« Après que
l’expérience m’eut appris que tout ce qui arrive d’ordinaire
dans la vie commune est vain et futile, ayant vu que tout ce qui
était pour moi cause ou objet de crainte n’avait en soi rien de
bon ou de mauvais, mais dans la seule mesure où mon âme en était
émue, je me décidai enfin à chercher s’il n’existait pas un
bien véritable, communicable, et tel que mon âme, rejetant tout le
reste, pût être affecté par lui seul ; bien plus, s’il n’y
avait pas quelque chose dont la découverte et l’acquisition me
ferait jouir pour l’éternité d’une joie continue et
souveraine. »
Spinoza, « Traité
de la Réforme de l’Entendement »,
traduction du latin par Séverine Auffret, éd. Mille et une nuits,
Paris, 1996, p. 7.
Le philosophe hollandais du
XVIIème siècle, Baruch Spinoza, commence son Traité
de la Réforme de l’Entendement
par ce paragraphe très ramassé. Il y di quelque chose d’essentiel
concernant la philosophie comme manière de vivre. Essayons de
décortiquer la proposition de Spinoza :
- Au préalable, il faut : 1°) apprendre « par l’expérience que tout ce qui arrive d’ordinaire dans la vie commune est vain et futile ». La philosophie implique toujours le geste de se détacher des préoccupations mondaines qui apparaissent comme fondamentales pour les gens mondaines, mais qui se révèlent vaines et futiles en comparaison d’autres buts. On peut ainsi tenir l’argent, l’apparence physique ou vestimentaire, la réussite sociale, la gloire, les honneurs, le pouvoir comme des choses fondamentales parce que la plupart des gens sont ivres de ces buts mondains. Mais avec un peu d’analyse, on se rend compte que ces buts demandent énormément d’effort pour un résultat souvent décevant, voire qui peut se révéler très amers. Obtenir ces choses s’avère aussi très fugaces : ils ne résistent pas à l’usure du temps. Se détacher de ces buts mondains libère l’esprit et le corps pour s’intéresser à des buts plus élevés.
2°) voir « que
tout ce qui était pour moi cause ou objet de crainte n’a en soi
rien de bon ou de mauvais »
mais on juge les choses « dans
la seule mesure où son âme en est émue ».
Du point de vue de la Nature, rien n’est bon ou mauvais. La Nature
est indifférente au meurtre, au vol, au viol, à l’agression comme
elle est indifférente à la souffrance, à la peur, aux pleurs et
aux lamentations des personnes éplorées… Elle est pareillement
indifférente au bonheur, à la joie, aux rires. Il n’y a ni bien,
ni mal dans la Nature. Selon Spinoza, on ne peut donc pas dire que
quelque chose soit mauvais dans la Nature. Si je suis poursuivi par
un tigre, je ne peux pas dire que le tigre soit mauvais. Si j’ai
peur de la mort, je ne peux pas dire que la mort soit mauvaise.
Par contre, il y a bel et
bien un bien et un mal du point de vue de la conscience qui
expérimente le monde.
- Le but de la philosophie, sachant cela, peut donc se définir par cette résolution : « je me décide enfin à chercher s’il n’existe pas un bien véritable, communicable, et tel que mon âme, rejetant tout le reste, puisse être affecté par lui seul ». Il s’agit donc de trouver un bien, mais pas n’importe quel bien, ce que les philosophes appellent le « Souverain Bien ». Les biens comme l’argent, les possessions, les honneurs et la gloire sont relatifs, souvent insatisfaisants et fluctuants dans le temps. Ils sont comme le dit Spinoza « vains et futiles ». Mais le souverain bien est ce bien véritable qui dure dans le temps et qui résiste aux aléas et aux tempêtes de la vie, un bien véritable sur lequel l’âme peut se focaliser et « rejetant tout le reste, peut être affecté par lui seul ». C’est l’idéal philosophique de la sérénité du Sage qui n’est affectée par aucun événement, aucun trouble. Le souverain bien est donc un bonheur profond qui perdure et s’enracine dans le temps.
En
ce sens, la philosophie de Baruch Spinoza est un eudémonisme.
