La semaine passée, j'ai été frappé par cette belle photo et ce
slogan de Matthieu Ricard qu'il a publiés sur les réseaux sociaux.
« Le bonheur n'est pas quelque chose qui nous arrive, mais
une compétence que nous développons ». Du prime abord,
cela fait sens quand on connaît un peu le message du bouddhisme. Le
bonheur ne dépend pas des situations heureuses comme gagner au loto,
se marier, avoir de beaux enfants, réussir sa carrière, avoir une
bonne réputation, réussir ce qu'on entreprend. Le bonheur provient
avant tout d'une disposition intérieure, à notre capacité à
apaiser nos conflits intérieurs et à modifier notre vision des
choses pour voir que le bonheur réside d'abord en nous-mêmes. On
pourrait nuancer le propos. Ce n'est jamais qu'un slogan d'une seule
phrase, et c'est donc une affirmation très générale. Par exemple,
je me vois mal expliquer à un homme qui vient de perdre toute sa
famille dans un incendie ou un accident que le bonheur ne dépend pas
du tout de la situation, mais bien uniquement de sa situation
intérieure. Mais en-dehors du caractère un peu trop général de
cette sentence, je suis très gêné par un terme que Matthieu Ricard
emploie dans son slogan : « compétence ».
Et
là, je tique. Ce mot « compétence »n'est pas un mot
neutre de la langue française que l'on pourrait choisir parmi une
liste de synonymes. Le mot « compétence » renvoie à
l'idéologie de la culture libérale d'entreprise. C'est un mot qui
revient sans cesse dans les discours managériaux depuis le début
des années '90. Les profondes changements qu'ont connu les
entreprises tant en terme d'évolution technologique que de
transformations sociétales ont exigé que les entrepreneurs obligent
leurs employés et salariés à s'adapter continuellement à ces
changements et soient en mesure de maîtriser ces changements en
acquérant de nouvelles « compétences ». Le travailleur
doit être « flexible » et être prêt à tout pour
répondre à de nouveaux défis auxquels l'entreprise va être
confrontée.
Par
ailleurs, l'idéologie des compétences a largement contaminé le
monde de l'enseignement au motif que l'école doit préparer les
élèves à s'intégrer sur le marché du travail et, donc, répondre
le plus rapidement possible aux attentes des entreprises. La
« pédagogie des compétences » ou « approche par
compétences » s'est depuis lors largement imposée dans le
monde scolaire. Ainsi, selon les pédagogues (et les décrets légaux
qu'ils ont réussi à faire passer au niveau politique), le rôle des
enseignants n'est plus du tout de transmettre des savoirs, ni des
savoir-faire, mais des compétences qui seront utiles pour répondre
à des situations de travail. Les savoirs et les savoir-faire ne sont
que des « ressources » que l’élève ne doit d’ailleurs
pas forcément «posséder», mais qu’il doit être capable de
«mobiliser» d’une façon ou d’une autre, en vue de la
réalisation d’une tâche particulière. Comme le travailleur,
l'élève doit apprendre à s'adapter à des situations, à faire
preuve de « flexibilité ».
Les
savoirs qu'il peut acquérir ne sont pas vraiment importants, puisque
le monde change et que les connaissances valables aujourd'hui seront
probablement obsolètes demain. Savoir taper à la machine à écrire
était utile jusque dans les années '70 ou '80. Mais à quoi sert ce
savoir-faire aujourd'hui, à l'heure des ordinateurs et des
imprimantes ? Savoir rédiger sur un traitement de textes est
utile aujourd'hui, mais demain quand les systèmes de reconnaissance
vocales se seront perfectionnés, à quoi servira le fait de savoir
utiliser un traitement de textes ? La limite de ce genre de
raisonnements est que beaucoup de compétences nécessitent absolument
de maîtriser des savoir et savoir-faire. Par exemple, la compétence
de savoir parler anglais est impossible si on n'a pas appris (en
l'apprenant par cœur) le vocabulaire de la langue anglaise. Mais
cela n'empêche pas les psycho-pédagogues de désapprouver les profs
d'anglais qui continuent de faire des interros de vocabulaire.
Le
but est de détruire une fonction sociale essentielle de l'école :
apporter une culture générale aux étudiants pour leur permettre
d'assumer leur rôle de citoyen dans la société. Et de remplacer
cela par une autre fonction qui est de faire du prof un coach qui va
assister au projet de développement individuel de l'élève. Par
projet de développement individuel, il faut entendre évidemment le
projet de carrière du futur employé des entreprises. Toute
connaissance doit servir à l'entreprise ; l'idée de former des
citoyens et des esprits libres et critiques est une perte de temps et
puisque le temps, c'est l'argent, une perte dommageable de
rentabilité.
