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jeudi 17 décembre 2015

Éviter l’humiliation et le dogmatisme



    Je suis tombé hier sur un article de Melanie Joy intitulé « Humilier les véganes nuit aux animaux », publié sur le site de Tobias Leenaert, The Vegan Strategist, en anglais le 5 octobre 2015, et traduit ensuite en français sur le site Peuvent-ils souffrir ?. Melanie Joy est une psychologue sociale américaine surtout connue pour sa réflexion autour de la notion de « carnisme ». On lui doit un livre « Why  We Love Dogs, Eat Pigs, and Wear Cows: An Introduction to Carnism » ( titre que l'on pourrait traduire par : « Pourquoi nous aimons les chiens, mangeons des cochons et portons de la vache : une introduction au carnisme ») . Melanie Joy y souligne les contradictions morales de la plupart des gens qui disent sincèrement aimer les animaux, leur chien notamment, mais qui n'ont aucun scrupule à manger de la viande ou porter des vestes en cuir.


Melanie Joy


     Dans l'article « Humilier les véganes nuit aux animaux », Melanie Joy évoque une conférence donnée en faveur de la libération animale où l'orateur, un végane, a été pris à partie par d'autres véganes qui lui ont reproché de faire le jeu de l'exploitation animale parce que les méthodes qu'ils prônaient n'étaient pas suffisamment radicales à leur goût. Melanie Joy ne le dit pas, mais on imagine assez bien que ce sont des adeptes de Gary Francione qui ont ainsi cherché à humilier l'orateur pour imposer leur vision dogmatique de la libération animale et du véganisme. Melanie Joy concentre alors son analyse sur ce que signifie le fait d'humilier les gens dans nos sociétés :


     « L’humiliation est malheureusement un comportement social répandu, qui n’est pas éliminé en grande partie parce qu’il est commun au point d’être invisibilisé. Et l’humiliation publique est un spectacle de plus en plus populaire, une réminiscence des jeux de la Rome antique et est incontestablement encore plus dommageable. Ainsi, le fait d’accepter et de célébrer les comportements d’humiliation n’existe pas uniquement au sein du mouvement végane. Cependant, le mouvement végane est supposé agir comme un contrepoint à ces attitudes dominantes qui génèrent des souffrances au lieu de les soulager. Clairement, le fait qu’un comportement injuste soit socialement acceptable n’est pas une excuse pour que nous l’adoptions sans réserve ».

       L'analyse de Melanie Joy est trop longue pour que je la passe entièrement en revue, j'invite d'ailleurs tout le monde à lire cet article. Mais je voudrais m'intéresser à deux points particulier de l'article. Le premier de ces points est le fait qu'il est normal et naturel qu'il y ait des débats entre véganes quant aux stratégies à adopter pour répondre un mode de vie végane, respectueux de la Terre et des animaux et sur tout autre sujet philosophique, éthique, politique ou écologique attenant au véganisme. Ces débats peuvent être vifs, mais ils doivent se passer dans le respect mutuel. Comme le dit Melanie Joy : « Il serait tragique que les véganes soient d’accord sur tout. Notre diversité fait notre beauté et notre force. Cependant, la façon dont nous sommes en désaccord a de l’importance. Beaucoup d’importance. Quand nous nous rassemblons pour discuter, plutôt que nous disputer, au sujet de nos différentes idées, nous pouvons nous enrichir, nous et notre mouvement. Dans une telle situation, nous abordons nos désaccords avec curiosité et compassion. Nous sommes ouverts à l’idée d’apprendre les uns des autres et même quand nous sommes fortement convaincus sur un sujet, nous n’humilions pas l’autre et nous ne lui portons pas atteinte. Nous donnons du pouvoir à nous-mêmes et à notre mouvement plutôt que de l’affaiblir. La prise de pouvoir est le contraire de la honte ».

    Je pense que cette notion de prêter à attention à comment nous sommes en désaccord est vraiment essentielle. Il faut pouvoir écouter l'autre, accepter que les autres aient des idées qui soient en discordance avec les autres. La tolérance, le fait que l'on puisse coexister et coopérer avec ceux qui pense différemment de nous, est une vraiment une valeur morale fondamentale. Cela me fait penser à Nâgasena, un moine bouddhiste de l'Antiquité en Inde, qui expliquait au roi Milinda comment il fallait dialoguer sur des matières spirituelles et philosophiques :

