Pages

mardi 15 décembre 2015

Forêts, prairies et rivières



       Il s'agit de décrire, et non pas d'expliquer ni d'analyser. Cette première consigne que Husserl donnait à la phénoménologie commençante d'être une « psychologie descriptive » ou de revenir « aux choses mêmes », c'est d'abord le désaveu de la science. Je ne suis pas le résultat ou l'entrecroisement des multiples causalités qui déterminent mon corps ou mon « psychisme », je ne puis pas me penser comme une partie du monde, comme le simple objet de la biologie, de la psychologie et de la sociologie, ni fermer sur moi l'univers de la science. Tout ce que je sais du monde, même par science, je le sais à partir, d'une vue mienne ou d'une expérience du monde sans laquelle les symboles de la science ne voudraient rien dire. Tout l'univers de la science est construit sur le monde vécu et si nous voulons penser la science elle-même avec rigueur, en apprécier exactement le sens et la portée, il nous faut réveiller d'abord cette expérience du monde dont elle est l'expression seconde. La science n'a pas et n'aura jamais le même sens d'être que le monde perçu pour la simple raison qu'elle en est une détermination ou une explication.

     Je suis non pas un « être vivant » ou même un « homme » ou même « une conscience », avec tous les caractères que la zoologie, l'anatomie sociale ou la psychologie inductive reconnaissent à ces produits de la nature ou de l'histoire, - je suis la source absolue, mon existence ne vient pas de mes antécédents, de mon entourage physique et social, elle va vers eux et les soutient, car c'est moi qui fais être pour moi (et donc être au seul sens que le mot puisse avoir pour moi) cette tradition que je choisis de reprendre ou cet horizon dont la distance à moi s'effondrerait, puisqu'elle ne lui appartient pas comme une propriété, si je n'étais là pour la parcourir du regard.

     Les vues scientifiques selon lesquelles je suis un moment du monde sont toujours naïves et hypocrites, parce qu'elles sous-entendent, sans la mentionner, cette autre vue, celle de la conscience, par laquelle d'abord un monde se dispose autour de moi et commence à exister pour moi. Revenir aux choses mêmes, c'est revenir à ce monde avant la connaissance dont la connaissance parle toujours, et à l'égard duquel toute détermination scientifique est abstraite, signitive et dépendante, comme la géographie à l'égard du paysage où nous avons d'abord appris ce que c'est qu'une forêt, une prairie ou une rivière.


Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, 1945.





Lizzy Gadd



    Voici un texte fondateur de la phénoménologie rédigé par le philosophe français Maurice Merleau-Ponty (1908-1961). Il y exprime l'idée que toutes les déterminations causales que les sciences tentent de découvrir à propos du monde et de l'homme ne peuvent complètement décrire ce que je suis. La science tente d'établir une analyse objective de la réalité. Ce qui est très bien, mais cela pose un problème majeur aux hommes que nous sommes : la science cherche constamment à évacuer la subjectivité de l'homme dans sa démarche rationnelle. Or comme nous le dit Merleau-Ponty : « Tout l'univers de la science est construit sur le monde vécu ». Si un scientifique fait de la science, il la fait avec sa conscience, sa pensée, sa subjectivité qui l'accompagnent à chaque moment de sa vie et de sa recherche scientifique : il peut bien sûr avoir l'idéal d'élaborer une connaissance complètement objective du réel en déterminant toutes les causes, les lois et les principes d'un phénomène physique, chimique, biologique ou psychologique. Mais il n'en demeure pas moins que cette connaissance est élaborée par une conscience et elle est aussi étudiée par d'autres personnes avec leur conscience subjective. La science s'adresse à des gens doués de conscience et se veut utile à ces mêmes gens doués de conscience dans leur vie de tous les jours. Si tel médecin trouve un médicament contre la malaria ou le cancer, c'est parce que des personnes dans le monde souffrent dans leur subjectivité et leur sensibilité de ces maladies. La phénoménologie prend acte de ce constat : il y a une conscience, une subjectivité à la source de toute science, de toute connaissance sur moi-même ou sur le monde. Comme le dit Merleau-Ponty : « si nous voulons penser la science elle-même avec rigueur, en apprécier exactement le sens et la portée, il nous faut réveiller d'abord cette expérience du monde dont elle est l'expression seconde ».

