Michel de Montaigne. « Je sais que je ne sais rien » affirmait Socrate ; et l'oracle de Delphes avait déclaré Socrate le plus avant des hommes pour cette affirmation. Certains sceptiques de l'Antiquité allaient plus loin encore en refusant l'idée qu'on puisse savoir ne rien savoir. Cela même est incertain qu'on ne sache rien ; peut-être qu'on sait quelque chose, même si on ne sait pas qu'on sait cette chose : on ne devrait pas s'en tenir à une telle affirmation socratique, le savoir de notre ignorance n'est pas fermement établi.


Notre chemin est donc comme un cercle. Nous naissons dans l'ignorance naturelle. Blaise Pascal affirme en outre que c'est là « le vrai siège de l'homme ». On peut en douter : les bouddhistes par exemple sont plus positifs dans le sens où ils admettent un « nature-de-Bouddha », c'est-à-dire la potentialité en tout être humain de s'éveiller et de dissiper l'ignorance de l'esprit confus. Toujours est-il que dans l'expérience de la vie, l'ignorance est première et enveloppe d'un brouillard épais notre relation au monde. Au fur et à mesure de notre évolution, on essaye de sortir de ce brouillard en accumulant les connaissances ; mais plus on devient savant, plus on retourne à cette condition première de l'ignorance. Comme si on était revenu à notre point de départ dans ce chemin de la vie. Cela me fait penser à l'Enso, ce symbole zen en forme de cercle vide.


Ce retour au point de départ néanmoins n'est pas un constat d'échec. Au moins, sommes-nous conscients de cette ignorance, de ce parcours en forme de 0 que le mental emprunte encore et encore. Par ailleurs, cette prise de conscience de l'ignorance permet d'éveiller la curiosité et l'envie de découvrir encore et encore toutes sortes de choses. D'être à nouveau ce petit enfant qui découvre le monde.


A contrario, celui qui apprend un petit nombre de choses et se contente de ce petit nombre de choses risque de s'enorgueillir de sa connaissance particulière. Ils font les prétentieux, les « entendus » comme les appelle Pascal, et jugent de tout avec mépris et condescendance, s'énervent de tout. Ceux-là sont les plus dogmatiques et les plus prompts à juger. Ils jugent sans connaître et s'emportent contre ce qu'ils ne parviennent pas à comprendre : pour eux, tout est simple, ils ne parviennent pas à voir la complexité du monde et la diversité des points de vue. Connaître savamment son ignorance permet au contraire d'être plus ouvert au monde et d'apporter un onde de fraîcheur à celui-ci.














Enso de Kenjuro Shibata (1921-)

























Concernant Blaise Pascal, voir aussi :


la déconstruction du moi


En repos dans une chambre


La vie est un songe un peu moins inconstant



La question du libre-arbitre


Ni Dieu, ni maître
















Voir aussi : 


Rien de certain


Rien de trop


Le professeur et le sage
















Enso de Jyun Sonja (1718-1804)
Ccombien de personnes passent à travers ?
















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Enso de Ryonen Genso (1646-1711)
Lorsque votre compréhension est pleine,
aucune chose ne subsiste












Enso de Fabienne Verdier








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