«   Le roi Milinda  : « - Vénérable Nâgasena, accepterais-tu de t’entretenir avec moi ?
- Je le ferai, ô roi, si tu entends t’entretenir avec moi à la manière des sages instruits ; mais si tu entends procéder à la manière des rois, je ne le ferai pas.
- Comment s’entretiennent les sages instruits ?
- L’un noue un argument et l’autre le dénoue, l’un présente une réfutation et l’autre la renvoie, l’un reconnaît l’habileté particulière de l’autre et réciproquement ; les sages instruits ne s’en irritent pas : voilà comment ils s’entretiennent.
- Et comment les rois procèdent-ils ?
- Quand ils s’entretiennent, ils approuvent un point et ordonnent de punir quiconque s’y oppose : voilà comment ils procèdent.
- Vénérable, je m’entretiendrai avec toi à la manière des sages instruits, non pas à la manière des rois. Que le Vénérable parle en toute confiance, comme avec un moine, un novice, un disciple laïc ou un serviteur du monastère ; qu’il n’ait pas peur.
- C’est bien, approuva l’Ancien. »


    Ce que Nâgasena essaye de dire, c'est qu'il faut accepter que l'autre aie des vues divergentes et chercher des arguments opposés sur la raison pour s'y opposer si on pense que l'autre a tort. Et ne pas chercher à punir l'autre en l'agressant ou en l'humiliant comme dans le cas que soulevait Melanie Joy. Il y a un très grand dogmatisme dans les milieux véganes, et c'est souvent gênant car on vous y disqualifie très vite en vous disant : « Tu n'es pas végane, tu n'es pas antispéciste, tu ne défends pas les animaux ». Exclure l'autre de la communauté ou le rabaisser l'autre n'est vraiment pas très glorieux, et cela ne fait pas avancer d'un pouce la cause végane. Comme le dit Melanie Joy, il faudrait plutôt privilégier la compassion et la curiosité, garder toujours à l'esprit que l'on peut apprendre des autres. Ce faisant, même s'il y a un débat très vif, on se placera dans une dialectique ascendante qui donnera de la force et de la puissance à la cause végane. Si, par contre, on s'affronte par injures, humilations, excommunications, anathèmes interposés, il ne restera que de la rancune et de la négativité dans la communauté. Il me semble qu'il faut faire le choix de gagner en puissance et en positivité, renforcer les passions joyeuses au sein de la communauté végane en restant ouvert, enthousiaste et en n'excluant pas les autres, mais les intégrant dans un débat où les uns et les autres seront entendus, où leurs opinions seront discutées avec la volonté d'apporter la lumière de la raison.


      Un autre point que je voudrais faire ressortir de l'analyse de Melanie Joy est sa distinction qu'elle opère entre véganes trop visibles et véganes invisibles. Les véganes sont trop visibles quand on expose tous les faits et gestes de leur vie quotidienne en exigeant d'eux une cohérence absolue qui est quasiment impossible à respecter. Comme l'explique Melanie Joy : « La culture dominante exige souvent des véganes qu’ils se conforment à des standards impossibles à atteindre : on attend de nous que nous soyons des parangons de vertu (nous sommes des hypocrites si nous portons de la soie, des extrémistes si nous n’en portons pas), des modèles de santé (s’il arrive que nous tombions malade, toute notre idéologie est remise en question) et des experts sur tout (nous n’avons pas le droit de prôner le véganisme si nous n’avons pas toutes les réponses au problème du carnisme – ce qui, bien sûr, est impossible) ».


      Tous nos faits et gestes sont scrutés et analysés pour voir si cela correspond au millimètre à l'idée (souvent étonnante) que les gens se font du véganisme. Autour de moi, on m'a souvent fait la réflexion lors de repas pris en commun que je ne refusais pas l'alcool, ce qui n'est quand même pas « très végane ». Je suppose qu'on imagine que le végane doit être un ascète qui passe ses journées à se mortifier au somment de sa montagne. Végane ne rime pas nécessairement avec sainteté. Par ailleurs, l'alcool est toujours produit à partir de raisin, de houblon, d'orge... donc des végétaux. La définition du mot « végane » indique quelqu'un qui ne consomme pas de produits animaux. C'est tout. Il n'y a donc pas de contradiction à consommer de l'alcool quand on est végane. Tout au plus, le végane privilégiera les vins, bières ou alcool qui ne contiennent aucun collagène d'origine animale (des substances utilisées en petites quantités pour éviter que l'alcool ne soit trouble). Mais comme le dit Melanie Joy, quand on est exposé de la sorte, on ne peut esquiver les critiques malveillantes, soit un hypocrite parce qu'on en se conforme pas à l'image de la perfection végane, soit on s'y conforme et on est taxé d'extrémiste dangereux !


     C'est déjà pénible avec le reste de la société, mais quand cela vient des véganes eux-mêmes, c'est encore plus douloureux. « De plus, beaucoup de véganes sont très sensibilisés à l’idée qu’ils pourraient nuire, être immoraux ou ne pas être « assez biens » et ils ont intériorisé le message de la culture dominante selon lequel ils doivent être parfaits afin d’avoir de la valeur. Ils ont du mal à accepter que leurs efforts soient suffisants et bien souvent ils n’y arrivent pas. Le perfectionnisme toxique est donc, sans surprise, une cause commune de dépression et d’épuisement chez les véganes. Quand d’autres véganes renforcent le perfectionnisme toxique, les résultats peuvent donc être dévastateurs. (...) Le perfectionnisme toxique nous pousse également à réduire l’individu que nous jugeons à n’être rien de plus que les comportements « honteux » pour lesquels nous le jugeons ».


