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mercredi 1 juin 2016

La stratégie de L214





      Hier matin, le philosophe français Raphaël Enthoven s'est encore fendu d'une chronique sur les ondes d'Europe 1 à l'encontre de l'association de défense animale L214. J'avais déjà critiqué dans un précédent article une chronique d'Enthoven contre L214 au moment où cette association avait diffusé des images de l'abattoir « bio » du Vigan. Cette fois-ci, c'est suite à la diffusion par L214 d'images d'un élevage en batterie où les poules vivent un enfer que Raphaël Enthoven s'insurge à nouveau contre l'association. Que reproche le philosophe à L214 ? L214 demande la transparence pour les abattoirs et les élevages, mais ne serait pas elle-même pas très transparente. Il y aurait selon Enthoven un double discours chez L214 : d'un côté, on dénonce les méfaits tragiques des abattoirs et des élevages industriel, de l'autre, on fait l'apologie du véganisme, c'est-à-dire la suppression de tout élevage. L214 inciterait « sournoisement » (sic) à ne manger aucun produit issu des animaux.

     Qu'en est-il réellement ? Il y a effectivement deux dimensions dans l'action de L214 : une action immédiate qui est de dénoncer les conditions monstrueuses de l'élevage industriel et une action à plus long terme, voire à beaucoup plus long terme qui est effectivement d’œuvrer pour un monde végane, un monde libéré de l'exploitation animale. En cela, Raphaël Enthoven a raison de souligner que ces deux buts sont présents dans le discours de L214. Mais là où il se trompe lourdement, c'est quand il dit que L214 avance masqué comme un bande de vulgaires comploteurs. Il suffit d'aller sur le site de L214 à la rubrique « Qui sommes-nous ? » pour se rendre compte que la projet végane de L214 n'est pas du tout caché. Au tout début de sa présentation, L214 explique :

    « L'association L214 articule son travail sur 3 axes complémentaires :
  • Rendre compte de la réalité des pratiques les plus répandues, les faire évoluer ou disparaître par des campagnes d’information et de sensibilisation. Repérer et tenter de faire sanctionner les pratiques illégales par des actions en justice.
  • Démontrer l’impact négatif de la consommation de produits animaux (terrestres ou aquatiques) et proposer des alternatives.
  • Nourrir le débat public sur la condition animale, soulever la question du spécisme, revendiquer l’arrêt de la consommation des animaux et des autres pratiques qui leur nuisent. » 

    On parle bien de « soulever la question du spécisme, revendiquer l'arrêt de la consommation ». Plus loin figure une profession de foi antispéciste :
        « Vers une civilisation sensibiliste.
     L214 s'inscrit dans un mouvement qui souhaite une société attentive aux besoins de tous les êtres sensibles à l'opposé des courants prônant discrimination, haine ou xénophobie. L214 souhaite que notre société en arrive à reconnaître que les animaux ne sont pas des biens à notre disposition, et ne permette plus qu’ils soient utilisés comme tels. Ils sont eux aussi des habitants de cette planète et leurs intérêts méritent considération ».

     Il me semble donc qu'il est malveillant de dire que L214 avance masqué, comme le fait Raphaël Enthoven. Néanmoins, on pourrait objecter que L214 ne se revendique pas non plus comme une mouvance végane. Il n'y a pas de bandeau au-dessus de l'écran avec « VEGAN » écrit en grand. Cela annoncerait tout de suite la couleur, mais L214 ne fait pas ça. Pourquoi ?

