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dimanche 13 décembre 2015

Savourer la vie avec sagesse



    « Une bière brassée avec savoir-faire se déguste avec sagesse ». Voilà une mention légale qui doit figurer sur chaque bouteille de bière belge et sur chaque publicité faisant l'éloge de ces bières en Belgique. Mais qu'est-ce que la sagesse en l'occurrence ? Dans le cas présent, la sagesse est synonyme de sens de la modération, de la capacité de tempérance, savoir se limiter dans sa consommation de bière et savoir s'arrêter complètement quand la situation l'exige, quand on prend le volant par exemple. Mais est-ce là le tout de la sagesse ?

     On dit aussi aux enfants : « Sois sage comme une image ». La sagesse serait alors un calme complet, le respect scrupuleux d'un silence ainsi que le respect à la lettre que ce nous impose ceux qui possèdent l'autorité, les grands dans le cas présent. Évidemment, c'est une vision très inerte et chosifiée de la sagesse. Je me suis toujours demandé : mais comment une image pourrait-elle être sage ? La sagesse serait dans ce sens la qualité de n'être rien d'autre que l'apparence belle et vertueuse que la société nous demande de présenter à la face du monde. La sagesse serait la force de l'exemplarité de celui qui sait bien se tenir dans le rang et qui n'en déviera pas d'un millimètre. Mais la sagesse est-elle cette chose triste, morne et conformiste que les personnes vertueuses acceptent d'endosser pour le plaisir des chefs et des sous-chefs ? Après tout, ne préfère-t-on pas quand même que les enfants soient vivants, courent partout et rient plutôt que de les avoir toujours à portée, le doigt collé sur la bouche ?


   Une autre image d’Épinal de la sagesse est celle d'un vieillard à la longue barbe blanche qui saurait une masse colossale de choses. Mais en ce cas l'accumulation de connaissances peut-elle être à coup sûr être considéré comme un signe de sagesse ? Montaigne disait qu'il valait mieux une tête bien faite qu'une tête bien pleine. Pourtant, la lecture et l'étude contribuent à alimenter la réflexion. La sagesse n'est pas seulement l'apanage des érudits : on peut être un idiot savant et un analphabète peut faire preuve d'une grande sagesse ; pour autant la sagesse aime la fréquentation des livres et des textes. La lecture ouvre un champ à l'esprit vaste et profond, et ce champ est un terreau fertile pour la sagesse.

    Du point de vue bouddhique, la sagesse (prajñā) peut résonner en tant que tempérance, calme ou connaissance, mais la sagesse ne peut se penser indépendamment de la conduite éthique ou discipline (shīla) et la concentration méditative (samādhi). Au niveau de la tempérance, la discipline bouddhique encourage à ne pas commettre toutes sortes d'actes qui pourrait s'avérer nuisibles pour soi-même et pour autrui, qui pourrait aussi nous détourner du chemin du Dharma. Boire de l'alcool peut nous amener à sombrer dans l'ivresse et l'oubli. Sous l'emprise de l'alcool, nous pouvons adopter des conduites regrettables, nous battre, tenir des propos incohérents, sans compter la douleur d'une gueule de bois... C'est pourquoi la discipline bouddhique nous enjoint à ne pas boire d'alcool ou, en tous cas, en restreindre sévèrement sa consommation, de façon à ne pas perdre le contrôle.

      Il faut déjà un minimum de sagesse pour discerner en quoi l'alcool peut être néfaste, mais tant qu'on n'en reste au niveau de śhīla, on s'impose quelque chose alors que nos désirs profonds vont dans le sens complètement inverse ! On s'impose de ne pas boire par volonté d'avoir une conduite pure ; pourtant, on est tenaillé par l'envie de boire, de connaître la griserie enchantée de l'alcool. Notre volonté va dans un sens , nos désirs dans l'autre ; notre volonté cherche le droit chemin, nos désirs les chemins de traverse. Notre volonté recherche la respectabilité, les honneurs, les louanges, l'esprit de sérieux, le contrôle ; nos désirs recherchent la fête, la nuit, la convivialité, les célébrations de l'instant, les rêves. Tant qu'on reste qu'au niveau de la discipline, il y a toujours cette dualité en nous.