D'où
il est problématique de considérer le bonheur comme une
« compétence » parmi la panoplie des compétences
requises dans le monde du travail. Pour trouver le bonheur, il
faudrait mobiliser toute une série de capacité et d'aptitudes qui
seront modélisés selon un schéma bien précis. On observe alors un
basculement dans la conception du bonheur : celui qui est
malheureux n'est pas quelqu'un qui n'a pas eu de chance dans la vie,
ni même quelqu'un qui s'est trompé, qui s'est égaré, qui a posé
les mauvais choix dans la vie. Non, celui qui est malheureux dans
cette approche des compétences est un raté, un incapable, un
incompétent. Considérer le bonheur dans l'approche des compétences
revient à considérer le bonheur comme une performance, quelque
chose qui nous mettrait en compétition les uns avec les autres.
Mais
c'est précisément ce genre de conception qui va nous rendre
malheureux. Même si on cultive la sagesse et la conduite éthique
sensée nous apporter le bonheur, il y a toujours des moments
difficiles dans la vie où l'on risque d'être malheureux, déprimé,
désespéré, triste ou angoissé. Ces moments difficiles ne
devraient pas être vus comme une défaite personnelle ou pire comme
un manque de compétence. On pratique le Dharma, que ce soit l'action
juste, la générosité, l'aide à autrui, la modération, la
douceur, la compassion, la bienveillance, la méditation et on essaye
de cultiver la sagesse qui dissipe les illusions, tout cela dans le
but d'être heureux et en paix avec nous-mêmes. Mais le chemin du
bonheur est souvent sinueux comme un chemin de montagne. Parfois on
croit s'approcher du but, mais le chemin bifurque et on s'en éloigne.
C'est pareil dans la vie quand on a une approche eudémonique
(centrée sur le bonheur). Parfois, on s'y est mal pris, mais parfois
cela ne dépend pas de nous. Il faut bien sûr persévérer dans le
Dharma et traverser les orages de la vie. Apprendre à se réjouir de
la vie même quand on est triste.
*****
On
pourrait me répliquer : « Mais quand Matthieu Ricard
emploie ce mot, c'est simplement comme un mot de la langue française,
sans rapport à l'idéologie libérale des compétences ».
Permettez-moi de douter de cette thèse. Tout d'abord, parce que le
bonheur est un état, et pas une compétence comme le fait de parler
anglais ou d'être en mesure de faire la comptabilité d'une
entreprise. Ensuite parce Matthieu Ricard est très proche du monde
entrepreneurial. À la fin du
documentaire « Vers un monde altruiste » Sylvie
Gilman et Thierry de Lestrade, qui est passé récemment sur Arte et
qui est basé sur les idées de son « Plaidoyer pour
l'altruisme », on voit Matthieu Ricard se promener au
sommet de Davos en Suisse. Le sommet de Davos est une rencontre pour
les principaux businessmen et entrepreneurs des grandes
multinationales du monde entier. À
Davos, les grands capitaines d'industrie peuvent rencontrer les
hommes politiques et exercer encore un peu plus leur lobbying.
Matthieu Ricard a l'air d'y être comme un poisson dans l'eau.
Étrange pour quelqu'un qui fait sans cesse l'apologie de la vie
d'ermite...
On
a vu aussi Matthieu Ricard donner des conférences à Wisdom 2.0, la
grande conférence de Google sur les pratiques de mindfulness
(méditation de pleine conscience) et les moyens d'intégrer ces
pratiques dans la logique de la culture d'entreprise libérale. Plus
récemment, on a vu Matthieu Ricard expliquer tous les bienfaits de
l'altruisme en entreprise aux conférences Salesforce (une société
qui évolue dans le monde des softwares). Matthieu Ricard est donc
très lié au monde de l'entreprise et aux multinationales qui
contrôlent aujourd'hui le monde. Au Moyen-Âge,
les religieux qu'ils soient chrétiens, bouddhistes, musulmans ou
autres courtisaient les rois, les empereurs et les nobles pour
asseoir leur pouvoir sur la société. Ils fermaient les yeux sur les
travers et les perversités des puissants et se montraient
intransigeants avec le petit peuple qui étaient sans cesse
culpabilisés et menacés d'aller en enfer. Aujourd'hui, les
puissants de ce monde ne sont plus les rois ou les empereurs, ni même
les politiciens, mais bien les capitaines d'industrie, les maîtres
de la finance internationale. C'est donc eux que les religieux
essayent de courtiser pour garder leur emprise sur le monde.
