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mercredi 15 août 2018

Bonheur et non-être




Bonheur et non-être


     Suite à mon article « Hédonisme et eudémonisme (2ème partie) », l'internaute Degun m'a objecté ceci : « Je me pose une question : la cessation de la souffrance implique-t-elle un état de bonheur comme tu le postules ? Peut-être, d'une certaine manière, mais je ne vois pas vraiment les choses comme ça, je vois plutôt la cessation de la souffrance comme une dissolution du moi et/ou de l'être personnel (je sais pas trop comment appeler ça à vrai dire), après la mort du moins (je ne sais pas si le plein éveil peut se produire durant la vie et j'ai en fait du mal à entrevoir comment un être pleinement éveillé serait vraiment en ce monde, certes il existe des êtres "relativement" éveillés qui vivent en ce monde mais je ne sais pas à quoi ressemble leur "monde intérieur"). En somme, la cessation de la souffrance va de pair dans ma pensée avec un "non-être", bonheur et malheur n'ayant plus de sens dans ce cas, et qui exclut bien entendu de facto toute incarnation. En gros, c'est plutôt la libération totale que le bonheur qui me motive ». Ce présent article est donc une réponse à cette objection.


    Mais avant même de développer, je veux réaffirmer catégoriquement : oui, la cessation de la souffrance implique un état de bonheur. Oui, il ne s'agit pas seulement d'être débarrassé de telle ou telle sensation désagréable, mais résider durablement dans le bonheur. Quand le Bouddha parle de cessation de la souffrance, c'est pour éviter une confusion concernant toutes les représentations possibles concernant le bonheur : une personne considérera que le bonheur, c'est être riche ; pour une autre, le bonheur, c'est connaître la gloire ; certains estimeront que c'est la bonne santé, d'autres encore la famille qui fait le bonheur, et ainsi de suite... Le bonheur dont on parle ici une disposition intérieure qui s'affranchit des événements et des situations et qui nous permet de mieux apprécier l'existence.


     Par rapport à l'argument de Degun : « Je vois plutôt la cessation de la souffrance comme une dissolution du moi et/ou de l'être personnel (...) En somme, la cessation de la souffrance va de pair dans ma pensée avec un "non-être", bonheur et malheur n'ayant plus de sens dans ce cas, et qui exclut bien entendu de facto toute incarnation », il faut bien constater que certains éléments de langage de la philosophie bouddhique peuvent faire penser cette thèse qui veut que le problème de la souffrance se réglerait purement et simplement par le « non-être », le fait de régler le problème en supprimant celui qui éprouve le problème : plus personne pour éprouver le problème, donc plus de problème ! Dans les soûtras anciens, l'accès au Nirvāna par la méditation est appelé « sphère de cessation des sensations et des perceptions ». Cette cessation des sensations et des perceptions laisse envisager la suppression de tout ressenti comme si on devenait une pierre.


       Mais je suis convaincu que cette cessation des sensations et des perceptions n'est pas une coupure du bonheur, mais un bonheur au-delà du bonheur, un bonheur, une béatitude qui n'est pas enchaînée dans la dualité du bonheur et du malheur. Quand on observe la progression de la méditation dans le bouddhisme ancien, on voit que les états de méditation commencent par s'élever vers des états divins de félicité toujours plus élevés. La cosmogonie bouddhique compte trois types de dieux par ordre d'élévation : les dieux du monde du désir, les dieux du monde de la forme et les dieux du monde de la sans-forme.


    Les dieux du monde du désir vivent comme nous des expériences de plaisir, mais c'est un plaisir beaucoup plus intense, beaucoup plus durable, beaucoup plus subtil et raffiné, mais sans la contrepartie des déplaisirs : un vin divin vous envoie dans une griserie envoûtante des jours entiers, sans lendemains vaseux.


     Dans le monde divin de la forme, on se détache de cette obsession pour les objets extérieurs, on s'installe dans son être qu'on raffine jusqu'à obtenir un corps de lumière. C'est à ce niveau que correspondent dans la méditation les 4 jhānas, les absorptions méditatives qui sont un stade important à franchir : dans un premier stade, on continue à éprouver des pensées et des raisonnements, de la joie et du bonheur. Dans le second stade, les pensées et les raisonnements s'évanouissent pour laisser place à une expérience pure. Dans le troisième, la joie s'évanouit, ne reste que le bonheur et l'équanimité. Et dans le quatrième jhāna, le bonheur s'évanouit à son tour, ne laissant qu'une attention et une équanimité parfaite. On voit qu'on a déjà là les prémisses d'une libération du bonheur. On n'est plus assujetti à la recherche du bonheur, mais en soi, ce n'est pas « rien » : cet état d'équanimité et de sérénité est une plus grande béatitude, qu'on en peut pas reporter dans nos termes d'être humain.


