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vendredi 31 août 2018

Les huit préoccupations mondaines




Les huit préoccupations mondaines



  Dans la philosophie bouddhique, on compte 8 préoccupations mondaines ou dharmas mondains. Ces préoccupations occupent notre esprit comme une armée occupe un pays, et tout ce que nous faisons est une forme d'asservissement à ces objectifs du monde. Ces préoccupations détournent l'individu de la pratique du Dharma, la Voie du Bouddha. Ces huit préoccupations sont classées par pairs d'opposés, de la manière suivante :


  • 1°) le gain (lābha en sanskrit)
  • 2°) la perte (alābha)

  • 3°) le plaisir (sukha)
  • 4°) le déplaisir, la douleur, la souffrance (dukkha)

  • 5°) la renommée (yasha)
  • 6°) la honte, la disgrâce (ashaya)

  • 7°) la louange (prashamsā)
  • 8°) le blâme, les critiques acerbes (nindā)



      Ces huit préoccupations mondaines sont toutes les huit préoccupations sont toutes conditionnées par la dynamique de l'espoir (āshā en sanskrit) et la crainte. Les préoccupations impaires, c'est-à-dire le gain, le plaisir, la renommée, la louange, sont animées par l'espoir de ces choses souhaitables, tandis que les préoccupations paires, perte, souffrance, disgrâce et blâme, sont animées par la crainte d'être vécues. La sagesse consiste à se détacher de cette dynamique de l'espoir et de la crainte. Au lieu de tout le temps se projeter dans le futur, vivons dans l'instant présent, acceptons l'instant présent tel qu'il est, même s'il ne nous semble pas idéal selon les critères de notre espérance. Développons l'équanimité, l'égalité qui nous fait vivre les choses déplaisantes de la même façon que les choses déplaisantes. Pas de répulsion et de nervosité excessive face à ce qui nous déplaît, pas d'emballement et d'enthousiasme excessif au contact de ce qui nous plaît. Développons aussi l'absence de souhait : l'abandon de l'attente et de l'espérance, la simple acceptation de l'instant présent et la patience dans les phénomènes non-nés.


      La théorie que l'on trouve dans les textes bouddhiques est simple : il y a une démarcation évidente entre d'un côté, l'être ordinaire qui poursuit les huit préoccupations mondaines, en recherchant frénétiquement le gain, le plaisir, la bonne réputation et les éloges au sein de la société, tandis qu'il fait tout pour ne pas connaître la perte, la douleur, la déchéance sociale et les commentaires dénigrants. De l'autre, l'être spirituel, le Sage qui ne soucie pas de ces huit préoccupations mondaines, qui peut être pauvre, souffrant, un sans-grade et dénigré de tous, tant qu'il pourra pratiquer la méditation, se montrer altruiste et développer la claire vision de la sagesse. Certains textes parlent même du fait que quelqu'un qui se soucierait d'une des huit préoccupations mondaines n'est en rein un pratiquant du Dharma.


    Voilà une ligne de démarcation claire. On pourrait s'arrêter là. Mais personnellement, cela ne me satisfait pas. Bien sûr que cette énonciation est utile pour comprendre de quoi il faut se détacher. La pratique du Dharma ne pourra prendre de l'ampleur que si on commence à se détourner d'objectifs mondains qui ne sont pas propices à une vie spirituelle. Si votre seule obsession est de gagner de l'argent, vous êtes mal parti pour développer la compassion et l'altruisme, qualités fondamentales du Dharma.


    Néanmoins, le fait de se tourner sincèrement vers des objectifs spirituels ne signifie pas qu'au fond de vous-mêmes, vous avez entièrement renoncé aux préoccupations mondaines. Nous vivons en société : nous avons besoin d'argent pour manger, pour se loger, pour s'habiller. Même si notre but n'est pas de devenir aussi riche que Rockfeller ou Bill Gates, on a quand même besoin d'un peu d'argent pour vivre. Quand cet argent vient à manquer dans un système capitaliste où les travailleurs sont souvent mis sous pression, on est dans le tracas. C'est humain.


    De la même façon, tous les êtres sensibles tendent à chercher le plaisir et le bien-être tandis qu'ils ont une répulsion pour la douleur et la souffrance. La philosophie du Bouddha admet cela. Même un pratiquant du Bouddha est soumis à cette réalité biologique. Même inconsciemment, il tend vers le bien-être et fuit le mal-être.


      En outre, nous sommes, nous êtres humains, des animaux sociaux. Les animaux humains ont développé une capacité d'empathie et de compréhension de leurs congénères humains particulièrement développé. Ce qui fait que l'avis et l'appréciation des autres compte énormément pour chaque être humain. Cela se traduit par un souci très fort concernant notre position social et tout ce qu'on peut dire de bien ou de mal sur nous. C'est pourquoi même un pratiquant du Dharma solitaire ne sera pas insensible au qu’en-dira-t-on et à sa réussite sociale.


   En fait, il est très difficile de se détacher de ces huit préoccupations sociales, tant nous espérons malgré nous le bien pour nous-mêmes et nos proches, tant nous recherchons la reconnaissance sociale et affective. On peut faire un effort pour se détacher de cela, mais même pour un être considéré comme exceptionnel il est difficile d'être totalement indifférent à ces conditionnements. Est-ce que l'Abbé Pierre était vraiment insensible à l'intérêt médiatique qu'il suscitait, à sa propre popularité ? Je ne le pense pas.