Maintenant,
pourquoi les entreprises auraient-elles besoin de développer le
« bonheur comme compétence » ? Tout simplement
parce que les managers font un calcul d'intérêt où ils se disent
qu'un employé heureux sera plus productif, plus enthousiaste, plus
rentable (surtout s'il est heureux de travailler pour son
entreprise). Considérer le bonheur comme une compétence fait du
bonheur un objectif à atteindre exactement comme on peut vouloir
faire du chiffre. Et celui qui est malheureux, par exemple parce
qu'il vient de se faire renvoyer, n'a qu'à s'en prendre à lui-même
et à son manque de compétence. Il va retourner son désarroi et sa
détresse contre lui-même et il ne va pas remettre en question les
structures injustes du capitalisme et commencer à se battre pour le
droit des travailleurs (ce genre de comportements de gauchistes qui
sont comme tout le monde le sait à Davos, le comportements des
ratés, des incapables et des incompétents).
Voilà.
Je tiens pour conclure à insister sur le fait que je ne suis pas
contre le fait de faire un « plaidoyer pour le bonheur »
comme le fait Matthieu Ricard. Au contraire, sur beaucoup de points,
la plupart en fait, je suis en accord avec lui. Il me semble qu'il
reste encore à développer une philosophie qui assume son
eudémonisme. Mais il me semble aussi qu'il arrive que l'enfer soit
pavé de bonnes intentions et qu'il faut veiller à ne pas tomber
dans des déviations possibles et des fourvoiements parce qu'on a
cherché des alliances avec le monde capitaliste et les entreprises
dont le projet reste centré sur le profit individuel, l'avidité,
l'ambition dévorante, la cupidité et le sens de la compétition. Je
tiens aussi à préciser que je ne suis pas contre le fait que les
entreprises organisent des séances de méditation pour leurs
salariés qui auraient envie de s'adonner à la méditation et
d'apaiser leur esprit. Cela me paraît une très bonne idée, mais
attention à ce que ces pratiques de pleine conscience ne soient
détournées en séances de manipulation et d'endoctrinement à une
éthique de l'ultra-individualisme totalement contraire à
l'altruisme et à la bienveillance prônés dans le Dharma.
F. Leblanc,
le 26 juillet 2016.
F. Leblanc,
le 26 juillet 2016.
Voir la suite de cette réflexion : Le bonheur est un état ou une compétence ?
Conférence
de Matthieu Ricard et de Chade-Meng Tan, cadre supérieur chez
Google :
Pour
présenter Chade-Meng Tan, Matthieu Ricard dit : « Voilà
quelqu'un qui ne rebute pas le monde de l'entreprise, le monde des
affaires, le monde de tout ce qu'on veut, en raison de sa réussite
personnelle ».
Conférence
de Matthieu Ricard organisée par Salesforce (société éditrice de
logiciel) :
Pour
une critique de l'approche par les compétences dans l'enseignement,
on peut lire le texte de Nico Hirtt (Belgique) : L'approche
par compétence – une mystification, L'école démocratique,
n°39, septembre 2009.
Voir également à propos de la question du bonheur:
- Le bonheur et les autres : Le bonheur est-il en nous ? Ou se trouve dans notre relation avec les autres ? Dans le milieu du développement personnel et de la spiritualité, on n'entend souvent que le bonheur est en nous, et nulle part ailleurs, et que ce bonheur ne dépend pas des situations heureuses (comme la richesse, la réussite, la réputation, la chance, la santé) ou de telles ou telles personnes (la famille, les personnes aimées, les amis, les collègues...). Il faut chercher ce bonheur en soi-même, au plus profond de son être et savoir rester équanime face aux aléas heureux ou malheureux de la vie. Ce n'est pas faux, cela recèle même une part fondamentale de vérité : je défends personnellement l'idée que le bonheur véritable est d'abord le fruit d'un travail spirituel et philosophique sur soi-même. Néanmoins affirmer que le bonheur ne dépend pas du tout des autres me laisse sceptique. Il me semble que la problématique est plus complexe que cela.
Voir aussi le Soûtra des Bénédictions (Mangala Sutta) ainsi que son commentaire.
À propos de la méditation de Pleine Conscience pratiquée dans les entreprises, on peut lire :
On entend beaucoup parler ces temps-ci de méditation dans les entreprises, des bienfaits de la pleine conscience ou mindfulness dans le management. En soi, cela me paraît être une bonne chose : si les entrepreneurs s'enthousiasment pour la méditation et veulent organiser des séances de zazen au milieu de l'open space. Pourquoi pas, en fait ? Néanmoins, quelque chose me laisse sceptique : est-il judicieux de réduire la méditation à une pratique prometteuse en terme d'augmentation de la productivité ? Est-on plus aware des objectifs quantitatifs fixés par l'entreprise quand on s'est livré à une séance de pleine conscience ? Est-ce qu'on est un meilleur employé quand on s'applique sagement à s'asseoir en lotus et à faire le vide dans son entreprise ?