     En fait, les mouvances de libération animale sont divisés en deux camps, assez critiques les uns envers les autres. Il y a d'une part la tendance abolitionniste incarnée par le philosophe américain Gary Francione et ses zélés disciples. Pour Francione, il faut prôner le véganisme, point à la ligne. Comme il le répète constamment : « il n'y a pas de troisième choix », soit on est 100% végane, soit on est un salaud qui exploite les animaux. Le végétarien qui veille à acheter ses œufs dans une ferme où les poules peuvent courir en plein air est aux yeux de Francione autant un salopard que le mangeur invétéré de viande qui n’achèterait délibérément que des produits animaux en provenance des élevages industriels. Pour Francione, il faut faire l'apologie du véganisme strict et exiger l'abolition pure et simple de toute exploitation animale du jour au lendemain. Voilà des véganes qui risquent de plaire à Raphaël Enthoven. Un discours simple. Pas d'ambiguïtés, des véganes qu'on voit débarquer à cent kilomètres à la ronde, avec leur gros sabots.

      Et puis il y a les « welfaristes » dont font partie L214. Je n'aime pas trop ce terme parce qu'employé par les abolitionnistes francioniens pour discréditer tous ceux qui ne pensent pas comme eux. « Welfariste » vient de l'anglais welfare, bien-être. Ce terme désigne tous ceux qui militent pour améliorer le bien-être des animaux, pour améliorer parfois de façon minime leur condition de vie. Typiquement, L214 a une action welfariste quand l'association demande d'améliorer la situation désastreuse des poules dans l'élevage en batterie du GAEC du Perrat. Pour autant, le but final de L214 est bien l'abolition définitive de l'exploitation animale. L214 comme beaucoup d'autres organisations adhère à l'abolitionnisme en tant que but ultime, mais a des méthodes welfaristes.

     Pourquoi ? Pour une raison toute simple, la grande majorité des gens ne sont pas encore prêts à entendre le discours végane. Faut-il pour autant ne rien faire ? L214 opte pour essayer de trouver un terrain d'entente avec le grand public. Si on ne peut pas supprimer toute violence à l'encontre des animaux, supprimons au moins les manifestations les plus atroces de cette violence. Les élevages industriels par exemple. Il y a là un long et laborieux travail de renseignement auprès des abattoirs et des élevages, monde opaque s'il en est. Il faudrait d'ailleurs que Raphaël Enthoven prenne bien conscience que ceux qui avancent masqués, c'est le lobby de la viande et de l'élevage industriel. Dans les publicités, on nous montre des animaux souriants, s'égaillant joyeusement dans des prés et de vertes collines verdoyantes tout autour d'une ferme en bois. Il faut déconstruire toute cette propagande. Et puis, il faut accomplir un long et laborieux travail de lobbying pour faire bouger lentement les choses.

     Évoluer jusqu'à quel point ? Jusqu'au point où on ne causera plus toute cette souffrance inutile aux animaux. Jusqu'au moment où on aura plus besoin de consommer des produits animaux. Mais peut-être que Raphaël Enthoven se dira : « oui, mais si je vais acheter mes œufs à la ferme, je ne fais de mal à aucune poule ». En fait, si malheureusement. Pour qu'une exploitation soit rentable, il faut tuer les poussins mâles qui viennent à naître. Il y a donc bien du sang derrière les œufs, même dans une ferme bio idéale. Pour autant, il y a indéniablement moins de souffrances pour les poules à vivre dans ce genre de fermes où elles peuvent courir en plein air que dans des élevages en batterie sordides comme le GAEC du Perrat. En cela, je ne vois pas de contradiction entre les deux dimensions du discours de L214 : œuvrer à un monde végane et faire en sorte que l'exploitation animale soit moins violente et moins cruelle. En combattant les élevages industriels, on fait diminuer la souffrance animale causée par les hommes, on ne la supprime pas certes, mais on la diminue.

