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mercredi 24 février 2016

Prêt à jeter

Analyse du documentaire « Prêt à jeter »
De Cosima Dannoritzer (2010)



Disponible sur « YouTube » :


   Le documentaire « Prêt à jeter » analyse le phénomène de l’obsolescence programmée, c’est-à-dire la réduction conscience et étudiée de la durée de vie d’un produit afin d’obliger le consommateur à revenir plus vite dans le magasin en racheter un nouveau. Il a été diffusé sur plusieurs chaînes en 2010 et 2011, dont la RTBF et Arte. Ce travail est donc une analyse de ce documentaire, et plus particulièrement d’un des fils conducteurs qui traversent le film, à savoir la question de l’ampoule (l’autre fil conducteur étant la quête de Marcos pour réparer son imprimante, malgré les injonctions des vendeurs à la jeter et à en racheter une autre).


     La structure du documentaire a pour élément essentiel la voix off qui raconte, commente et explique les rouages de l’obsolescence programmée. Cette voix off donne sens aux images qui défilent à l’écran et viennent illustrer, souligner, renforcer le propos du film en même temps qu’il donne un rythme et un ton à ce film. Le film est donc le résultat d’une montage assez habile entre d’une part des images filmées par l’équipe de tournage (de nombreuses interviews et des images qui illustrent la problématique comme les montagnes de déchets technologiques au Ghana), et d’autre part de très nombreuses images d’archives correspondant aux époques et aux pays concernés par cette obsolescence programmée, mais aussi des dessins animés, des extraits de films et des publicités. Le même thème musical entêtant revient constamment dans le documentaire.





     Cette structure donne de la cohérence et de la linéarité au film : tout en soulignant le caractère hétéroclite de ce phénomène de l’obsolescence programmée qui touche des objets de consommation très divers à des époques diverses qui s’étalent tout le long du XXème siècle grâce à la succession hétéroclite d’images d’archive, d’extraits de films ou de dessins animés d’époque, tantôt utilisés comme un témoignage, tantôt utilisé comme une simple illustration, le tout ponctué par des interviews de spécialistes et de témoins, la voix off et le thème musical raccorde ces éléments hétéroclites dans une linéarité marquée où, comme le disent Vanoye et Goliot-Lété : « tous ces moyens ont ceci de commun qu’ils font "oublier" au spectateur le caractère fondamentalement discontinu du signifiant filmique constitué d’images "collées" les unes aux autres1 ».

Cette structure du documentaire regroupant toutes sortes d’extraits hétéroclites empruntés aux différents médias, film, dessins animés, pubs… souligne également de manière implicite le lien entre société du spectacle et société de consommation, où le consommateur est d’abord un spectateur hypnotisé par toutes sortes d’images qui l’invitent à débourser ses sous à la caisse et s’adonner aux joies du consumérisme. Témoin de cela, le dessin animé des années ’50 où l’on voit toutes sortes d’objets de consommation tomber du ciel dans le caddie d’un consommateur ébahi (30’ 20’’) et qui viennent peupler ensuite une carte des Etats-Unis contemplée par un personnage enthousiaste tenant un sac de dollars, tout cela engendrant la croissance économique ininterrompue, représentée dans le dessin animé par une courbe d’un graphique grimpée par tous ces objets de consommation, cette croissance économique étant décrite comme « le Graal de notre économie » (selon les mots de la voix off commentant ce dessin animé).

     Le documentaire est composé de nombreuses interviews que l’on peut ranger en deux catégories, de simples témoins comme les habitants de Livermore qui racontent l’anniversaire des cent ans de l’ampoule de la caserne des pompiers, et des intervenants qui ont une réflexion plus poussée et/ou qui s’engagent à faire changer les choses, comme l’économiste Serge Latouche, « apôtre » de la décroissance, qui explique les mécanismes économiques de l’obsolescence programmée et qui donne des conférences un peu partout pour inverser la tendance de la croissance à tout prix prôné par nos gouvernement.