     Il s'agit donc bien d'aller voir cette expérience du monde à l'origine de toute science, toute connaissance en elle-même, et non pas en se basant sur les hypothèses et les théories de la science pourrait forger sur la conscience ou le sujet humain. « Je suis non pas un « être vivant » ou même un « homme » ou même « une conscience », avec tous les caractères que la zoologie, l'anatomie sociale ou la psychologie inductive reconnaissent à ces produits de la nature ou de l'histoire, - je suis la source absolue ». Il s'agit non pas d'analyser une entité bien définie comme la « conscience » ou un « homme », mais de voir comment l'expérience de ce monde se déploie au fur et à mesure de notre subjectivité. La conscience n'est pas une entité indépendante qui existerait en elle-même, comme une île refermée sur elle-même. « La conscience est toujours conscience de quelque chose » disait Husserl. Et cet être au monde que la phénoménologie essaye de penser et de décrire. Conscience de cette vie, conscience de ce bureau, conscience de cette chaise, conscience de cette table, conscience de cet ordinateur, conscience des bruits environnants dans la maison ou dans la rue, conscience de l'air frais, conscience de ce jour, conscience de cette nuit.

      Il faut faire retour à cela, l'expérience primitive des choses avant d'avoir élaboré une connaissance : « Revenir aux choses mêmes, c'est revenir à ce monde avant la connaissance dont la connaissance parle toujours, et à l'égard duquel toute détermination scientifique est abstraite, signitive et dépendante, comme la géographie à l'égard du paysage où nous avons d'abord appris ce que c'est qu'une forêt, une prairie ou une rivière ». Il a fallu d'abord que nous marchions à travers bois, à travers champs, à travers vaux et montagnes pour que nous ayons eu l'idée d'élaborer cette science que l'on appelle le « géographie ». L'ambition de la phénoménologie est donc de revenir aux choses mêmes : voir comment notre expérience d'une promenade, d'un trajet, d'un voyage nous a amené à élaborer des cartes, des représentations des paysages et des territoires, des discours de plus en plus sophistiqué sur l'ordonnancement du monde et une compréhension des vastes étendues de la Terre.


      Voilà le projet de la phénoménologie. Je ne suis moi-même pas un pratiquant de cette branche de la philosophie, mais je pensais intéressant de partager cet extrait d'un des ouvrages majeurs de Merleau-Ponty car il illustre très bien la nature de ce projet. En fait, ma réticence avec la phénoménologie vient de l'immense prolifération de textes et de pages que celle-ci a pu produire sans qu'on en voit toujours le bien-fondé et la rationalité. Il y a toute une scolastique de la phénoménologie qui tourne malheureusement en rond. Par ailleurs, tout occupé à la rédaction de ce discours alambiqué, voire complètement abscons, les phénoménologues ont manqué un mode important du retour aux choses mêmes : le noble silence. La production incessante d'idées et de concepts dans le mental n'est certainement pas le meilleur moyen de voir la prise de conscience du monde environnant qui s'opère à chaque instant de notre vie. Le meilleur moyen est d'apaiser le mental et de prêter attention à l'esprit et aux objets de l'esprit, et de voir le lien indéfectible d'interdépendance qui unit les deux. Cela nécessite une pratique longue et assidue de la méditation. Je trouve le projet exposé ici par Merleau-Ponty riche en possibilités et en potentialités, mais ce discours de la phénoménologie gagnerait aussi à se nourrir du silence de la méditation.




Maurice Merleau-Ponty


Autre citation de Maurice Merleau-Ponty :



Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.


Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire