Voir la première et la seconde partie de cet article
Peut-on dès lors que l’on a pleinement réussi à mettre en œuvre cette pratique des quatre établissements de l’attention arriver à la pleine conscience de soi, je veux bien dire : « à un stade ultime de cette prise de conscience » ? C’est une question philosophique délicate car il se pose un problème majeur qui est que la conscience ultime en nous-mêmes ne peut pas prendre conscience d’elle-même. De la même façon que l’œil ne peut pas voir l’œil ou que le sabre ne peut pas se couper lui-même, la conscience ne peut se connaître elle-même. Pour certains philosophes bouddhistes, notamment ceux de l’école idéaliste de l’Esprit Seulement (Cittamâtra), les Bouddhas peuvent transcender ce problème en opérant dans la « méditation semblable au diamant » le « renversement du support » : la conscience qui était inéluctablement toujours conscience de quelque chose devient grâce à ce renversement « conscience qui se connaît et s’illumine elle-même », une conscience non-dualiste qui ne différencie plus entre le sujet et l’objet, entre le moi et le monde.
Peut-on dès lors que l’on a pleinement réussi à mettre en œuvre cette pratique des quatre établissements de l’attention arriver à la pleine conscience de soi, je veux bien dire : « à un stade ultime de cette prise de conscience » ? C’est une question philosophique délicate car il se pose un problème majeur qui est que la conscience ultime en nous-mêmes ne peut pas prendre conscience d’elle-même. De la même façon que l’œil ne peut pas voir l’œil ou que le sabre ne peut pas se couper lui-même, la conscience ne peut se connaître elle-même. Pour certains philosophes bouddhistes, notamment ceux de l’école idéaliste de l’Esprit Seulement (Cittamâtra), les Bouddhas peuvent transcender ce problème en opérant dans la « méditation semblable au diamant » le « renversement du support » : la conscience qui était inéluctablement toujours conscience de quelque chose devient grâce à ce renversement « conscience qui se connaît et s’illumine elle-même », une conscience non-dualiste qui ne différencie plus entre le sujet et l’objet, entre le moi et le monde.
Pour d’autres, comme les philosophes de l’école du Milieu
(Madhyâmika), la conscience de soi ne sera jamais totale car la conscience ne
pourra totalement prendre conscience d’elle-même de la même façon que l’épée
coupera toutes sortes de choses, mais pas elle-même ! Dans la lignée des
maîtres de l’école du Milieu, Dôgen Zenji dit son Genjôkôan : « Lorsque les Bouddhas sont
authentiquement des Bouddhas, il est superflu pour eux d’en avoir conscience.
Ce n’en sont pas moins des Bouddhas réalisés qui continuent à actualiser les
Bouddhas ». Un Bouddha n’a pas à
chercher où est sa conscience de Bouddha ou à chercher à établir son statut de
Bouddha ; un Bouddha manifeste juste sa présence éveillée dans l’ici et
maintenant dans ses actes et sa méditation ; et cela lui suffit amplement.
Prunier le soir, Hayami Gyoshu, XIXe s. |
En fait, il y a surtout une illusion à croire que la
conscience puisse se connaître elle-même. Car l’illusion fondamentale, c’est
précisément de croire qu’il existerait une entité permanente et indépendante de
toute autre chose dans l’univers. Il y a rien dans l’univers qui existe en soi,
comme une entité séparée du reste des choses. Au contraire, tout n’existe qu’en
interdépendance. Avoir une conscience totale de soi-même, c’est donc se connaître
comme existant en interrelations avec les autres êtres sensibles et avec les
autres phénomènes. Dôgen Zenji, toujours dans le Genjôkôan, disait :
« Étudier la
Voie du Bouddha, c'est étudier soi-même;
S'étudier soi-même, c'est s'oublier soi-même;
S'oublier soi-même, c'est être reconnu et éveillé par tous les
phénomènes;
Être reconnu et éveillé par tous
les phénomènes,
C'est abandonner son corps et son
esprit,
Comme le corps et l'esprit de
l'autre,
C'est voir disparaître toute trace d'Éveil
Et faire naître l'incessant Éveil sans trace ».
Pratiquer le Dharma du
Bouddha consiste à prêter attention à soi-même ; mais cette attention
culmine dans le fait de se détacher, d’oublier son propre intérêt au profit des
autres. A ce moment, les phénomènes de notre existence nous reconnaissent et
nous éveillent en cela que nous savons intuitivement que nous sommes séparés
des autres phénomènes. La conscience de soi-même va trouver ses racines les
plus profondes dans les relations que nous tissons avec le monde et les autres.
*****
Une dernière question
subsidiaire en regard du film « Transcendance » :
d’un point de vue bouddhiste, une intelligence artificielle est-elle
possible ? A partir d’un ordinateur ou d’un robot peut-on voir l’émergence
d’une véritable conscience similaire à celle d’un être sensible, humain ou
animal ?