      Dans les états du monde divin de la sans-forme, on fait l'expérience de l'infini : espace infini, puis conscience infinie. Puis on s'abolit soi-même dans la sphère du Néant avant de faire l'expérience de l'état paradoxal de la sphère de ni perception, ni non-perception. Quand on a franchi toutes ces expériences de l'infini et qu'on voit la véritable nature des phénomènes, c'est alors qu'on fait l'expérience de la « sphère de cessation des sensations et des perceptions », soit l'entrée dans le Nirvāna.


    Au fond, ce que dit ce parcours dans les états de concentrations méditatives, ce qu'on va toujours vers un bonheur plus profond, plus rayonnant, des états de béatitudes toujours plus élevés. Par ailleurs, la « cessation des sensations et des perceptions » n'est pas seulement une disparition totale du sujet conscient ; c'est une immersion dans l'interdépendance de tous les phénomènes. Il en résulte que le bonheur n'est pas un bonheur strictement individuel, qu'on garde égoïstement pour soi-même, mais un bonheur partagé.


     C'est pourquoi la compassion et le vœu altruiste d'aider tous les êtres est si important dans la philosophie bouddhique. Cette compassion infinie s'accompagne des 3 autres des quatre qualités incommensurables : l'amour bienveillant, l'équanimité, mais ici surtout, de la joie qui consiste à s'émerveiller encore et encore de la possibilité de ce que les êtres ont en eux-mêmes la capacité de résoudre tous ces problèmes, toutes ces souffrances.


     Bien sûr, le tableau de ce monde peut sembler sombre, empli de cruauté et de misères incessantes. Mais nous avons la possibilité de trouver des solutions diverses et variées et d'apporter du réconfort au monde. C'est pourquoi la joie est ici une énergie fondamentale à mettre en œuvre dans la pratique du Dharma. Non pas une joie naïve qui évoluerait la fleur au chapeau dans un monde d'illusions et d'arc-en-ciel, mais la joie qui se sait dans les ténèbres et donne la force d'en sortir. C'est pourquoi le Bouddha insiste souvent sur la notion de pratiquer le Dharma comme si nos cheveux avaient pris feu. Le monde entier est dans le feu de la douleur ; et c'est ici et maintenant qu'il faut aider soi-même et les autres pour sortir de cette douleur.



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        Donc, même si nous n'avons pas atteint le stade ultime de la « sphère de cessation des sensations et des perceptions », le fait de pratiquer le Dharma - d'adopter une conduite éthique bienveillante envers autrui et soi-même, de pratiquer régulièrement la méditation et de développer la sagesse – contribue à nous rendre plus heureux. Attention ! Je ne veux pas faire de fausse promesse : je ne dis pas que notre conception particulière du bonheur sera satisfaite. Si, par exemple, vous voulez réussir à tout prix dans votre carrière, je ne dis pas que la pratique du Dharma soit une garantie de cette réussite. On entend trop souvent des « coachs en pleine conscience » qui vante l'augmentation des performances au boulot grâce à la méditation. Je n'ai personnellement aucune certitude à vous vendre sur le sujet. Peut-être que votre carrière sera un brillant succès, peut-être que ce sera un plantage intégral, peut-être plus probablement que ce sera un résultat grisâtre entre ces deux extrêmes. 


       Mais quel que soit l'état de votre carrière, la pratique du Dharma transformera votre disposition d'esprit, votre manière d'appréhender les phénomènes, et cela améliora votre existence, d'une manière parfois inattendue. Je ne peux pas non plus vous garantir que la pratique du Dharma vous conférera une humeur toujours rayonnante : la pratique du Dharma n'immunise pas contre les coup de blues, les moments de dépression et de désespoir, mais elle donne la capacité de traverser ces états négatifs et retrouver une joie profonde de vivre.













Masao Yamamoto







Voir également : 


- Hédonisme et eudémonisme : 1ère partie - 2ème partie


Joie (Qu'est-ce que la joie spirituelle prônée par le Bouddha ?)


La douleur d'un arahant (Nāgasena) et son commentaire



Esprit d’Éveil

     Comment produire l'esprit d’Éveil ou bodhicittaL'esprit d’Éveil est le souhait que tous les êtres soient libérés de la souffrance et deviennent des êtres pleinement éveillés. Les enseignements du lama tibétain Dza Patrül Rimpotché (XIXème siècle). 








Un bien véritable (Spinoza)




Si c'est le bonheur que tu cherches (Chengawa Lodrö Gyaltsen)


Sans savoir pourquoi (Sōseki Natsume)




En repos dans une chambre (Blaise Pascal)


Une fête en larmes (Jean d'Ormesson)














"Emma at Red Canyon"
(près de Las Végas, USA)
Photographie de Tamara Lichtenstein













Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.


Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.




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