     La juxtaposition d’interviews et d’images d’époque (images d’archives et dessins animés) servent à ancrer le spectateur dans les différentes époques, mais aussi à faire comprendre l’intrigue (au sens des films policiers) qui se répercute dans la vie intime de chaque consommateur de cette planète, à savoir cette étrange conspiration qui réduit inéluctablement l’espérance de vie de nos objets qui sont sensés alléger, faciliter et améliorer notre quotidien. Ainsi l’extrait du film « Mort d’un commis voyageur » (44’30’’) où le héros s’emporte à l’encontre de ce frigidaire tombé en panne : « Pour une fois, j’aimerais avoir quelque chose qui marche. C’est toujours pareil. A peine finie de payer, la voiture menace de nous lacher. Quand au réfrigérateur, il consomme des courroies à ne plus en finir. Ils sont conçus pour qu’une fois qu’on a fini de les payer, ils soient usés ».

    Le thème musical lancinant vient renforcer ce sentiment oppressant d’une conspiration qui rôderait, tapie au cœur des câbles et des microprocesseurs des objets de consommation.
Tandis que la voix off se contente de donner une explication rationnelle au phénomène de l’obsolescence programmée, les images et la musique ont une fonction d’ancrage du spectateur dans ce sentiment de « conspiration » à l’encontre du citoyen ordinaire que nous sommes tous. En ce sens, si le message linguistique a bel et bien une fonction d’ancrage du sens du documentaire2 : si on se contentait de regarder les images en coupant le son, on aurait beaucoup de mal à comprendre que le documentaire parle de l’obsolescence programmée ; les images et la musique ancre par contre le spectateur dans une ambiance et un sentiment de malaise, et induit une interrogation inquiète et outrée vis-à-vis de ce système très contestable, voire une révolte contre ce genre de manipulations.

     On notera que certains critiques de ce documentaire s’opposent à ce « conspirationnisme » ambiant. Damien Ravé, notamment, dans son article «  Obsolescence programmée, et si le problème, c’était vous ? 3», réfute cette théorie du complot, en mettant le consommateur face à ses responsabilités : c’est parce que le citoyen n’exige pas des produits durables auprès des industriels et qu’il préfère faire l’acquisition d’un nouveau produit plus neuf sans se poser de question, que ces produits se cassent et tombent en panne si facilement. Une autre critique du documentaire « Prêt à jeter » prend le contre-pied de de cette première objection : « le plus risible est certainement le moment où l'on nous dit « qu'à l'heure d'internet les consommateurs sont prêts à lutter contre l'obsolescence programmée ». Non seulement c'est factuellement faux, en témoigne les réussites colossales de grandes entreprises comme Apple ou Zara qui basent tout leur modèle économique sur une accélération du « turn over » des objets, mais en plus on nous présente en exemple une communauté de jeunes hipsters censés représenter la résistance à la consommation, dans leur antre en réalité dédié à la rétroconsommation, que les réalisateurs interprètent à tort comme une résistance à la consommation liée à la croissance 4». Il n’est effectivement pas facile de s’opposer à l’idéologie de la société de consommation tellement nous baignions dedans. À travers cet océan de signes, de symboles, de publicités, de marques et de codes, rien n’est en effet plus « naturel » pour nous de consommer. Quand bien même on se livrerait à une critique féroce et lyrique du consumérisme tout en écoutant « I can’t get no satisfaction » des Rolling Stones, on n’en est pas moins soumis à cet impératif de consommer, ne serait-ce que pour ne pas passer pour un raté ou un déclassé... Contester la société de consommation sur un seul point localisé ne suffit pas pour se libérer de cette société de consommation. Ce n’est pas seulement une question de simple résistance ou de volonté, mais il s’agit de déjouer les très nombreux conditionnements sociaux et affectifs qui nous poussent à ce désir effrené de consommation... Ce qui montre que le documentaire soulève un questionnement plus riche et complexe qu’il n’y paraît à première vue.

