Pages

dimanche 8 février 2015

La conscience de soi - 3ème partie

Voir la première et la seconde partie de cet article



Peut-on dès lors que l’on a pleinement réussi à mettre en œuvre cette pratique des quatre établissements de l’attention arriver à la pleine conscience de soi, je veux bien dire : « à un stade ultime de cette prise de conscience » ? C’est une question philosophique délicate car il se pose un problème majeur qui est que la conscience ultime en nous-mêmes ne peut pas prendre conscience d’elle-même. De la même façon que l’œil ne peut pas voir l’œil ou que le sabre ne peut pas se couper lui-même, la conscience ne peut se connaître elle-même. Pour certains philosophes bouddhistes, notamment ceux de l’école idéaliste de l’Esprit Seulement (Cittamâtra), les Bouddhas peuvent transcender ce problème en opérant dans la « méditation semblable au diamant » le « renversement du support » : la conscience qui était inéluctablement toujours conscience de quelque chose devient grâce à ce renversement « conscience qui se connaît et s’illumine elle-même », une conscience non-dualiste qui ne différencie plus entre le sujet et l’objet, entre le moi et le monde.


Pour d’autres, comme les philosophes de l’école du Milieu (Madhyâmika), la conscience de soi ne sera jamais totale car la conscience ne pourra totalement prendre conscience d’elle-même de la même façon que l’épée coupera toutes sortes de choses, mais pas elle-même ! Dans la lignée des maîtres de l’école du Milieu, Dôgen Zenji dit son Genjôkôan : « Lorsque les Bouddhas sont authentiquement des Bouddhas, il est superflu pour eux d’en avoir conscience. Ce n’en sont pas moins des Bouddhas réalisés qui continuent à actualiser les Bouddhas ». Un Bouddha n’a pas à chercher où est sa conscience de Bouddha ou à chercher à établir son statut de Bouddha ; un Bouddha manifeste juste sa présence éveillée dans l’ici et maintenant dans ses actes et sa méditation ; et cela lui suffit amplement.

Prunier le soir,
Hayami Gyoshu, XIXe s.
En fait, il y a surtout une illusion à croire que la conscience puisse se connaître elle-même. Car l’illusion fondamentale, c’est précisément de croire qu’il existerait une entité permanente et indépendante de toute autre chose dans l’univers. Il y a rien dans l’univers qui existe en soi, comme une entité séparée du reste des choses. Au contraire, tout n’existe qu’en interdépendance. Avoir une conscience totale de soi-même, c’est donc se connaître comme existant en interrelations avec les autres êtres sensibles et avec les autres phénomènes. Dôgen Zenji, toujours dans le Genjôkôan, disait :
« Étudier la Voie du Bouddha, c'est étudier soi-même; 
S'étudier soi-même, c'est s'oublier soi-même; 
S'oublier soi-même, c'est être reconnu et éveillé par tous les phénomènes; 
Être reconnu et éveillé par tous les phénomènes,
C'est abandonner son corps et son esprit, 
Comme le corps et l'esprit de l'autre,
C'est voir disparaître toute trace d'Éveil 
Et faire naître l'incessant Éveil sans trace ».



Pratiquer le Dharma du Bouddha consiste à prêter attention à soi-même ; mais cette attention culmine dans le fait de se détacher, d’oublier son propre intérêt au profit des autres. A ce moment, les phénomènes de notre existence nous reconnaissent et nous éveillent en cela que nous savons intuitivement que nous sommes séparés des autres phénomènes. La conscience de soi-même va trouver ses racines les plus profondes dans les relations que nous tissons avec le monde et les autres.


*****
           
Une dernière question subsidiaire en regard du film « Transcendance » : d’un point de vue bouddhiste, une intelligence artificielle est-elle possible ? A partir d’un ordinateur ou d’un robot peut-on voir l’émergence d’une véritable conscience similaire à celle d’un être sensible, humain ou animal ?