   Les lamas tibétains prétendent être détachés des huit préoccupations mondaines. Ils disent n'avoir que du mépris pour elles. Pourtant, au Tibet, tous les abbés des monastères rivalisaient pour décorer leur temple avec des pignons en or plus imposants que celui du voisin. La rivalité et la concurrence n'avaient pas déserté leur inconscient.


     La leçon que j'en tire que nous sommes humains, trop humains. On ne se détache que partiellement des préoccupations mondaines. Par exemple, je ne me soucie pas d'être riche, d'avoir la plus belle voiture, d'être le mieux habillé. Pour autant, je ne suis pas insensible au fait de perdre tout mon argent. Au lieu de nier cette réalité, je prends pleinement conscience de ces préoccupations mondaines, le gain et la perte, qui agissent en moi. Je vois comment je suis conditionné par le gain et la perte ; et avec la pleine conscience, j'essaye de voir quelles en sont les sources, quelles sont les peurs et les faiblesses qui sont à la base de cette préoccupation. En faisant l'effort de me comprendre moi-même, je peux mieux comprendre les autres, pourquoi eux aussi éprouvent d'évidentes difficultés à sortir de ces préoccupations mondaines. Et je peux comprendre aussi comment se libérer de cet attachement.


    Je pense que les philosophies anciennes qu'elle soient occidentales, d'origine gréco-romaines ou asiatiques, indiennes ou chinoises, étaient des philosophies centrées sur une certaine idée de « surhomme ». On y présente toujours de modèles de personnes qui n'ont rien de commun avec les gens ordinaires, de Sages qui ont transcendé l'existence humaine. Moi qui suis d'un âge beaucoup plus démocratique, j'aurais envie de penser la spiritualité non pas comme une supériorité par rapport aux gens ordinaires, mais avec un sentiment d'égalité : je suis comme tout le monde, j'essaye d'être un meilleur homme, mais avec de soucis que tous les hommes et les femmes peuvent rencontrer : des fins de mois difficiles, des histoires d'amour difficiles, une santé précaire, la peur de perdre son boulot, l'envie d'être apprécié de tous...


       À la fin de son Apologie de Raymond Sébond (Les Essais, II, 12), Michel de Montaigne voulait terminer par une citation de Sénèque : « Ô la vile chose et abjecte que l’homme, s’il ne s’élève au-dessus de l’humanité ! » Cela lui apparaissait comme une bonne conclusion : toujours chercher à s'élever, ne pas se contenter de notre nature imparfaite d'être humain. Mais Montaigne s'est ensuite ravisé pour ajouter ces mots qui concluent l'Apologie : « Voilà un bon mot et un utile désir, mais pareillement absurde. Car de faire la poignée plus grande que le poing, la brassée plus grande que le bras, et d’espérer enjamber plus que de l’étendue de nos jambes, cela est impossible et monstrueux. Ni que l’homme se monte au dessus de soi et de l’humanité : car il ne peut voir que de ses yeux, ni saisir que de ses prises. Il s’élèvera si Dieu lui prête extraordinairement la main ». Le désir de s'élever au-dessus de sa condition humaine est un désir utile et précieux pour peu qu'on n'oublie pas cette condition humaine qui, sans cesse, se rappelle à nous, avec ses forces et ses faiblesses, ses fragilité et ses moments de grâce.





















Daniel Buren - Monumenta - Grand Palais, Paris, 2012















Voir également sur la question de l'espoir : 


- La boîte de Pandore





Voir aussi : 

Dépasser l'homme : Sénèque, Nietzsche et Montaigne


- Certains me sont chers



Jouir d'une vie simple


Vanité des vanités  (L'Ecclésiaste) 


- Le son du tonnerre (Milarépa)


- L'idéal du bonheur (1ère partie & 2ème partie)










Voutch















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2 commentaires:

  1. Bonjour,
    je trouve votre commentaire sur les 8 préoccupations mondaines trés intéressant...
    Par contre votre vision contemporaine des choses paraît un peu dénigrer la sagesse. Certe certain abbé bouddhiste avait des préoccupation de gloire pour eux et leur monastère mais il y avait aussi de trés bon abbés qui s'était complètement détaché des 8 dharmas mondains par une pratique spirituelle assidu de plusieurs vies.
    Je ne pense pas que ces gens sont des sur-hommes mais plutôt des gens qui grace à leur pratique assidu sont arriver à un état que les bouddhistes appelle l'au delà des peines. Je pense que c'est un état qui peu être atteint par toute personne qui s'en donne les moyens.
    C'est la voie des Boddhisattvas.
    Trés bonne continuation à vous

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  2. Non, je dénigre pas la sagesse ! Au contraire, je la considère comme un idéal et une valeur fondamentale. Par contre, il est vrai que je me méfie des gens qui prétendent être des sages et qui attendent d'être vénérés pour cela. Donc il est possible que tel ou tel ascète se soit libéré des 8 dharmas mondains au Tibet ou ailleurs. C'est admirable. Je ne le nie pas. Par, j'ai de sérieux doutes quand on me demande de vénérer certains lamas avides de richesses.

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