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jeudi 10 décembre 2015

Y a-t-il un troisième choix ?



     Dans un article très récent daté du 4 décembre intitulé « There is no third choice », l'activiste et philosophe abolitionniste Gary Francione nous explique qu'il n'y a que deux choix possibles : soit on se participe au système qui exploite les animaux, soit on n'y participe pas. En clair, soit on est végane abolitionniste et on est un gentil, soit on n'est pas végane abolitionniste et on est donc un méchant. Évidemment, « ne pas être végane abolitionniste » ouvre un champ très vaste de personnes dans la société : cela va du mangeur de viande invétéré, de l'aficionado qui ne raterait pour rien au monde une corrida au flexitarien qui essaye de manger moins de viande. Mais dans la tête de Gary Francione, cela comprend également les végétariens qui n'ont pas encore cessé de manger des œufs et des produits laitiers, mais aussi les véganes welfaristes. Tous sont logés à la même enseigne : ils participent honteusement à l'exploitation animale. On navigue dans l'extrémisme pur et dur, et je pense qu'il est important de dénoncer le discours de Francione parce qu'il est très en vogue dans les milieux de la libération animale et qu'il crée des dissensions inutiles et néfastes au sein de ces mouvances.

       Tout l'article de Francione repose sur la dénonciation du « welfarisme » et l'accusation que ce welfarisme contribue à l'exploitation animale, même si le but est d'aider les animaux. Mais d'abord répondons à une question qui viendra de celui qui n'est pas accoutumé au langage de la libération animale : qu'est-ce que le « welfarisme » ? Ce terme vient du mot anglais « welfare », bien-être. Le welfarisme est donc l'idée qu'il faut agir pour le bien-être des animaux par tous les moyens possibles, y compris en composant avec le monde de l'élevage, des abattoirs, des cirques, des zoos, les laboratoires scientifiques qui font de l'expérimentation animale, etc... Pour prendre un exemple tout à fait typique de l'action des welfaristes, ceux-ci feront pression sur le grand public (qui n'est pas nécessairement acquis à la cause végane, c'est le moins que l'on puisse dire) et sur le monde de l'élevage industriel (qui est franchement opposé à la cause végane) pour augmenter la taille des cages des poules. Parfois cette augmentation n'est que de cinq centimètres, autant dire pas grand chose... Mais l'idée est qu'après une progression lente certes, mais certaine, les animaux verront une amélioration substantielle de leur condition.


       Autre exemple emblématique du welfarisme, la campagne « Jeudi Veggie » de l'association belge EVA qui invite le grand public à s'abstenir de viande un jour par semaine et à découvrir une alimentation complètement végétale à l'aide de recettes et de menu adapté dans les restaurants. L'idée est d'amener progressivement les gens à transformer leurs habitudes alimentaires et à transiter vers un monde végane.




    Mais ces positions sont critiqués par les abolitionnistes dans un cas comme dans l'autre. Dans la cas des cages, il faudrait que les poules ne soient plus du tout dans des cages. Un abolitionniste américain Tom Regan dit d'ailleurs à ce sujet : « Nous ne sommes pas là pour agrandir les cages, nous sommes là pour les abolir ». Les welfaristes ne rejettent évidemment pas cette idéal d'un monde sans cage, mais font valoir que, dans le monde actuel, il est illusoire de croire que les choses vont changer rapidement. Et dans l'immédiat, quelques centimètres de plus pour la surface des cages soulagent un peu le calvaire que doivent endurer les poules dans les élevages industriels. Certes l'exploitation a toujours lieu, mais la situation des animaux est un peu meilleure (ou un peu moins pire...).

      Francione accuse les welfaristes de faire le jeu de ceux qui exploitent les animaux. Avec des expressions comme la « viande heureuse », les éleveurs peuvent se donner bonne conscience tout en continuant d'exploiter et de tuer des animaux. Pareillement, Francione voit les campagnes « Jeudi Veggie » ou « Meat Free Monday » en Angleterre un moyen détourné de ne pas se tourner directement vers le véganisme abolitionniste, seule attitude louable de son point de vue très dogmatique.