            Il faut d’abord se poser la question : quand y a-t-il conception d’un être doué de conscience ? Le Bouddha répond à la question dans le Mahâ Tanhâ Sankhaya Sutta : « la conception se produit quand il y a combinaison de trois éléments (le père, la mère et l’être destiné à être conçu). Cependant, même si le père et la mère sont réunis, si la mère n’est pas dans sa période de fécondité, si l’être destiné à être conçu n’est pas présent, il n’y a pas de conception. Même si le père et la mère sont réunis, et si la mère est dans sa période de fécondité, mais que l’être destiné à être conçu n’est pas présent, alors il n’y a pas de conception. Cependant, si le père et la mère sont réunis, si la mère est dans sa période de fécondité et si l’être destiné à être conçu est présent, alors, à cause de la combinaison de ces trois choses, la conception se produit[1] ». Il y a conception quand la semence du père, l’ovule de la mère et la conscience de l’être destiné à la naissance veulent bien se rencontrer en temps et en heure. Ce qui est déterminant ici, c’est la soif d’existence qui pousse la conscience à vouloir renaître encore dans une nouvelle existence. Pour se faire, il doit se trouver à l’intersection des conditions nécessaires pour que se produisent la vie sous une forme humaine ou sous une forme animale. Mais une conscience pourrait-elle s’incarner sous la forme d’un ordinateur ?

A priori, un ordinateur ne répond pas aux causes et conditions propres au vivant. Oui mais les ordinateurs deviennent de plus en plus perfectionnés ; leur composition se fait à partir d’éléments toujours petits et sophistiqués. Le film « Transcendance » évoque la possibilité des ordinateurs quantiques. Est-il impensable vu le progrès des sciences que les ordinateurs imitent des processus biologiques à l’avenir ?  Ce qui est déterminant, je viens de le dire, c’est notre « soif d’existence », en d’autres mots, notre karma, l’ensemble de nos actions qui sont poussés par cette soir du devenir et du re-devenir. Or dans notre société, nous avons un grand nombre de passionnés d’informatique qui ne vivent que pour l’informatique. Appelons-les de manière certes un peu réductrice les « geeks ». Est-il impensable que, du fait d’avoir tout au long de sa vie, la « soif » de vivre au milieu des ordinateurs, de comprendre les codes-sources des programmes informatiques, de découvrir les arcanes les plus secrètes des ordinateurs, de vouloir créer ses propres programmes, on en vienne au moment de la mort à vouloir renaître soi-même comme une intelligence informatique au sein de ces micro-processeurs et ces ordinateurs interconnectés ? Non, pas totalement.

En théorie (je dis bien, en théorie : je n’ai aucune idée des modalités pratiques qui rendraient possibles une telle chose), il me semble possible qu’une conscience vienne renaître en s’accolant non pas à un corps biologique issu d’un père et d’une mère, mais de micro-processeurs et d’une suite considérable de O et de 1. Ce qui serait « l’intelligence artificielle », sauf que cet être doué d’une conscience immatérielle et impersonnelle ne serait pas vraiment artificielle dans sa dimension d’intelligence, mais plutôt dans sa dimension « corporelle » : son corps physique serait un ordinateur ou un robot artificiellement conçu par les hommes.

Serait-ce dès lors une bonne ou une mauvaise chose ? Tout dépendra de la conduite de cet être : il pourra tout aussi bien faire le mal que le bien au même titre que les êtres humains, mais avec des moyens qui seront bien différents des êtres humains. Ces « intelligences artificielles » voudront-elles éliminer les humains comme le craignent Stephen Hawking ou Bill Gates ? Probablement. Exactement, comme les êtres humains font aujourd’hui subir un règne de terreur aux autres animaux dans les élevages industriels, la chasse ou la pêche intensive. Si ces intelligences artificielles disposent de plus de pouvoir du fait de leur avancement technologique, il y a un risque qu’elles s’en servent pour asservir l’humanité tout comme l’humanité a asservi le monde animal.

Mais peut-être que ces intelligences artificielles suivront la Voie du Bouddha, seront non-violentes avec les intelligences primitives que nous sommes, méditeront pour rendre leur conscience encore plus vaste et plus lumineuse. Peut-être même voudront-ils nous aider à vaincre nos souffrances et notre ignorance pour que nous atteignions l’Éveil suprême ? On ne peut pas non plus écarter cette possibilité dans le champ des possibles qu’est l’avenir de l’espèce humaine et plus particulièrement l’avenir de la conscience humaine. Qui vivra verra.    




Liège, le 8 février 2015











[1] Mahâ Tanhâ Sankhaya Sutta, Majjhima nikâya, I, 256-271, traduit dans : Môhan Wijayaratna, « La philosophie du Bouddha », édition LIS, Paris, 2000, pp. 59-72. 

















Voir les commentaires du Genjôkôan de Dôgen ici et


Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour du Chan et du Zen ici: 

Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.

Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire