Le
Bouddha se place d’emblée dans une perspective critique à
l’encontre des questionnements de la métaphysique. Ce qui est
important aux yeux du Bouddha, c’est de parvenir à éteindre la
souffrance (extinction se disant nirvâna
en sanskrit). C’est d’ailleurs l’objet de son tout premier
enseignement, les quatre nobles vérités : la vérité de la
souffrance, la vérité de l’origine de la souffrance, la vérité
de la cessation de la souffrance, la vérité du chemin qui mène à
la cessation de la souffrance. Parvenir à trouver un remède à la
souffrance est donc une priorité à ses yeux par rapport à d’autres
questions qu’il vaut mieux laisser de côté.
À
Malunkyaputta qui lui reproche de ne pas répondre aux grandes
questions métaphysiques de son temps (l’univers est-il éternel ou
non ? l’univers est-il infini ou non ? l’âme et le
corps sont-ils une seule et même chose ou deux choses différentes ?
existe-t-on après la mort ou non ?) alors que les autres
maîtres contemporains le font, le Bouddha répond par ce que l’on
a appelé la parabole de la flèche :
« L’interrogateur
(d’une de ces dix questions métaphysiques) pourra mourir sans que
ces questions reçoivent de réponse de l’Ainsi-Allé. C’est tout
comme si, ô Mâlunkyâputta, un homme ayant été blessé par une
flèche fortement empoisonnée, ses amis et ses proches parents
amenaient un médecin chirurgien, et que l’homme blessé disait :
« Je ne laisserai pas retirer cette flèche avant de savoir qui
m’a blessé : est-ce un kshatriya (un aristocrate) ou un
brahmane ou un vaishya (un artisan) ou un shudra (un serviteur) ? »
Puis il dirait : « Je ne laisserai pas retirer cette
flèche avant de savoir qui m’a blessé : quel est son nom ?
Quelle est sa famille ? » Puis il dirait : « Je
ne laisserai pas retirer cette flèche avant de savoir qui m’a
blessé : s’il est petit, grand ou de taille moyenne ? »
Puis il dirait : « Je ne laisserai pas retirer cette
flèche avant de savoir qui m’a blessé : est-il noir, brun ou
de couleur or ? » Puis il dirait : « Je ne
laisserai pas retirer cette flèche avant de savoir d’où vient
cet homme qui m’a blessé : de quel village ou de quelle ville
ou de quelle cité vient-il ? »
Puis il dirait : « Je
ne laisserai pas retirer cette flèche avant de savoir de quelle
sorte d’arc on a tiré sur moi : était-ce une arbalète ou un
autre arc ? » Puis il dirait : « Je ne
laisserai pas retirer cette flèche avant de savoir quelle sorte de
corde a-t-elle été employée sur l’arc : était-elle en
coton ou en roseau, en tendon, en chanvre ou en écorce ? »
Puis il dirait : « Je ne laisserai pas retirer cette
flèche avant de savoir de quelle manière était faite sa pointe :
était-elle en fer ou d’une autre manière ? » Puis il
dirait : « Je ne laisserai pas retirer cette flèche avant
de savoir quelles plumes ont été employées pour la flèche :
étaient-ce des plumes de vautour, de héron, de paon ou d’un autre
oiseau ? » Puis il dirait : « Je ne laisserai
pas retirer cette flèche avant de savoir si c’était une flèche
ordinaire ou autre sorte de flèche ? »
Ô Mâlunkyâputta, cet
homme mourrait sans obtenir de réponses pour ses questions1. »
Pour
le Bouddha, on s’égare à vouloir à tout prix à répondre à ces
questions métaphysiques qui dépassent largement la portée de
l’entendement humain, d’autant plus que l’on risque de se
disputer et d’entrer en conflit avec ceux qui ont une opinion
dogmatique contraire à la nôtre. Si l’on dit « cela seul
est la vérité, le reste n’est qu’absurdité », forcément
on se montre insultant et offensant pour ceux qui n’ont pas la même
conception de la vérité métaphysique.
La
multitude des questions que se pose l’homme atteint par la flèche
dans la parabole symbolise la multitude des questions soulevées par
la métaphysique. Ces questions sont innombrables :
- Qu'est-ce que l'Être ?
- Pourquoi y a-t-il de l'Être plutôt que rien ? (Leibniz)
- Sommes-nous vraiment sûr d'exister ?
- Est-ce que Dieu existe ?
- Est-ce que l'âme individuelle est immortelle ?
- Quel est le sens de la vie ?
- Pourquoi et pour quoi sommes-nous là sur Terre ? (Pour quelle raison et dans quel but ?)
- Y a-t-il une vie après la mort ?
- L'esprit se différencie-t-il ou non du corps ?
- Comment faire le lien entre l'Être, l'Univers et soi ?
- Qu’est-ce que le temps ?
- Qu’est-ce que la conscience ?
- Qu’est-ce que le Moi ou Soi ?
Dans
la parabole, la première série de questions à propos du tireur
renvoie aux questions de métaphysique qui s’interrogent sur le
pourquoi de notre existence en ce bas monde. Pourquoi sommes-nous
là ? Y a-t-il quelqu’un qui a voulu notre existence ?
Une âme, une conscience du monde, un Dieu… Quelle est cette
conscience ou ce dieu ?
La
seconde série à propos de la nature de la flèche évoque plutôt
les questions de métaphysique qui s’interrogent sur l’Être. En
effet, la métaphysique est définie depuis Aristote comme « la
science de l’Être en tant qu’Être »
(même si Aristote n’a pas concrètement employé le terme de
« métaphysique », c’est un disciple tardif, Andronicos
de Rhodes, qui a créé le mot, Aristote parlait lui de
« philosophie première »).
Pour
le Bouddha, ces deux séries de questions sont aussi inutiles que
l’autre. L’urgence est de trouver un remède à la souffrance
pour soi-même et autrui. Le temps nous est sérieusement compté
avant notre mort tout comme la personne qui voit une flèche fichée
dans son corps. Tout comme l’urgence est de retirer la flèche,
l’urgence est de trouver une solution à ce problème universel de
la douleur. C’est cette question et sa résolution qui devrait
occuper tous nos efforts et toutes nos cogitations.
Le
critère essentiel de la pensée du Bouddha est l’utilité.
Qu’est-ce qui est utile pour résoudre ce problème de la
souffrance ? Face à ce questionnement, les questions de la
métaphysique ont peu de poids ; elles apparaissent comme fort
vaines, d’autant qu’elles conduisent à nous attacher
agressivement à des réponses qui dépassent de loin nos capacités.
Et cet attachement conduit à nous disputer avec ceux qui s’attachent
à une autre réponse que la nôtre. Ce qui provoque le trouble et
attise les tensions, aggravant du même coup la souffrance dans notre
existence.
C’est
pourquoi la doctrine du Bouddha nous encourage à ne pas tomber dans
le dogmatisme et à se méfier des vérités métaphysiques
proclamées par les uns et les autres, et souvent par les uns à
l’encontre des autres. Abandonner ce dogmatisme stérile est un pas
important vers la cessation de la souffrance.
1
Cûla Mâlunkyâ Sutta (Court
Soutra de Mâlunkyâ), Majjhima Nikâya, I, 426-432. Môhan
Wijayaratna, « Sermons
du Bouddha »,
Seuil/Points Sagesses, Paris, 2006, pp. 131-137.
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