        Et pour gagner cette cause, il faut s'allier avec des gens qui ne sont pas véganes, mais qui se rendent bien compte qu'il n'y a rien d'éthique à traiter les animaux d'une façon aussi atroce. Avec ces non-véganes, il serait inopportun de se proclamer « VEGAN » de manière tonitruante en culpabilisant d'emblée tout le monde. C'est le meilleur moyen de faire fuir des non-véganes qui seraient sensibilisés à la conditions des animaux dans les élevages industriels. Il y a donc chez L214 une stratégie de communication qui consiste à ne pas marteler son identité son identité végane (mais à ne pas la cacher non plus comme prétend Raphaël Enthoven), et à faire passer des idées moins radicales que le véganisme, mais qui ont plus de chances de faire évoluer positivement la situation. Tobias Leenaert, ex-président de l'association végétarienne belge EVA, défend en long et en large cette idée sur son site « Vegan Strategist » (en anglais). EVA a notamment promu l'idée du Jeudi Veggie pour encourager les gens à découvrir une alimentation végétale un jour par semaine. Le but de l'organisation n'était pas de faire plein « véganes du jeudi après-midi », d'inviter les gens à seulement réduire leur consommation de viandes ou de produits animaux un ou deux jours par semaine, mais bien d'encourager les gens à se diriger vers le véganisme doucement, à leur rythme, en passant par leur étapes intermédiaires que sont le flexitarisme et le végétarisme. Les gens ne sont pas prêts à devenir végane du jour au lendemain, mais bien à découvrir petit à petit un mode d'alimentation plus végétal pour leur bien-être, pour l'environnement ou pour cause moins de souffrance aux animaux.

      Cette volonté de mettre en avant une stratégie de communication ne me semble pas être quelque chose de contestable, un moyen détourné ou une forme de « manipulation » comme l'affirme Raphaël Enthoven. D'abord, parce que de l'autre côté, dans le lobby de la viande, de l'élevage, on fait tourner la propagande à plein régime avec des publicités complètement mensongères mettant en scène des animaux heureux et souriants, une volonté systématique de cacher ce qu'il se passe dans les élevages industriels et un lobbying féroce de toutes les instances politiques. Face à cela, une stratégie de communication qui cherche à entrer en communication avec les gens, à ne pas les agresser, mais en même temps qui essaye de les faire avancer dans une cause juste vers une situation meilleure m'apparaît vraiment être une bonne chose.



     Enfin, dernière réflexion à propos de la chronique de Raphaël Enthoven. Ce dernier ne voit pas le lien entre véganisme et critique des conditions de vie dans les élevages industriels. Ce lien est en fait très étroit. Si on veut que les élevages industriels s'arrêtent et qu'on consomme uniquement des œufs de la ferme avec des poules qui ont gambadé et picoré au grand air, il faut que la consommation d’œufs diminue drastiquement. (Les fermes bucoliques ne peuvent pas produire autant d’œufs que les élevages en batterie). Et pour cela, la meilleure méthode est qu'une grande partie de la population devienne végane ou, tout du moins, adopte une alimentation végétale une grande partie du temps. Faire la promotion du végétalisme après une vidéo sur un élevage en batterie n'est pas une digression inutile, ni une « confusion des genres » comme le prétend Enthoven, mais au contraire, c'est indiquer la seule direction possible pour une amélioration sensible de la cause animale. Par ailleurs, il faut bien se rendre compte que des œufs bio élevés en plein air coûtent beaucoup plus chers et ne sont pas accessibles pour les franges les moins favorisés de la population. Aujourd'hui, quelqu'un qui va acheter ses œufs à la ferme est plus comme un « bobo » que comme un défenseur de la cause animale. Inciter au véganisme ou à se rapprocher du véganisme est donc indispensable pour faire progresser la cause animale.



Frédéric Leblanc, 31 mai 2016.










Voir la vidéo de L214 à propos de l'élevage du GAEC du Perrat :

Lire ici l'article "Le mangeur de viande et le tortionnaire" à propos d'une précédente chronique de Raphaël Enthoven.



Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la libération animale ici.

Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour du végétarisme et du véganisme ici



Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.




Oui, Raphaël Enthoven, L214 avance masqué dans sa promotion du véganisme : avec Captain Vegan !


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