      C’est justement pourquoi « Prêt à jeter » peut être un point de départ intéressant, me semble-t-il, pour une réflexion critique sur la société de consommation : ce mécanisme de propagande et d’incitation au consumérisme est-il une conspiration consciente et machiavélique de quelques industriels qui tirent les ficelles de la finance mondiale, ou un processus plus complexe où se mélangent enjeux économiques, représentations sociales, idéaux politiques de progrès et/ou de croissance d’une société avec les désirs des consommateurs à la fois endoctrinés, mais aussi capables d’œuvrer à une émancipation individuelle ou collective ? Poser ce genre de questions à un public de jeunes qui ne jurent que par leur iPhone dernier cri ne me paraît pas complètement inutile.

     Cosima Dannoritzer, la réalisatrice, se livre donc à travers son étude à une critique évidente de la société de consommation dont le parti-pris est assumé, même si elle explique que l’obsolescence programmée est le mécanisme secret à la base de la formidable croissance économique de nos sociétés occidentales et qu’elle donne la parole à des « propagandistes » de la société de consommation, comme Boris Knuf, un designer industriel, que l’on voit se promener dans un centre commercial, temple par excellence de la société de consommation, et qui affirme que, sans l’obsolescence programmée, un très grand nombre d’emplois n’existeraient pas (29’ 30’’).

    Cosima Dannoritzer fait ainsi la part belle à deux courants quelque peu antagonistes de l’écologie : le courant du développement durable où la société de consommation continuerait à exister, mais sans la pollution et ce gâchis colossal de ressources naturelles, et le courant de la décroissance pour qui on doit résolument tourner le dos à la société de consommation pour revenir à des valeurs plus humaines. Warner Phillips, petit-fils de la dynastie des produits éléctro-ménagers Phillips, qui produit des ampoules LED sensées durer 25 ans, et Michael Braungardt, chimiste qui conçoit des produits qui se dégradent naturellement, imitant en cela le cycle vertueux de la nature où tout est nutriment pour une infinité d’organismes vivants, sont tous deux emblématiques du développement durable, tandis que Serge Latouche incarne le courant de la décroissance. On sent d’ailleurs une nette sympathie de la réalisatrice à son égard. C’est ainsi Serge Latouche citant Gandhi qui a le dernier mot du documentaire : « Le monde sera toujours suffisamment grand pour satisfaire les besoins de tous, mais il sera toujours trop petit pour satisfaire l’avidité de quelques-uns ».

    La réalisatrice a voulu faire passer son message au grand public avec un certain succès si l’on en juge à l’étalon des multiples rediffusions sur différentes chaînes et à ses apparitions répétées au zapping de Canal + 5. Et les commentaires sur internet montre qu’il n’ a pas laissé indifférent les téléspectateurs. Ce documentaire s’adresse néanmoins, me semble-t-il, un public disposant d’une culture historique et cinématographique établie pour comprendre les multiples allusions au contexte. Je pense ainsi à la crise de ’29, à la référence à la société communiste, à la situation du tiers-monde où sont exportés les déchets technologiques de l’Occident ainsi qu’aux multiples extraits de films et de dessins animés.

    Le ressort du documentaire est de passer de témoins à qui on peut s’identifier aisément (comme les frères Neistat qui ont réalisé une vidéo sur la batterie non-remplaçable de l’iPod) à des intervenants plus sérieux comme l’avocate Elisabeth Pritzker qui lance un procès contre Apple ou des historiens et des économistes qui expliquent le processus caché de l’obsolescence programmée. Cela explique peut-être le succès du film.

     Son titre est une évidente provocation par rapport au concept du « prêt à porter » qui sous-tend le consumérisme vestimentaire actuel. Il engage à susciter une réflexion, ce qui est plutôt réussi si j’en juge aux conversations que j’ai eu sur le film auprès de gens qui ne sont pas nécessairement très sensibles aux thèmes environnementaux. Et puis, il évoque quelque pistes d’action comme des poursuites en justice (en passant notamment de la victoire à l’encontre d’Apple au combat de l’environnementaliste ghanéen Mike Anane qui se bat contre les décharges technologiques qui ruinent et détruisent son pays). De manière plus générale et plus globale, le documentaire nous invite à repenser à un paradigme où la production des biens serait plus durable et plus respectueuse pour l’environnement. Ou comme le dit le chimiste Michael Braungardt, qui conçoit des produits textiles entièrement biodégradable : « Quand on pense à l’environnement, on pense renoncer, réduire, éviter, zéro déchets, moins d’impact, mais au printemps, un cerisier ne réduit pas, n’évite pas et ne renonce pas. Tout est récupéré par d’autres organismes. C’est un cycle permanent. La nature ne produit que des nutriments, pas des déchets.… L’industrie devrait imiter ce cercle vertueux de la nature » (1h 08’).


*****
      Venons-en maintenant de façon plus détaillée à un élement précis du documentaire, à savoir la question de l’ampoule. Il n’est pas inutile de préciser que le titre en anglais du documentaire est « The Light Bulb Conspiracy (La conspiration de l'ampoule électrique) ». Au début du film nous est montré la caserne des pompiers de Livermore (aux USA) où une ampoule électrique brille de tout son éclat depuis plus de cent ans neuf sans discontinuer. « Pour l’anecdote, nous dit la voix off, elle a déjà survécu à deux webcams qui la filment 24 heure sur 24 ». On a même fêté le centenaire de l’ampoule au début des années ‘2000. Montrer cette ampoule répond à plusieurs intérêts. D’abord, accrocher l’attention du téléspectateur. En effet, quoi de plus déroutant et de pittoresque que de fêter l’anniversaire d’une ampoule ? Cela crée aussi un contraste entre l’ampoule toute ancienne de Livermore et nos ampoules actuelles qui n’ont certainement pas cette espérance de vie malgré les formidables moyens technologiques et industriels dont disposent nos ingénieurs. Cela suscite immédiatement une interrogation : « Pourquoi les premières ampoules de l’âge  « préhistorique » de l’électricité durent-elles plus longtemps que nos ampoules de l’ère des nanotechnologies ? Il doit y avoir une manigance là-dessous… Ce n’est pas naturel ! »


Ampoule centenaire de la caserne de pompier de Livermore


     Suivent des photos d’époque de l’usine de Shelby où a été produit l’ampoule, et puis des photos des plans de l’ampoule telle que l’avait conçu Adolphe Chaillet. Cela contribue à nourrir l’imagerie d’un paradis perdu de l’ampoule éternelle. La symbolique de la chute du paradis d’Adam et Ève n’est pas loin…. En effet, c’est un cartel (avec tout ce que ce terme brasse de connotations maléfiques : tentatives de monopolisation, capitalisme sauvage, cartels de la drogue, cartel de Medellin…), le cartel Phoenix qui joue le rôle du serpent tentateur en proposant à toutes les industries-membres de réduire sciemment les durées de vie des ampoules. Comme le dit la voix off : « il y a une autre énigme de taille : comment ce produit simple est-il devenu la première victime de l’obsolescence programmée ? » (6’ 50’’) Le documentaire prend alors les codes cinématographiques du polar : noël 1924, l’arrière-salle d’un café de Genèves, des hommes en costume rayé, cela réveille tout de suite les clichés et l’imagerie des films de gangsters où les parrains de la mafia se réunissent dans le plus grand secret dans l’arrière-salle d’un restaurant italien qui ne paie pas de mine…. Là s’est conçu un « plan secret » afin de « contrôler le consommateur ». En contraste d’images d’archives où Thomas Edison présente son ampoule d’une durée moyenne de 1500 heures vers 1880 et des publicités des années ’20 de Philipps et de Shelby qui annonçaient une durée de vie de 2500 heures, on voit des documents de Phoebus qui attestent de la volonté de réduire la durée de vie à 1000 heures par des moyens techniques et des essais expérimentaux. Un dessin animé publicitaire de General Electrics vante dans les années ’40 la durée de vie exceptionnelle de ses ampoules : 1000 heures ! (11’50’’)