     Ce faisant, Francione ne prend pas du tout en compte la sensibilité des animaux. Il se cantonne à des principes louables en eux-mêmes, mais qui deviennent un facteur de crispation et de négativité dès lors qu'ils servent uniquement à condamner les personnes de bonne volonté qui ne pensent pas comme lui. Si, avec des campagnes comme le Jeudi Veggie, des personnes découvrent l'alimentation végétale et réduisent leur consommation de viande ou de poisson, cela impacte directement les animaux.

    Un argument souvent opposé aux abolitionnistes comme Francione est que même l'alimentation végane implique la mort accidentelle de petits animaux sur les champs qui sont labourés et où passe la moissonneuse-batteuse. Il n'y a donc pas de pureté des véganes en ce domaine. Qu'ils fassent preuve d'un peu d'humilité dès lors qu'ils se mettent à juger le parcours des autres. Dans son article du 4 décembre, Francione répond à cet argument en comparant cela avec les morts accidentelles sur la route : « Même si l'on conduit prudemment, on sait que certaines personnes seront tuées chaque année sur la route. Cela signifie-t-il qu'il n'y a pas de différence qualitative entre le fait de tuer des gens délibérément sur la route et le fait de conduire prudemment même si cela implique que certaines personnes seront tuées par accident ? Bien sûr que non. La position welfariste appliquée à ce contexte humain reviendrait à dire que puisqu'on ne peut pas supprimer complètement les morts accidentelles, c'est OK de commettre des meurtres en écrasant les gens du moment que l'on réduise leur souffrance. Personne n'accepterait une telle position ».

     Le raisonnement de Francione peut sembler séduisant, mais il y a un gros problème : nous vivons dans une société qui condamne massivement le meurtre des humains, et notamment le fait d'écraser les gens délibérément sur la route. Bien sûr, dans le jeu Grand Theft Auto, on est encouragé à écraser les gens sur la route, mais c'est précisément un jeu vidéo et il fait scandale par ailleurs à cause de son immoralité manifeste. Par contre, dans la même société, il est massivement admis qu'on tue les animaux pour en faire de la viande ou du cuir. Les gens pensent réellement qu'ils ont besoin de la viande pour survivre. Ce n'est donc pas vu comme une cruauté à l'égard des animaux. Cela fait une différence de poids : les welfaristes admettent parfaitement que tuer intentionnellement un animal pour faire de la viande ou autre chose n'est pas comparable à la mort accidentelle des animaux lors du labour ou de la moisson. Mais les welfaristes vivent dans la société réelle et agissent dans ce monde réel en faisant des concessions à l'idéologie dominante en admettant des petites améliorations qui, prises individuellement, peuvent sembler effectivement ridicules, mais qui, à la longue, vont améliorer les choses pour les animaux.

      L'argument des animaux tués dans les opérations diverses de la culture des champs est là justement pour montrer qu'on ne peut pas diviser de manière simpliste le monde en deux camps : les gentils qui ne participent pas à l'exploitation animale et les méchants qui y participent. C'est beaucoup plus complexe que cela : quelqu'un qui réduit substantiellement sa consommation de produits animaux doit être loué, pas autant qu'un végane certes, mais on ne peut pas le mettre dans le même panier de ceux qui mangent de la viande en grand en quantité à tous les repas. De même, dans le même ordre d'idées, un végane ne doit pas considérer qu'il a atteint la perfection : il y a encore des choses à faire pour améliorer la condition animale, prôner une agriculture plus douce, sans labour, sans pesticide, etc... qui occasionnera moins de souffrance animale.

        Si les welfaristes font des concessions, c'est pour avancer. Le reproche que l'on pourrait faire aux abolitionnistes francioniens, c'est qu'ils ont de beau principe, mais que ces principes mettent énormément de temps pour se répandre dans la société et de manière très incertaine : très peu de gens deviennent véganes, comme ça, d'un seul coup ! Donc en restant aussi fermés, les abolitionnistes se condamnent à toucher très peu de gens et surtout à avoir très peu d'impact positif sur la vie des animaux.

        J'en profite pour faire une mise au point : on parle bien ici de végane welfariste, c'est-à-dire de gens qui considèrent qu'il faut se mettre en adéquation dans sa vie quotidienne avec ses idéaux, même s'ils proposent des alternatives adaptées à la société réelle que le grand public peut entendre. On ne parle pas des associations de défense de certains animaux qui dénoncent la cruauté envers les chats, les chiens ou les canaris, mais qui ne considèrent pas le fait de mettre des porcs, des vaches ou des veaux dans des élevages industriels, de leur faire vivre l'enfer et puis de les tuer comme de la cruauté. Même s'il est louable de défendre de manière sentimentale les chiens-chiens et les chats-chats, un véritable mouvement de libération animale doit porter sur les émancipations de tous les animaux, pas seulement de nos compagnons poilus de la vie de tous les jours. En 1975, Peter Singer commençait son livre « La libération animale » en affirmant :

     « L'image qui dépeint ceux qui protestent contre la cruauté envers les animaux comme autant « d'amoureux des animaux » sentimentaux et émotifs a eu pour effet d'exclure du domaine de la discussion morale et politique sérieuse la totalité du problème de notre traitement des non-humains. Il est facile de voir pourquoi nous avons fait cela. Si nous acceptions de prendre le problème au sérieux, si, par exemple, nous examinions de plus près les conditions où vivent les animaux dans les « fermes-usines » modernes qui produisent notre viande, nous pourrions nous retrouver mal à l'aise devant des sandwichs au jambon, des rôtis de bœuf, des poulets fris, et tous ces autres articles de notre alimentation que nous préférons ne pas nous représenter comme étant de l'animal mort. On ne trouvera pas dans ce livre d'appels sentimentaux à la sympathie pour les animaux « mignons ». L'abattage des chevaux ou des chiens ne me scandalise pas plus que l'abattage des porcs ».







        Donc sur le but à atteindre, ceux qui veulent un monde végane sont quelque part tous abolitionnistes en ce que tous veulent la fin de l'exploitation et des traitements infâmes que les hommes réservent aux animaux. C'est sur les moyens pour arriver à ce but que les avis divergent : les abolitionnistes veulent que l'on milite pour le véganisme au niveau individuel et pour le droit des animaux au niveau politique, c'est-à-dire l'interdiction immédiate de la viande, de l'élevage et de l'exploitation de manière générale. Les abolitionnistes francioniens n'acceptent aucun compromis comme le flexitarisme ou même le végétarisme comme étape temporaire vers les véganisme. Dans son article du 4 décembre, Francione critique de manière acerbe cette notion de «
 journey » parcours voyage, transition vers une alimentation 100% végétale que l'on ferait « à petit pas » (« baby steps »).

        Personnellement, je suis ouvert au débat. Même si je défends une approche souple et progressive qui sera qualifiée de « welfariste » par Francione et ses acolytes, je suis prêt à discuter et argumenter avec les uns et les autres. Je peux comprendre qu'il y ait dans le mouvement de libération animale des gens plus radicaux que d'autres. Francione et les abolitionnistes ont parfaitement le droit de critiquer les « welfaristes » en les qualifiant de mou ou de trop complaisant, mais le problème est qu'avec Francione la critique se transforme tout de suite en injures, anathèmes et excommunication : « Tu n'es pas dans la droite ligne de l'abolitionnisme ; donc tu n'es pas végane, tu es un ou une carniste, un vendu à la solde des bouchers et de ceux qui torturent les animaux ». Dans son article, Francione traite dogmatiquement les welfaristes de « spécistes ». Je trouve ce genre d'insultes outrageantes et inutilement blessantes, surtout que Francione passe beaucoup plus de temps à vomir sur les associations véganes et de défense des animaux que sur le lobby de la viande et de l'élevage !