« Eudémonisme » est ce terme du jargon philosophique qui
désigne toute philosophie dont le but central est de trouver le
bonheur. Le mot vient du grec « eudaimôn » qui signifie
tout simplement bonheur (« eu » signifie « heureux »
et « daimôn » signifie « esprit »). Spinoza
s’inscrit dans cette tradition philosophique qui inclut Epicure,
les stoïciens, le Bouddha, Montaigne et de nombreux autres. La
philosophie ne vaut, dans cette perspective, que dans la dimension où
elle se révèle utile à notre épanouissement et notre
développement vers une vie plus heureuse et plus harmonieuse. La
philosophie ne peut pas qu’être seulement un discours savant et
hermétique sur le pourquoi du monde, l’Être et le Néant ou sur
les antinomies de la métaphysique, un discours qui ne changerait
rien au cours de notre vie.
Autre
point important : Spinoza définit ce bien véritable comme un
bien « communicable », soit qu’on puisse l’enseigner,
qu’on puisse indiquer le chemin qui conduit à atteindre ce
Souverain Bien. Et le « Traité
de la Réforme de l’Entendement »
serait en ce sens un programme, un plan qui conduirait l’âme à se
tourner entièrement vers le Souverain Bien. Soit que ce bien
véritable se communique du Sage aux autres comme un liquide circule
entre des vases communicants. En ce sens, la fréquentation d’une
personne sage aurait un effet bénéfique quand bien même nous
manquerions beaucoup de cette sagesse qui nous serait nécessaire
pour mener une vie plus harmonieuse. Cette qualité « communicable »
de la sagesse indique également que l’utilité du cheminement
philosophique n’est pas seulement personnelle (ce qui n’est déjà
pas si mal), mais c’est une utilité qui s’adresse au bien et au
bonheur du plus grand nombre, une utilité qui se veut profitable et
avantageuse pour le plus grand nombre de personnes possibles qui
voudront bien écouter ou être influencées par ce « bien
véritable ».
- Au final, il s’agit de se demander si « bien plus, il n’y a pas quelque chose dont la découverte et l’acquisition me ferait jouir pour l’éternité d’une joie continue et souveraine ». C’est là la définition du Souverain Bien par Spinoza : pas seulement, un bonheur durable et stable dans cette existence, mais « l’éternité d’une joie continue et souveraine ». Il s’agit là de l’éveil d’une conscience qui, par étapes, passe de la passivité totale où elle subit tous les aléas de la vie à l’action pleine et entière où elle va se déployer dans la joie, une joie qui est continue quoi qu’il arrive et qui se montre souveraine par rapport aux événements, qui ne se laisse pas dicter son état par les événements. Et surtout une conscience qui fait l’expérience intime de l’éternité de cette joie, victoire suprême sur le temps et la misère de ce monde.
A
ce stade, l’ouverture du « Traité
de la Réforme de l’Entendement »,
Spinoza ne fait que postuler ce Souverain Bien. L’éternité
d’une joie continue et souveraine est-elle
une réalité difficilement atteignable certes pour la conscience,
mais une possibilité réelle qui s’offrira à nous quand nous
aurons le courage et la perspicacité de venir à bout du cheminement
philosophique ? Ou est-ce que c’est seulement un idéal que
les philosophes imaginent pour se créer une espérance nouvelle
d’être un jour délivré du fardeau de l’existence, comme
d’autres mettent leur espérance dans Dieu et la religion ?
En
tant que philosophe, j’ai bien entendu envie d’y croire. Mais je
n’ai aucune certitude sur la question. Néanmoins, même dans cette
seconde option, ce Souverain Bien agirait alors comme l’étoile
polaire qui guide le marin sans que celui-ci ne l’atteigne jamais.
Cet idéal d’un Souverain Bien ne serait donc pas qu’une chimère
car elle nous aide à faire effort pour apaiser et améliorer notre
vie, à dépasser les déceptions et les phases de désespoir. Une
chimère peut-être, mais une chimère utile et constructive.
Baruch Spinoza (1632-1677) |
Autres citations de Spinoza :
C'est toujours avec un immense grand grand plaisir que je passe "par-ici" . Merci et à un de ces jours Inch Allah. Tout de bon you .
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