     Intervient alors Warner Philips, arrière petit-fils des fondateurs de Philips. Il apparaîtra de manière récurrente dans le documentaire. Son nom de famille et sa filiation ajoutés au fait qu’il produit aujourd’hui des ampoules longue durée de type LED lui donne la crédibilité et l’autorité pour que son intervention soit jugée pertinente par le téléspectateur. Warner Philips essaye d’expliquer, voire de justifier le point de vue de ses ancêtres où produire selon les règles de l’obsolescence programmée (12’20’’) : on ne concevait pas à l’époque la planète comme dotée de ressources naturelles finies.

      L’essayiste Nicols Fox explique ensuite (12’10’’) qu’il est ironique de constater que l’ampoule électrique au-dessus de la tête symbolise l’idée de génie, la création ou la découverte dans les dessins animés et la bande dessinée, et que cette même ampoule a été la première victime de l’obsolescence programmée. On comprend dès lors que cette insistance accordée à l’ampoule n’est pas seulement présente pour des raisons factuelles, mais aussi pour des raisons symboliques. L’ampoule est aussi l’objet typique de la modernité qui éclaire et illumine comme la torche pouvait le faire au Siècle des Lumières. Et ce qu’il s’agit ici d’illuminer, c’est cette part sombre et cachée du grand marché libéralisé, ce « mécanisme secret situé au cœur de notre société de consommation » comme le dit la voix off en préambule du documentaire (1’50’’). Là où la publicité est la partie visible et tapageuse qui doit durablement frapper nos « parts de cerveaux disponibles » et le crédit facile, l’huile qui fluidifie les rouages de notre économie, l’obsolescence programmée se cache dans l’obscurité d’un micro-processeur, d’un filament ou d’une courroie de transmission, indétectable pour le consommateur non-averti ; et c’est cette lumière que prétend incarner le documentaire « Prêt à jeter ». Et cet acte d’éclairer n’est pas non plus éloigné de la transformation de la société telle que la voulait et la préconisait les penseurs des Lumières, si ce n’est qu’aujourd’hui ce progrès ne se réalise pas en s’arrachant à la Nature, en s’en faisant « maître et possesseur », mais en y faisant retour, en la respectant, l’imitant et en la protégeant.
Le thème de l’ampoule revient en force plus loin dans le documentaire avec une ampoule longue durée conçue dans l’Allemagne de l’Est communiste. Certains critiques ont vu dans ce passage une nostalgie ridicule pour l’économie planifiée du communisme6. Cette critique est très injuste : la réalisatrice prend le soin de préciser d’entrée de jeu que le système communiste est « inefficace et souffrant d’une insuffisance chronique de ressource » (46’). En fait, évoquer le système communiste lui permet de montrer un système économique où l’obsolescence programmée n’avait aucun sens et de souligner implicitement qu’il est possible de penser pour l’avenir un système politique où l’obsolescence programmée serait définitivement éliminée (sans pour autant que l’on soit sous la coupe d’un soviet suprême ou d’une dictature du prolétariat). Quand les ingénieurs de l’Est ont présenté l’ampoule Narva à leurs collègues du bloc de l’Ouest à la foire de Hanovre, ces derniers leur ont dit qu’ils allaient ruiner les emplois. Pour les ingénieurs de l’Est, c’est en économisant les ressources et notamment le tungstène que l’on allait sauver les emplois. Ce passage est représenté grâce à une symbolique très classique et conventionnelle pour figurer les pays de l’Est : il commence avec le drapeau rouge, un défilé militaire devant le Kremlin et le buste de Lénine et se termine avec le mur de Berlin tagué de toutes parts pour ensuite faire la transition et faire retour à nos sociétés consuméristes.