        Francione catalogue les welfaristes comme « spécistes » parce qu'ils n'accepteraient jamais qu'on applique des méthodes graduelles vis-à-vis des êtres humains, alors qu'avec les animaux, ils acceptent qu'il faille un certain temps de transition pour abandonner ses habitudes alimentaires à base de produits animaux. Mais ce que Francione ne comprend pas ou ne veut pas comprendre, c'est que l'idée de tuer des humains dans notre société soit un mal est largement acceptée dans notre société, alors que la société dans son immense majorité considère qu'il est tout à fait normal d'abattre des animaux pour manger, se vêtir, pour se divertir ou pour faire des expériences. Ce sont des cadres mentaux largement implantés dans l'esprit des gens ; et même un végane est influencé inconsciemment par ses schémas idéologiques. Notre rapport à la nourriture est affectif bien avant que d'être rationnel : cela nous vient de la prime enfance et d'une culture dans laquelle nous baignons. Même si de rares individus arrivent à opérer le changement rapidement, la plupart des gens auront besoin de beaucoup plus de temps. Francione réfléchit à partir de considérations sur l'égalité morale entre les hommes et les animaux (ou d'ailleurs les hommes doivent d'abord être vus comme des animaux humains). Mais cela ne coule pas de source pour l'immense majorité de la population. C'est pourquoi une approche graduelle est nécessaire pour changer lentement les mentalités bien ancrées dans la tête des gens.


      Bien sûr, cette lenteur apparaîtra aux abolitionnistes comme exaspérante et insupportable. On peut le comprendre. Je préférerai aussi qu'on pratique le « Lundi, Mardi, Mercredi, Jeudi, Vendredi, Samedi, Dimanche Vegan » plutôt que ce bien timide « Jeudi Veggie ». Je préférerai qu'on libère les poules plutôt que de d'agrandir les cages de dix centimètres. Mais comme on risque d'attendre longtemps, il vaut mieux agir tout de suite pour ces avancées certes restreintes, mais qui ont l'avantage de préparer les esprits à d'autres avancées : si on agrandit les cages de seulement cinq ou dix centimètres, cela peut sembler effectivement minable, mais cela fait aussi avancer l'idée que mettre les animaux dans les cages est un acte de cruauté. Cela ébranle et effrite peu à peu les certitudes carnistes et les schémas de pensée spécistes. En ce sens, le welfarisme est plus efficace que l'abolitionnisme et conduira plus vite et plus certainement à un monde végane.












Demander à un omnivore de devenir végane
sonnera probablement à ses oreilles
comme demander quelqu'un en mariage lors du premier rendez-vous.  




Autres articles critiques à propos de Gary Francione :
    J'ai participé à un débat entre végétariens et véganes sur la question de la production des œufs. Une végétarienne se demandait pourquoi exactement les véganes ne mangent-ils pas d’œufs, si ceux-ci sont recueillis dans de bonnes conditions. Cela a entraîné un débat assez vifs, surtout entres les véganes eux-mêmes. Je me suis dit alors que la question était suffisamment riche pour essayer de structurer mes arguments dans un texte suivi.



     Manger les œufs de la poule qui vit dans notre jardin et que l'on traite avec bienveillance et respect, manger de la viande que l'on a trouvé dans les poubelles selon une éthique "freegan" qui lutte contre le gaspillage de la société végane, manger un animal renversé par une voiture sur la route, tout cela ne contribue en rien à alimenter la souffrance animale et l'exploitation animale. Est-ce vegan pour autant ? Gary Francione pense que non. Il invoque le "fait symbolique" de manger un animal où l'on accepte implicitement que l'animal puisse être de la nourriture ou une ressource alimentaire. J'estime pour ma part que ces actions ne vont pas à l'encontre de l'éthique et l'esprit du véganisme. 


Autres articles sur le même thème : 
  • Vers un monde végane - lentement mais sûrement
      1ère partie

      Le chemin vers un monde végane passe-t-il par la promotion du flexitarisme ? Faut-il encourager les gens à réduire progressivement leur consommation de viande et de produits animaux et à végétaliser de plus en plus leur alimentation ? 


      Gary Yourofski est un militant bien connu et très zélé de la cause animale. Il a donné des conférences dans le monde entier sur le véganisme et la condition animale. Ses vidéos sur le net où il fait l'apologie d'un mode de vie végan avec énorme de force de conviction connaissent un énorme succès. Récemment, ses textes ont été traduits en langue française par (voir son site :http://garyyourofskytraductionfrancaise.blogspot.be/). Un passage a retenu mon attention car il est emblématique d'une certaine mentalité très vivace chez nombre de végans quand ils parlent des végétariens.



Si tu veux que les gens arrêtent de manger, utiliser et tuer les animaux,
tu es un abolitionniste. Point, à la ligne.



Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la libération animale ici.

    Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour du végétarisme et du véganisme 
ici.


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