     Mais au niveau de la sagesse, ce combat, cette lutte en nous s'apaise. Si on cesse de boire, ce n'est parce que notre volonté a vaincu nos désirs, mais parce que notre désir pour l'alcool s'est estompé de lui-même. Dans la sagesse, on ne s'impose pas de ne pas boire ; l'envie ne se manifeste pas, impérieuse et lancinante. Et si d'aventure, le sage boit quand même, il n'en fait pas tout un plat : il ne se dit pas « c'est mal », il ne se dit pas non plus « c'est bien ». C'est juste l'expérience du moment par rapport à laquelle il est entièrement libre : il observe juste l'expérience comme elle est sans la stigmatiser, mais sans l'embellir non plus. Quelle est cette griserie ? Quelle est cet engourdissement ? Quelle est cette douleur entre les tempes quand les effets agréables s'évanouissent ? Il observe tout cela très finement.

       Le sage est ainsi dans la tempérance, la modération, mais pas parce qu'il s'est imposé une discipline rigoureuse : c'est une sagesse qui savoure la vie telle qu'elle est, sans rien demander de plus, une sagesse qui savoure la vie, y compris dans la tempérance, la modération. La sagesse voit dans tous les aspects de l'existence de manière duelle et apaise les tendances conflictuelles en nous. Dès lors, étant libres, certains maîtres spirituels ont une vie très stricte et ne boiront pas une goutte d'alcool, d'autres seront plus souples, d'autres encore passeront même pour des alcooliques débauchés ! On parle alors parfois de « folle sagesse », mais peu importe les termes : l'important est de savourer la vie comme elle vient sans être sous l'emprise de désirs, de besoins ou d'obligations sociales. Même si globalement la sagesse est plutôt à chercher dans la tempérance ou la modération, elle ne rejette pas les excès, les errances et la nuit, car tout cela fait partie de l'homme.

      La sagesse est aussi très liée à la concentration méditative, le samādhi. Le Bouddha dit d'ailleurs dans le Dhammapada (XX, 372) :
« Il n’y a pas de méditation sans sagesse.
Il n'y a pas de sagesse sans méditation.
Celui en qui il y a sagesse et méditation
Est, en vérité, en présence du Nirvāna ».

     Le but de la méditation est d'établir en nous le calme mental, mais cette méditation a besoin de la sagesse pour repérer tous les obstacles sur le chemin et les illusions : on peut penser ainsi à la torpeur qui peut nous envahir ou aux expériences de félicité que l'on pourrait prendre à tort pour le Nirvāna, alors que c'est qu'une sensation agréable, certes profonde, mais qui n'est l'absolu et qui n'est pas non plus permanente. Et la sagesse a besoin du calme profond de la méditation pour se déployer pleinement. On ne peut pas voir au travers d'une eau agitée par des vagues déchaînées ; par contre, l'eau parfaitement calme d'un lac paisible est suffisamment transparente pour qu'on y voit à travers. En fait, dans la Voie du Bouddha, on ne recherche pas le calme mental pour le calme mental, même si cette sérénité nous apporte de la béatitude et une paix infinie dans notre existence. Le calme profond est là avant tout pour qu'on puisse développer la vision pénétrante (vipaśhyanā en sanskrit ou vipassanā en pāli).


     Et cette vision pénétrante permet de développer la connaissance la plus essentielle qui soit sur la véritable nature des phénomènes. Par cette connaissance transcendante, on voit l'impermanence des phénomènes, on voit la souffrance qui se dégage des phénomènes de ce monde, on voit l'irréalité de ces phénomènes, leur non-soi. Enfin, connaissance suprême, on voit que seul le Nirvāna est la paix, cessation de tous les troubles de l'existence. Ces quatre points, il ne suffit de la connaître intellectuellement, de les avoir étudié dans les soûtras ou les textes philosophiques bouddhistes, mais il faut les connaître intimement dans le cœur de son expérience de la vie. On en revient au fait que la sagesse ne peut être seulement une accumulation de connaissances savantes ; la sagesse se vit, la sagesse se ressent, et en même la sagesse nous conduit au-delà des sensations et des perceptions. En même temps, même si elle n'est pas absolument indispensable, l'étude patiente et minutieuse des textes philosophiques nous indique là où regarder, là où développer vipaśhyanā, la vision pénétrante. Ces textes sont le doigt pointé par les Sages du passé vers la lune. Ne regardons pas le doigt, mais bien la lune. La lune de la sagesse qui connaît chaque chose comme une ombre, un reflet. 





Caras Ionut







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