Pages

vendredi 19 juin 2020

L'utilité de la philosophie


Je suis tombé récemment sur un article sur la philosophe Adèle Van Reeth pour la sortie de son nouveau bouquin. Dans cette interview, elle se prononce assez clairement sur l'inutilité de la philosophie : « La vie ordinaire est une vie d’hypocrite. On fait comme si c’était “déjà ça” de vivre “tranquillement”, comme si on ne voulait pas d’aventure. Comme s’il suffisait de se la couler douce dans les plis du laisser être pour atteindre la tranquillité tant recherchée. Sauf que la plupart du temps, on n’y arrive pas ». Selon elle, la philosophie ne sert à rien, surtout pas à mieux vivre sa vie.



C'est en fait une position assez banale dans les facultés de philosophie, presque un lieu commun : la philosophie n'est pas là pour servir à quelque chose, et c'est précisément dans cette gratuité de la philosophie que s'y trouve sa beauté et son intérêt. Cette position m'a toujours laissé extrêmement sceptique. Si la philosophie ne sert à rien, pourquoi alors l’État finance-t-il des départements de philosophie dans les universités ? Pourquoi paie-t-on des professeurs pour enseigner la philosophie ? Pourquoi les étudiants perdent-ils des heures et des heures à étudier cette philosophie ? Pourquoi organise-t-on des colloques de philosophie avec l'argent du contribuable ?



Pour moi, la philosophie sert à quelque chose : essentiellement à développer sa sagesse afin d'avoir une vie plus heureuse. En tant que philosophe eudémoniste, trouver le bonheur est pour moi le but principal qui devrait occuper notre esprit. Ce n'est pas le seul toutefois : la philosophie cherche la vérité et s'interroge sur les obstacles qui nous empêchent d'accéder à la vérité ainsi que sur nos croyances fausses qui nous font prendre une idée fausse ou une idée trop grossière comme étant la vérité. Du coup, la philosophie devrait avoir pour fonction de nous encourager à développer notre esprit critique. La philosophie peut aussi nous amener à cultiver notre sens de la beauté et à rendre notre existence plus belle. Ce ne sont que quelques unes des fonctions de la philosophie ; on pourrait évoquer le fait de contribuer à une société plus juste, le fait de clarifier certaines questions ou le fait de mettre un peu de sens dans notre existence, mais je ne compte pas ici être exhaustif dans la liste des choses pour lesquelles la philosophie peut s'avérer utile.



Adèle Van Reeth nous dit que, la plupart du temps, on échoue à « se la couler douce dans les plis du laisser être pour atteindre la tranquillité tant recherchée ». C'est parfaitement vrai : malgré tous nos efforts, nous ne parvenons pas à trouver la sérénité et la paix de l'âme. Mais ce n'est pas une raison pour abandonner ces efforts. Il faut dépasser ce modèle de la philosophie où il y aurait une marche à suivre comme un mode d'emploi qui nous permettrait d'atteindre « l'ataraxie » avec deux ou trois exercices de pensée du premier coup.



Vous avez peut-être entendu l'argument d’Épicure pour ne plus avoir peur de la mort : « Si vous êtes vivant, c'est que vous n'êtes pas encore mort. Si vous êtes mort, c'est que vous n'êtes plus là pour craindre la mort ». Le raisonnement est élégant, mais il n'est pas suffisant pour dissiper toute angoisse. Vous avez peut-être aussi entendu les arguments des stoïciens pour distinguer ce qui dépend de vous (votre volonté) et ce qui ne dépend pas de vous (les événements de la vie), et l'idée qu'il faut rester imperturbable face aux calamités qui vous accablent puisque celles-ci ne dépendent pas de vous. Là encore l'argumentation est éloquente, mais ces quelques raisonnements ne vous éviteront pas l'anxiété et l'angoisse.



En fait, le laisser-être ne vient qu'avec un long chemin spirituel où la philosophie doit s'incarner dans la vie de tous les jours. Et cela vient lentement, lentement, lentement. Il ne faut pas s'attendre à devenir du jour au lendemain un être imperturbable et d'une sérénité à toute épreuve. Parfois, nous sommes sensibles même à de très petites choses qui viennent perturber notre tranquillité. Adèle Van Reeth explique : « Ces sons en apparence anodins du bercement du lave-vaisselle, le vrombissement du frigo, le bruit d’une cuillère contre la tasse, par moments vont être lestés et chargés d’une grande violence. Soudain, ce bruit familier va avoir quelque chose d’absolument insolent par son caractère répétitif et va provoquer en nous un malaise qui nous donnera l’envie de nous échapper sur une autre planète ». Et c'est vrai, parfois la philosophie, c'est simplement apprendre à vivre plus sereinement le vrombissement du frigo ou le tic-tac d'une horloge. Il ne s'agit pas de faire l'impasse sur nos faiblesses ou nos fragilités. Il s'agit de mieux vivre avec ces faiblesses et ces fragilités.