        A la toute fin du documentaire, la réalisatrice revient sur la figure de Warner Philips en train de monter sur la table de cuisine pour remplacer l’ampoule de la salle à manger (1h 05’ 30’’). Il est très vraisemblable que monsieur Philips se soit éxécuté à la demande de l’équipe de tournage (il est fort peu probable que cette ampoule ait grillé juste au moment où l’équipe de tournage débarquait dans le chez-soi de monsieur Philips, surtout si c’était une ampoule longue durée!). Cette image correspond certainement à plusieurs buts : primo, introduire le sujet qui va suivre, on va à nouveau parler d’ampoules après avoir aborder toutes sortes d’autres sujets. Secundo, créer de facto une opposition implicite entre Warner Philips, patron jeune et dynamique d’aujourd’hui, beau gosse, cool et décomplexé, par opposition à ces aïeuls, fondateur de la célèbre firme Philips, que l’on imagine austères et sévères, imbus de leur importance sociale, avec une cohorte de domestiques serviles à qui reviendrait la tache de changer l’ampoule de la salle à manger. Non, le jeune Warner Philips retrousse ses manches et grimpe sur la table au risque de se casser la figure devant les caméras, parce qu’il veut coller à l’image du patron d’aujourd’hui, souple et dynamique.

      Directement après, il évoque la figure de son grand-père qui l’emmenait enfant dans les usines Philips d’Eindhoven, avec des images d’archives à l’appui, en noir et blanc de piètre qualité qui doivent vraisemblablement remonter aux années ’20, c’est-à-dire bien avant la visite réelle du jeune Warner Philips, ce dernier devant avoir 40 ans au maximum (la visite ayant dû se dérouler fin des années ’70-début des années ’80), mais ce biais temporel n’est peut-être pas important dès lors que l’on considère que l’objectif visé par la réalisatrice est de souligner l’opposition entre les fondateurs de Philips, vieux et acariâtres, membres du cartel Phoebus, experts en obsolescence programmée, et le jeune Philips d’aujourd’hui, cool et écolo, qui incarne la réussite, mais qui sait rester sobre, et avec qui l’on peut surtout aisément s’identifier.



     La voix off dit alors : « Warner Philips poursuit la tradition familiale, mais avec une autre approche : il produit une ampoule à LED qui dure 25 ans » (1h 06’ 10’’). Warner Philips explique alors que l’on ne produit l’ampoule que tous les 25 ans et que l’on la transporte une fois tous les 25 ans : économie de ressources et d’énergie. La voix off poursuit et exprime le crédo de Warner Philips : « La production de produits pérenne n’est pas incompatible avec le monde des affaires ». Warner Philips continue : « Ce n’est pas comme s’il y avait un monde écolo et un monde des affaires : les deux vont de pair. C’est la meilleure base pour monter une entreprise. » Comme je l’ai dit plus haut, c’est typiquement l’expression du développement durable : combiner économie et écologie dans une nouvelle alliance sacrée. Il insiste pour prendre le coût-vérité de la production des biens (impact environnemental de la production et des transports). Comme le dit la voix off : « Même l’ampoule la plus simple serait beaucoup plus chère si l’on incluait tous les coûts annexe : les émissions de carbone, les matières premières, l’impact environnemental et enfin, le traitement et le recyclage » (1h 07’ 30’’ sur fond d’immeubles de bureaux en verre la nuit). Les entrepreneurs auraient alors tout intérêt à concevoir des produits qui durent toute une vie, conclut Warner Philips.