Voir aussi à propos de Matthieu Ricard :
Le psychologue Serge Tisseron critique le moine bouddhiste Matthieu Ricard sur la question de l'empathie. Celui-ci ne distingue pas suffisamment les différents types d'empathie. Et face à la détresse émotionnelle qui peut survenir à cause d'un trop-plein d'empathie, il oppose la compassion au sens bouddhiste du terme. Mais comment le bouddhisme pense-t-il vraiment des notions telles que l'empathie, l'altruisme et la compassion ?
- renouer avec la nature
- s'occuper aussi des animaux
- Un mouton n'est pas un tabouret qui se déplace
- Liberté
Qu'est-ce que la liberté ? Est-ce la possibilité de faire ce qu'on veut ? Ou y a-t-il une dimension plus intérieure de la liberté ?
- Commentaires sur « L’Art de la Méditation » de Matthieu Ricard : voir le texte
Pourquoi les enseignements du Bouddha sont-ils si rarement cités par les lamas du bouddhisme tibétains ? Est-ce que la méditation sur la nature de l'esprit n'occulte pas l'établissement de l'attention portée sur le corps (telle que le Bouddha l'enseigne dans le Soutra des Quatre Etablissements de l'Attention) ? Les soutras du Petit Véhicule ont-ils un intérêt dans la méditation sur la vacuité telle que l'expriment les soutras de la Perfection de Sagesse ? Comment intégrer les différents Véhicules du bouddhisme ?
Voir aussi les articles sur le libéralisme :
- Libéral
- Libéral, libertaire, libertarien
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.
Le bonheur, un état et pas une compétence?
RépondreSupprimerLa fatigue est un état. je constate que je suis un peu fatigué ou en pleine forme. Si je suis fatigué je peu influer sur cet état en allant dormir de bonne heure.
Est-ce que je peux en dire de même du bonheur? Puis-je constater mon état de bonheur? Oui... Je suis en bonne santé, le monde ne va pas très bien mais moi ça va plutôt bien. Puis-je influer sur cet état? Oui par une hygiène de vie et en m'efforçant d'être gentil avec mon entourage qui en retour sera gentil avec moi.
Dire que c'est une compétence c'est dire autre chose que c'est comme un sport et qu'il repose sur des techniques qui permettent d'aller plus loin. C'est ouvrir la porte au développement personnel mais est-ce le propos de Mathieu Ricard?
Le propos de mathieu Ricard c'est plutôt de faire reposer le bonheur sur l'altruisme il me semble.
Seulement le mot altruisme est un mot moins sexy et vendeur que celui de bonheur.
Si j'ai raison je ne vois pas pourquoi il serait incompatible avec le monde du business du commerce et des affaires?
L'idée c'est de montrer qu'il y une congruence possible entre l'utilitarisme et l'altruisme au sens où s'entraider sans discrimination est bénéfique pour tout le monde.
On vois bien qu'on a tous a gagner au commerce équitable. Pour moi c'est un argument marketing auquel je suis sensible.
Je préfère payer mon chocolat plus cher si je sais que les paysans qui le cultivent ont de meilleures conditions d'existence, qu'ils ne sont pas exploités et que leurs enfants vont à l'école.
On a tous entendu parler de ces hommes d'affaires qui préfère gagner moins d'argent mais ne pas spéculer sur les denrées alimentaires, spéculations qui sont susceptibles de provoquer des famines.
Bernard Stiegler dit qu'il y a plein de jeunes diplômés qui préfèrent gagner moins d'argent et travailler dans l'open source... simplement parce que ça les rend plus heureux que de travailler dans des grosses entreprises en concurrence les unes avec les autres.
Si ce type d'argument mérite bien d'être exposé c'est bien dans le monde du business et du commerce.
A quels autres endroits devrait-il exposer ses thèses? où serait-il plus utile?
Le terme "qualité" aurait été plus judicieux mais parfois les mots que nous utilisons sont influencés par l'environnement dans lequel nous baignons. Le monde de l'entreprise avec son jargon est à ce titre particulièrement propice à exercer une telle influence. Gageons que Matthieu Ricard aurait préféré "qualité" plutôt que "compétence" mais que ce dernier lui aura échappé. Tout à fait d'accord sur la conclusion avec le risque de récupération à des fins égotiques ou individualistes de la "pleine conscience" dépourvue de motivation altruiste.
RépondreSupprimerMerci pour vos commentaires.
RépondreSupprimerJ'y répondu dans l'article : "Le bonheur, un état ou une compétence ?"
http://lerefletdelalune.blogspot.be/2016/07/le-bonheur-un-etat-ou-une-competence.html