La philosophie a au moins cette utilité-là. Cela me paraît très contestable de le nier au prétexte que l'on ne répondrait pas parfaitement aux critères d'un Sage de l'Antiquité imperturbable en toutes circonstances. En fait, il me semble que nier l'utilité de la philosophie est d'abord une attitude bourgeoise de celui qui a le loisir d'alimenter sa conversation de bons mots seulement pour briller en société. Un philosophe devrait se demander toujours en quoi il peut améliorer les choses et être utile aux autres et à la société.




Frédéric Leblanc, 

le 15 juin 2020.











Aaron Joel Santos en Sicile









Voir aussi : 


- Une cure d'extraordinaire


- Un bien véritable


- Méditer sur ce qui procure le bonheur


Joie 


- Le bonheur est-il une compétence ? 


- L'idéal du bonheur








Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.



N'hésitez pas à apporter vos avis et vos commentaires ainsi qu'à partager cet article. Ils sont les bienvenus !



Vous pouvez suivre le Reflet de la Lune sur FacebookTwitter, Tumblr














4 commentaires:

  1. Parce que la philosophie n'est pas la sagesse, je ne pense pas que la philospohie vise à actualiser cette sagesse sinon il lui suffirait de donner les recettes ( ce que fait le bouddhisme avec l'octuple sentier ) La philosophie ne sert à rien en ce sens qu'elle ne possède pas une explication définitive du monde, et qui viendrait dire ce qu'il faut faire. Développer notre sens critique peut difficilement être considérer comme un service que rendrait la philosophie surtout dans une optique eudémoniste car elle apporte de la dissonance cognitive là où la religion apporte un apaisement lénifiant.

    https://www.youtube.com/watch?v=T2E9c5U0uZU

    RépondreSupprimer
  2. Je méfie beaucoup de cette distinction entre « philosophie » et « sagesse », car elle sert à évacuer de la philosophie commodément certains courants philosophiques tout à fait respectables, à commencer par le bouddhisme. Mais je vais développer cela dans un texte à part.


    Sur la question du développement de l'esprit critique, c'est en soi une utilité de la philosophie. Je précise que j'affirme seulement l'utilité de la philosophie : je dis que la philosophie sert à quelque chose, sans nécessairement définir cette utilité. Il y a pour moi une indétermination possible sur cette utilité ou sur le poids d'une utilité par rapport à une autre. Par exemple, est-ce que la philosophie sert surtout à trouver le bonheur ou à trouver la vérité ? Quelle est la plus grande utilité ? Trouver le bonheur ou trouver la vérité ? J'admets que cela se discute, même si j'opte pour ma part pour le bonheur.

    Il y a une petite expérience de pensée assez sympathique que j'aime bien : vous êtes enlevé par des extraterrestres venu d'une galaxie lointaine. Dans leur soucoupe volante, les extraterrestres vous expliquent qu'ils ont deux super-machines, mais l'énergie suffisante pour activer une seule d'entre elles : la première vous donne le pouvoir d'être parfaitement heureux tout le long de votre existence, la seconde vous donne le pouvoir de connaître tous les mystères de l'existence. Dans quelle machine allez-vous vous installer ? Personnellement, je choisis la première machine, mais cela se discute évidemment.


    En réalité, les choses ne sont pas si mal faites que cela. Le bonheur et la vérité ne sont pas du tout opposés : le bonheur se trouve du côté de la vérité et de la dissipation de l'illusion, mais j'estime que le bonheur est plus important s'il fallait choisir.


    Concernant la vidéo de Gérard Bensoussan, il y a une utilité de la déconstruction du sens trop vite exposé, trop clairement imposé tout comme il y a une utilité de la déconstruction des évidences. Pour que la science progresse, il a fallu que Copernic et Galilée remette une évidence en affirmant que ce n'est pas le soleil qui tourne autour de la Terre, mais le contraire. À l'époque, affirmer que le soleil ne bouge pas alors que nos yeux nous donne le témoignage éclatant du contraire devait conduire à se faire traiter d'ahuri.

    J'aime assez l'anecdote de Diogène que donne Bensoussan où Diogène demande l'aumône à des statues. Pour les passants, cela n'a évidemment aucun sens, mais Diogène explique qu'il s'exerce à ne rien recevoir. Ce faisant, il éclaire son acte apparemment insensé avec à la fois une critique implicité de la société (son manque de générosité, de partage, de solidarité), mais aussi un appel à la transformation de soi-même grâce à un exercice spirituel.

    RépondreSupprimer
  3. Personnellement, je ne sais pas si ce monde a un sens ou pas, s'il est absurde ou pas, si le sens est donné avant même l'avènement de l'homme ou si l'homme qui doit inventer ce sens. La question du sens est trop métaphysique et échappe à notre entendement si elle est formulé par la question « pourquoi sommes-nous là ? ». Par contre, une autre question en apparence très proche m'apparaît beaucoup plus pertinente : « pour quoi sommes-nous là ? ». Nous sommes plongés dans ce monde qu'on le veuille ou non, et dans ce monde il y a un problème majeur : la souffrance. Avant donc d'essayer de connaître la cause de notre présence au monde ou de chercher une explication définitive du monde, on peut se fixer un but, une finalité (pour quoi sommes-nous là?) ; et ce but, cette finalité, c'est de trouver une solution définitive à cette souffrance pour soi-même et pour autrui. Cela suppose de se transformer soi-même.

    On en vient donc à la philosophie comme art de vivre, comme la recherche d'un mieux-vivre. Gérard Bensoussan écarte cela de la philosophie en la mettant au rayon « sagesse ». Son argument est que le philosophe, du fait de sa finitude, est toujours dans un écart, dans une inadéquation entre sa recherche de paix intérieure et la paix elle-même qui lui échappe toujours. Le problème est que, ce faisant, on oublie ce chemin vers la sagesse comme une lubie religieuse ou spiritualiste. Le fait que je ne suis pas un Sage avec un grand S, quelqu'un qui serait dans l'ataraxie complète, une paix totale d'esprit, une imperturbable sérénité, une béatitude absolue, ne me dissuade pas du tout de chercher à apaiser mon mental, à être heureux malgré les événements pénibles et les épreuves. Et cela ne me dissuade pas non plus à me poser des questions proprement philosophique sur ce cheminement vers la sagesse, comme le voudrait une certaine tendance dans la philosophie moderne et contemporaine qui a abandonné et déserté la philosophie comme art de vivre.

    RépondreSupprimer
  4. J'aime bien la distinction entre sagesse et philosophie car elle permet de critiquer l'une à partir de l'autre et vice-versa. Le maître zen que je fréquente n'a aucune culture philosophique et s'en sort presque mieux que ceux qui y font sans cesse référence. En revanche il sera plus vite à court d'argument si la discussion sort du cadre bouddhiste de référence. Mais en même temps il ne perdra pas son temps en vaines discussions et polémiques en tous genres.

    Dans l'expérience de pensée je prendrais plutôt la connaissance des mystères plutôt que le bonheur... autant choisir ce que l'on a le moins.

    Je trouve problématique de poser l'utilité de la philosophie sans vraiment dire à quoi elle est utile. C'est un peu comme si on disait que toutes les religions ont le même but sans préciser lequel. Dès qu'on pose un but on voit que ça ne marche pas pour toutes les religions.

    Pour avoir fait 3 ans de philosophie à l'université, la question de la philosophie comme art de vivre est très peu traitée. Et on fait plus d'histoire de la philo et d'épistémologie que de philo proprement dite... pour ensuite devenir prof d'histoire de la philo qui tourne un peu à vide.

    Je ne peux m'empêcher de trouver un peu ridicule tous ceux qui se servent de la philosophie pour devenir coach auprès d'hommes d'affaires pour leur apporter un supplément d'âme et des recettes qui permettent d'optimiser ce qui sort du cadre de leurs affaires financières. On retrouve les sophistes comme aux premières heures de la philosophie. D'ailleurs, il me semble que c'est par rapport aux sophistes que l'on préfère dire que la philo ne sert à rien de la même manière que l'on oppose recherche fondamentale (plus noble) aux sciences appliquées.

    Et ce qui ne sert à rien (de précis) sert plus facilement à tout (capacités d'abstraction)Un exemple... un jour je rentrais de cours et deux livreurs étaient chez moi depuis un moment à essayer sans succès de monter un canapé du type BZ mais sans regarder la notice de montage. Sans la notice j'aurais certainement été encore moins doué qu'eux n'ayant pas un sens pratique très développé. En revanche, avec la notice de montage, quand on sait la lire, tout est très vite rentré dans l'ordre. Ce jour là je me suis dit que ça servait à cela la philo. Prendre de la hauteur pour ensuite aller plus vite là où on veut aller.

    RépondreSupprimer