*****

     L’analyse du documentaire « Prêt à jeter » permet de soulever certaines critiques quant au montage et à la juxtaposition des thèmes. On pourrait critiquer les partis-pris écologistes de la réalisatrice. Néanmoins, le gaspillage des ressources et de la pollution due à nos sociétés de consommation n’est malheureusement pas une fiction, et il faudra bien y réagir d’une manière ou d’une autre. Les critiques que j’ai pu lire font soit état de ce manque d’objectivité pour défendre une thèse environnementale, soit condamne le « conspirationnisme » que l’on pourrait prêter à ce documentaire, l’obsolescence programmée comme répondant à une volonté machiavélique de nuire au gentil petit agneau qu’est le consommateur. J’ai montré, me semble-t-il, que cette critique n’est pas complètement infondée, mais ne doit pas non plus être exagérée : les faits qui sont montrés, notamment le cartel Phoebus, correspondent à des faits réels que des sources historiques fiables peuvent établir et qui a donné lieu à des procès. On ne peut pas relier sérieusement le travail de Cosima Dannoritzer avec les thèses « conspirationnistes » qui attribuent, par exemple, les attentats du 11/9 à une seule puissance maléfique conspirant dans l’ombre (au choix : CIA, Israël, illuminés de Bavière, groupe de Bilderberg,…). La réalisatrice évoque le fait que l’obsolescence programmée est, dans certains cas comme le cartel Phoebus, une stratégie délibérée pour augmenter les ventes. Elle n’évoque pourtant en aucune façon une puissance occulte unique traversant les âges et conspirant pour l’obsolescence programmée. On n’est pas du tout dans ce schéma délirant et paranoïaque. De plus, la réalisatrice fait bien la distinction entre l’obsolescence programmée par des moyens techniques et l’obsolescence programmée par le design, apparue dans les années ’50, où l’objet devient désuet aux yeux de l’acheteur (et qui implique dès lors la responsabilité du citoyen-consommateur) (25’ 30’’).

       J’ai dit plus haut dans la première partie de l’analyse que la réalisatrice cherchait par son montage et le thème musical récurrent à placer le spectateur dans une « intrigue », celle de l’obsolescence programmée, un peu comme dans un polar. Mais je pense qu’il faut voir cela plus comme une manière d’amadouer le spectateur et de vouloir le faire rentrer dans une émission sur un thème quand même fort ardu. Rien que l’expression « l’obsolescence programmée » elle-même pourrait, à première vue, paraître ardue et faire fuir le téléspectateur moyen. Présenter le documentaire sous la forme d’une intrigue ainsi que des anecdotes très parlantes comme l’ampoule de la caserne des pompiers de Livermore peuvent dès lors être vues comme autant de moyens habiles pour faire rentrer le spectateur plus aisément dans cette réflexion sur l’obsolescence programmée, qui, autrement, serait réservé à des cercles restreints d’universitaires et de spécialistes.

     De manière générale, même les critiques les plus acerbes ne remettent pas en cause les faits évoqués tout au long du documentaire. C’est pourquoi ce documentaire m’apparaît convaincant et pertinent dans sa manière de présenter le phénomène de l'obsolescence programmée.


Liège, août 2013.






1 Francis Vanoye et Anne Goliot-Lété, « Précis d’analyse filmique », Nathan-Université, Paris, 1992, p. 18.
2 Martine Joly, « Introduction à l’analyse de l’image », Armand Colin, Paris, 2009 (2ème édition), pp. 90-91.
3 http://www.terraeco.net/Obsolescence-programmee-et-si-le,46974.html. L’auteur dirige le site « réparer.com » qui propose de trouver des moyens de réparer les objets de consommation plutôt que de systématiquement en racheter de nouveau.
4 http://www.senscritique.com/film/Pret_a_jeter/critique/10745291. L’auteur qui signe sous le pseudonyme de « Gallu » fait allusion aux frères Neistat, deux jeunes artistes branchés que l’on interviewe dans le film (49’) et qui ont réalisé un documentaire sur la batterie non-remplaçable de l’iPod d’Apple et qui collectionnent toutes sortes d’objets de consommation désuets (cassettes VHS, etc..).
5 On m’objectera sûrement que le zapping de Canal + n’est pas un élément très objectif pour juger de l’audience d’un film, mais il montre des moments saillants du PAF qui sont autant d’indices de la répercussion d’un programme auprès du public.

6 Alexandre Delaigue, « Le mythe de l'obsolescence programmée », article consultable sur : http://econoclaste.org.free.fr/dotclear/index.php/?2011/03/07/1773-le-mythe-de-l-obsolescence-programmee










Voir aussi : 
- Contre l'obsolescence programmée




Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.



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