     Ce perfectionnisme peut s'appliquer à tout : si, par exemple, on a gardé une vieille ceinture en cuir ou un gilet en laine d'une période où on n'était pas encore végane. Mais aussi pour des choses qui ne sont pas en elles-mêmes véganes comme le fait de l'alcool, de fumer des cigarettes, de manger du tofu (parce que le soja, c'est mal, on ne sait pas très bien pourquoi!) ou manger des produits qui contiennent du gluten de blé comme le pain, le seitan, etc... Ce qui est problématique, c'est que tous les efforts que l'on a pu fournir pour devenir végane sont ainsi niés. Or le fait de s'abstenir de viande, de poisson, de lait, d’œufs et de ne plus acheter de bottes ou de vestes en cuir est quand même beaucoup plus lourd dans la balance que le fait de porter un vieux gilet en laine ou de boire une bière qui contient des collagènes animaux ! Il faut bien comprendre que l'on ne peut être absolument parfait dans une société aussi imparfaite que la nôtre !


      Les véganes sont par ailleurs invisibles quand leur effort pour se dégager des habitudes alimentaires dominantes et pour contribuer à la cause animale restent ignorées de tous. Comme le dit Melanie Joy : « Notre travail est ingrat. En tant que militants véganes, nous travaillons souvent sans répit, sans être rétribués ou pour bien moins d’argent que nous gagnerions autrement et la seule raison pour laquelle nous faisons cela, c’est parce que nous nous soucions des animaux. Ces derniers ne peuvent pas nous remercier et ils ne le feront jamais. Nos efforts sont fréquemment invisibles, ridiculisés ou même combattus par la culture dominante et parfois même par ceux qui sont les plus proches de nous. Alors quand les autres militants, les seules personnes au monde qui comprennent réellement ce que cela signifie d’être végane dans un monde où l’on mange des animaux, quand ceux-ci nous font précisément les choses que la culture dominante fait — nous traiter d’hypocrites, nous ridiculiser et nous attaquer — nous pouvons nous démoraliser ».


      Je pense que c'est effectivement là une bonne raison de faire preuve de plus d'empathie vis-à-vis de ses collègues véganes : ne pas affaiblir le mouvement par des humiliations répétées et des remarques qui ne sont absolument pas constructives. On vit dans une société qui atomise les individus : tout le monde se retrouve seul, tout le monde est opposé à tout le monde, lancé dans une bataille de tous contre chacun où la concurrence et la rivalité font rage. Au boulot, tout le monde se tire dans la pattes, tout le monde médit de tout le monde, et le soir, on rentre seul chez soi dans sa petite voiture qui essaye de sortir des embouteillages. Évidemment dans cette logique, la fraternité, la solidarité et même l'amitié n'ont pas beaucoup de sens. Mais faut-il à tout prix reproduire ce schéma de la société capitaliste dans les mouvances véganes ? Faut-il céder au dénigrement des uns et des autres parce que cela va renforcer notre petit ego et que l'on va pouvoir se dire avec orgueil : je suis vachement plus végane que Pierre, Paul ou Jacques ? Car même si c'était vrai, quelle importance est-ce que cela a vraiment ?


       Comme le dit Melanie Joy pour conclure : « Mais même si nous nous soucions peu des conséquences éthiques de l’humiliation, il faut savoir que ce comportement a également des conséquences pratiques. L’humiliation parmi les véganes est intrinsèquement une très mauvaise stratégie ; cela fait fuir les non véganes alors que nous avons besoin de leur soutien pour faire avancer notre mouvement, cela affaiblit les véganes et cela engendre une terrible perte de temps et d’énergie qui auraient plutôt pu être dédiés à un militantisme végane efficace ». Voilà autant de raisons de ne pas céder au dénigrement et à l’humiliation.










Voir l'article en original sur le site de The Vegan Strategist :

Ou voir la traduction en français sur le site Peuvent-ils souffrir ?:


Voir une conférence de Melanie Joy sur la notion de carnisme :











Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la libération animale ici.

    Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour du végétarisme et du véganisme 
ici.


Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.




1 commentaire:

  1. Melanie Joy est d'une intelligence et d'une sagesse remarquable. Ses réflexions me font énormément de bien, j'en pleurerais quand je la lis ou l'écoute.
    Merci pour cet échange entre Nâgasena et le roi Milinda. On en est à mille lieues dans l'agitation médiatico-politique et dans le petit monde animaliste aussi.

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