Il
n'y a pas de vacuité qui contredise l'apparence,
De
même que le feu est indissociable de la chaleur, le propre du feu.
La
conviction d'une différence n'est qu'une distinction
intellectuelle :
L'eau
et le reflet de la lune dans l'eau sont indistincts dans la mare.
Apparence
et vacuité sont une dans la réalité absolue.
Longchenpa,
La liberté naturelle de l'esprit, traduction et introduction
par Philippe Cornu, éd. Du Seuil/Points Sagesse, Paris, 1994, p.
207.
« Il
n'y a pas de vacuité qui contredise l'apparence ». Voilà qui
contredit sévèrement notre appréhension intuitive du monde. C'est
pour toute personne sensée une évidence que l'apparence est le
signe d'une réalité concrète qui se cache derrière cette
apparence. Si je vois l'apparence d'un arbre, je m'attends à ce que
cet arbre ne soit pas simplement une forme d'arbre, mais qu'on puisse
le toucher, le sentir, entendre le vent qui frémit dans ses
branchages, qu'on puisse monter dessus, supportant notre poids. Je
vois un arbre et j'en déduis une réalité d'arbre. Bien sûr, je
peux me tromper, l'arbre pourrait être le produit d'un mirage, d'un
hologramme, d'une hallucination. Mais dans ce cas précisément,
l'irréalité de cet arbre, le vide qui se cache derrière la forme
de l'arbre contredit de manière flagrante l'apparence de l'arbre.
C'est une tendance très inscrite en nous de rattacher à l'apparence
une réalité qui sous-tend et rend possible cette apparence.
Longchenpa,
ce grand maître de l'école nyingmapa du bouddhisme tibétain
(1308-1364), s'inscrit dans la droite ligne dans la philosophie
bouddhiste du Grand Véhicule quand il avance que l'apparence n'est
pas contredite par la vacuité. Cela ne va pas sans rappeler la
célèbre formule du Soûtra du Cœur de la Perfection de Sagesse :
« La
forme est vide,
Le
vide est forme.
La
forme n'est autre que le vide,
Le
vide n'est autre que la forme ».
En
fait, bien entendu que la forme de l'arbre que l'on voit s'accompagne
de la texture et de la masse
solide de l'arbre qu'on peut toucher, mais toutes ces impression
sensorielles qui s'entrecroisent pour donner une impression très
forte de réalité sont elles-mêmes vides d'une existence ultime. La
réalité est une grande illusion quand bien même il est beaucoup
plus difficile de la discerner que l'illusion d'un mirage ou d'un
hologramme, et que cette illusion dure nettement plus longtemps qu'un
mirage ou qu'un rêve qui s'évanouisse très vite dans leur
irréalité. Śhāntideva
a dit à ce sujet1 :
« Une
illusion dure autant
Que
la collection de ses causes ;
Les
êtres seraient-ils réels
Simplement
parce qu'ils durent plus longtemps qu'une illusion ? »
Les
apparences ne renvoient donc pas à une réalité intrinsèque, mais
à la vacuité d'existence ultime. En fait, on pense que l'arbre est
réel dès lors qu'on en voit sa forme, parce que nous savons par
habitude que si nous allons le toucher, il se révélera solide. Mais
cette solidité est une autre apparence : c'est l'impression
sensorielle du toucher qu'opère l'apparence de mon corps. La forme
visuelle de l'arbre renvoie à un l'apparence d'un contact physique
de toucher. Des apparences qui renvoient à d'autres apparences, tel
est le filet illusoire prodigieusement complexe de ce monde. Tout
cela baigne dans la vacuité. Non pas que la vacuité soit autre
chose que les apparences, de même que le feu est indissociable de sa
chaleur.
Dans
la méditation, il s'agit de se libérer de ces habitudes mentales
qui tendent à accrocher une réalité derrière chaque apparence. En
fait, ces croyances dans la réalité des choses est elle-même une
apparence mentale indissociable de sa nature profonde, la vacuité.
« La conviction d'une différence n'est qu'une
distinction intellectuelle ».
Le mental tend à créer en permanence de la dualité ; d'un
côté, l'apparence, de l'autre, la vacuité. Mais l'eau n'est pas
séparée du reflet de la lune dans l'eau. On peut laisser toutes ces
distinctions dualistes se dissoudre d'elles-mêmes dès lors qu'on
oppose plus apparences et vacuité et laisser l'esprit s'apaiser de
lui-même. « Apparence et vacuité sont une dans la
réalité absolue ».
1Śhāntideva
, Bodhisattvacharyāvatāra
(IX, 10), traduction : Vivre
en héros pour l'Éveil, Georges Driessens,
Seuil, coll. "Points Sagesse", Paris, 1993
Morgan Maassen |
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