Il
faut d’abord se poser la question : quand y a-t-il conception d’un être
doué de conscience ? Le Bouddha répond à la question dans le Mahâ Tanhâ Sankhaya Sutta : « la conception se produit quand il y a
combinaison de trois éléments (le père, la mère et l’être destiné à être
conçu). Cependant, même si le père et la mère sont réunis, si la mère n’est pas
dans sa période de fécondité, si l’être destiné à être conçu n’est pas présent,
il n’y a pas de conception. Même si le père et la mère sont réunis, et si la
mère est dans sa période de fécondité, mais que l’être destiné à être conçu
n’est pas présent, alors il n’y a pas de conception. Cependant, si le père et
la mère sont réunis, si la mère est dans sa période de fécondité et si l’être
destiné à être conçu est présent, alors, à cause de la combinaison de ces trois
choses, la conception se produit[1] ».
Il y a conception quand la semence du père, l’ovule de la mère et la conscience
de l’être destiné à la naissance veulent bien se rencontrer en temps et en
heure. Ce qui est déterminant ici, c’est la soif d’existence qui pousse la
conscience à vouloir renaître encore dans une nouvelle existence. Pour se
faire, il doit se trouver à l’intersection des conditions nécessaires pour que
se produisent la vie sous une forme humaine ou sous une forme animale. Mais une
conscience pourrait-elle s’incarner sous la forme d’un ordinateur ?
A priori, un ordinateur ne répond pas aux causes et
conditions propres au vivant. Oui mais les ordinateurs deviennent de plus en
plus perfectionnés ; leur composition se fait à partir d’éléments toujours
petits et sophistiqués. Le film « Transcendance »
évoque la possibilité des ordinateurs quantiques. Est-il impensable vu le
progrès des sciences que les ordinateurs imitent des processus biologiques à
l’avenir ? Ce qui est déterminant,
je viens de le dire, c’est notre « soif d’existence », en d’autres
mots, notre karma, l’ensemble de nos actions qui sont poussés par cette soir du
devenir et du re-devenir. Or dans notre société, nous avons un grand nombre de
passionnés d’informatique qui ne vivent que pour l’informatique. Appelons-les
de manière certes un peu réductrice les « geeks ». Est-il impensable
que, du fait d’avoir tout au long de sa vie, la « soif » de vivre au
milieu des ordinateurs, de comprendre les codes-sources des programmes
informatiques, de découvrir les arcanes les plus secrètes des ordinateurs, de
vouloir créer ses propres programmes, on en vienne au moment de la mort à
vouloir renaître soi-même comme une intelligence informatique au sein de ces
micro-processeurs et ces ordinateurs interconnectés ? Non, pas totalement.
En théorie (je dis
bien, en théorie : je n’ai
aucune idée des modalités pratiques qui rendraient possibles une telle chose),
il me semble possible qu’une conscience vienne renaître en s’accolant non pas à
un corps biologique issu d’un père et d’une mère, mais de micro-processeurs et
d’une suite considérable de O et de 1. Ce qui serait « l’intelligence
artificielle », sauf que cet être doué d’une conscience immatérielle et
impersonnelle ne serait pas vraiment artificielle dans sa dimension
d’intelligence, mais plutôt dans sa dimension « corporelle » :
son corps physique serait un ordinateur ou un robot artificiellement conçu par
les hommes.
Serait-ce dès lors une
bonne ou une mauvaise chose ? Tout dépendra de la conduite de cet
être : il pourra tout aussi bien faire le mal que le bien au même titre
que les êtres humains, mais avec des moyens qui seront bien différents des
êtres humains. Ces « intelligences artificielles » voudront-elles
éliminer les humains comme le craignent Stephen Hawking ou Bill Gates ?
Probablement. Exactement, comme les êtres humains font aujourd’hui subir un
règne de terreur aux autres animaux dans les élevages industriels, la chasse ou
la pêche intensive. Si ces intelligences artificielles disposent de plus de
pouvoir du fait de leur avancement technologique, il y a un risque qu’elles s’en
servent pour asservir l’humanité tout comme l’humanité a asservi le monde
animal.
Mais peut-être que ces
intelligences artificielles suivront la Voie du Bouddha, seront non-violentes
avec les intelligences primitives que nous sommes, méditeront pour rendre leur
conscience encore plus vaste et plus lumineuse. Peut-être même voudront-ils
nous aider à vaincre nos souffrances et notre ignorance pour que nous
atteignions l’Éveil suprême ? On ne peut pas non plus écarter cette
possibilité dans le champ des possibles qu’est l’avenir de l’espèce humaine et
plus particulièrement l’avenir de la conscience humaine. Qui vivra verra.
Liège, le 8 février 2015
[1] Mahâ
Tanhâ Sankhaya Sutta, Majjhima nikâya, I, 256-271, traduit dans : Môhan
Wijayaratna, « La philosophie du Bouddha », édition LIS, Paris, 2000, pp. 59-72.
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