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mercredi 11 août 2021

Une dictature bienveillante ?



Je viens de tomber sur un article qui cite des propos du maître tibétain Dzongzar Jamyang Khyentsé Rimpotché (aussi appelé Dzongsar Khyentsé ou encore Khyentsé Norbu) tenus lors d'une interview pour un magazine bouddhiste allemand et qui concerne la relation de maître à disciple dans le cadre du Vajrayana, le tantrisme bouddhique :


« Question : Que doivent faire des disciples si leur maître ne se limite pas à boire de l’alcool ou à demander à ses disciples de “harceler une princesse” - vous racontez cette histoire [de Tilopa et Nāropa] dans votre livre - mais qu’il est physiquement violent envers ses disciples ou les viole ?


Réponse : Comme je l'ai dit, si vous n'avez pas examiné ce gourou et si vous n'avez pas décidé de l'accepter entièrement comme votre gourou, alors vous devriez appeler la police et rendre son comportement public. Mais si, après un examen approfondi, vous avez entièrement accepté cette personne comme votre gourou, alors à ce moment-là, lorsqu'elle boit de l'alcool ou harcèle une princesse ou autre, vous ne considérerez pas son comportement comme inapproprié. Parce qu'entre-temps, votre projection, votre perception a changé.



Question : Vous écrivez qu'une dictature bienveillante pourrait être plus bénéfique pour son pays qu'un gouvernement démocratique. Les pays démocratiques occidentaux doivent-ils transformer leurs systèmes de gouvernement en dictatures bienveillantes ?

Réponse : Mon point de vue s'applique non seulement à l'Ouest, mais aussi à l'Est, au Sud et au Nord. Si notre mérite [punya] amène au pouvoir un dictateur bienveillant quelque part, où que nous soyons, alors nous devrions convertir notre système de gouvernement en une dictature bienveillante dans les 24 heures. Absolument ! Il n'y a aucun doute là-dessus. 1  »



Je trouve ce genre de propos très contestable et critiquable, mais malheureusement emblématique de l'idéologie du bouddhisme tibétain. C'est pourquoi il me semble intéressant d'en discuter ici.


Il y a eu toutes sortes de scandales liés aux abus de pouvoir commis par des maîtres spirituels tibétains et, de manière plus générale, par des gurus en tous genre qui invoque les spiritualités orientales comme justification de leur emprise sur des disciples très naïfs et crédules. On peut ainsi penser à l'affaire Sogyal où ce dernier abusait de son pouvoir pour humilier en public ses disciples, pour violer et harceler toute une série de femmes et pour réclamer des sommes d'argent astronomiques à ses adeptes.



Pour faire bref, dans le bouddhisme tantrique, il y a des samayas, des liens sacrés à respecter, et le plus fondamental de ces liens est le fait de ne pas critiquer le guru ou lama en tibétain, quand bien même ce dernier se comporterait de manière apparemment néfaste, voire répréhensible. La journaliste prend l'exemple d'une consommation abusive d'alcool et le fait de harceler une jeune femme. On se souvient de la figure de Tilopa qui avait imposé à son disciple Nāropa toutes sortes d'épreuves déconcertantes et horribles : aider des énergumènes à découper un cadavre, aider un criminel à ébouillanter un pauvre homme, chasser un cerf, aider un homme à empaler son père et sa mère, à sauter d'un toit pour voir ce que cela fait, à voler des biens et se faire tabasser pour ce vol et notamment forcer une femme à avoir une relation sexuelle avec elle.


Comme le dit Fabrice Midal (sans le moindre recul critique) dans son livre « La pratique de l'éveil de Tilopa à Trungpa » : « Au terme de ces différentes épreuves, l'orgueil et les fixations égotistes de Nāropa furent totalement détruites et sa compréhension de l'état naturel de l'esprit fut établie 2 ».


On peut douter d'un tel accomplissement au vu de telles « épreuves ». Cette histoire de Tilopa et Nāropa est clairement légendaire : toute cette histoire est symbolique, et il ne faut évidemment pas la prendre au pied de la lettre. Malheureusement, le bouddhisme tibétain a institué cette histoire de maltraitance comme un modèle de la formation spirituelle d'un disciple. Quelle déchéance morale !


Il faut bien comprendre qu'il y a deux visions du maître spirituel dans le bouddhisme : la vision des soûtras et la vision des tantras. Dans la vision de soûtras, tout l'effort de la méditation et de la sagesse, c'est de voir les choses telles qu'elles sont. C'est arrêter de percevoir le monde à travers le filtre des émotions, de la confusion, des concepts erronés. C'est cesser de percevoir ce monde comme autant d'étiquettes et de jugements que le mental agité accole sur le réel : on parle de « prolifération mentale » pour désigner cette tendance de l'esprit agité à constamment produire un discours conscient et subconscient sur le réel, discours qu'on fini par confondre avec le réel lui-même.


Les sûtras du Bouddha nous incitent à voir le monde tel qu'il est. La conséquence éminemment pratique de cela est que si le maître spirituel se comporte n'importe comment, il faut regarder de manière lucide ce comportement déviant, même si cela ne nous fait pas plaisir et dire «Le maître se comporte n'importe comment ». Je pense qu'il y a deux extrêmes dans la relation au maître : une idéalisation excessive qui pourrait conduire d'une part à passer sous silence les actes condamnables du maître, et cette même idéalisation excessive qui nous pousserait à voir ce maître spirituel comme un diable ou un démon dès lors qu'on l'a vu boire une bière au café ou qu'on assiste à un moment de colère ou de faiblesse de ce maître.


Les maîtres spirituels, même encensés et vénérés, ne sont que des êtres humains qui peuvent avoir des défauts quand bien ils manifesteraient beaucoup de qualités spirituelles. Il faut voir ces défauts sans nécessairement les juger ou les surinterpréter, mais en restant vigilants au cas où ces défauts s'avéreraient extrêmement problématiques. Dans la vision des sûtras, il n'est pas question de tolérer un Tilopa qui pousse ses adeptes au crime !


Dans la vision des sûtras, il conviendrait d'ailleurs d'utiliser de préférence le terme « ami spirituel » (kalanyamitra en sanskrit) au terme de maître spirituel. Dans la vision de sûtras, le mot « maître » est acceptable, mais uniquement comme maître d'école : quelqu'un qui enseigne quelque chose à d'autres personnes, les enseignements du Bouddha, les préceptes moraux, la pratique de la méditation et la vision correcte des phénomènes et du moi. Maître d'école, mais pas maître d'esclave ! Un ami spirituel qui conseille, qui encourage, qui aide, qui comprend, qui éprouve de la bienveillance et de la compassion, qui indique le chemin du Dharma.



*****



Dans la vision des tantras par contre, il s'agit de développer une perception sacrée du monde. Dans la vision des soûtras, l'ami spirituel est un humain avec ses qualités et ses défauts qui a une certaine expérience de la sagesse et de la pratique méditative, dans la vision sacrée des tantras, on voit le maître comme un Bouddha à part entière. Il est même plus important que le Bouddha lui-même, car il est plus proche, à notre portée. On parle parfois des tantras comme de « véhicule du fruit » par opposition aux soûtras qui seraient des « véhicules de la cause ». « Véhicule de la cause », parce que notre pratique essaye de créer les causes de notre libération, de planter les graines de notre Éveil ; tandis que les tantras sont des « véhicules du fruit » en ce qu'ils inversent la perspective en nous amenant à visualiser les êtres autour de nous comme des êtres déjà éveillés, ce qui réveille la part déjà éveillée de nous-mêmes et lui permet de gagner en puissance dans notre être.


Mais considérer le maître, le lama comme un Bouddha, est-ce une raison pour obéir aveuglément à ce maître-Bouddha ? Je ne le pense pas parce que le Bouddha n'exigeait pas une confiance aveugle en lui ! Le Bouddha a souvent répété qu'il ne fallait pas croire sur parole son propre enseignement, qu'il fallait inspecter minutieusement ses qualités. Il me semble dès lors qu'une obéissance aveugle n'est pas une étape incontournable dans les tantras. Tout au plus, les tantras nous invitent à ne pas trop vite juger : des pratiques qui semblent contraire au Dharma comme boire de l'alcool ou avoir des relations sexuelles peuvent être vécues comme une expérience spirituelle dans le tantra. Mais il faut tout de suite ajouter : ne pas trop vite juger ne veut pas dire non plus être complètement dupe. Beaucoup trop de gens invoquent les tantras pour justifier leur ivrognerie ou leurs pulsions sexuelles agressives.


Le problème du bouddhisme tibétain est qu'il met une hiérarchie dans les « Véhicules » et que les soûtras pourtant enseignés par le Bouddha sont considérés comme inférieurs aux tantras. Cela implique l'idée que les soûtras sont trop vites mis de côté et que la seule voie véritable est la voie des tantras, qui implique dans l'esprit des Tibétains une soumission totale au maître. Pour ma part, je ne rejette pas entièrement le tantra, même si je m'en méfie pour la confusion que ceux-ci sont susceptibles d'apporter. En outre je considère les soûtras supérieurs aux tantras. On devrait étudier et pratiquer dans les soûtras longtemps avant d'aborder les tantras, et quand on le fait, il ne faut pas oublier la perspective des soûtras qui nous encourage à voir la réalité telle qu'elle est. On ne peut pas passer tout son temps à avoir une perception sacrée et faire des visualisations des bouddhas et des bodhisattvas. Quand on pratique la voie des tantras, il y a un aller-retour constant à opérer entre vision des soûtras et vision des tantras.




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Ensuite, il y a cette histoire de « dictature bienveillante ». Mais elle est assez logique si l'on accepte une vision conservatrice du tantrisme tibétain. Pour Dongzar Khyentsé, vous devez obéir complètement à votre maître vajra quoiqu'il arrive. On pourrait penser que c'est là un principe spirituel, mais c'est surtout l'héritage d'une système politique, à savoir la féodalité tibétaine où les lamas jouissaient d'un pouvoir immense. Le guru ou lama est comme un suzerain dans une situation centrale de pouvoir absolu envers ses vassaux. De là, la facilité à avaliser un concept profondément douteux comme la « dictature bienveillante ». Pourquoi pas un lama qui ne dirigerait pas seulement une communauté de disciples serviles, mais tout un pays. On reconnaît bien sûr le système politique des dalaï-lamas où ceux-ci ont (en théorie) un pouvoir absolu sur tous les habitants, mais comme le dalaï-lama est une incarnation de Tchenrézi, grand bodhisattva de la compassion, l'idée est qu'il va forcément régner avec sagesse et bienveillance sur son pays 3.


Quand on s'intéresse à l'Histoire réelle du Tibet, on voit bien que ce n'était pas aussi idyllique que cela. La violence était très présente dans l'Histoire du Tibet, les injustices sociales énormes, et il arrivait souvent que des conflits éclatent entre écoles du bouddhisme tibétain pour le contrôle politique du pays. Cela n'avait rien d'un monde idéal ! Ce concept de « dictature bienveillante » sonne un peu comme celui de « despotisme éclairé », un terme creux qui ne sert qu'à la propagande. J'encourage donc quiconque serait tenté par l'idée alléchante d'une « dictature bienveillante » de ne pas « convertir notre système de gouvernement en une dictature bienveillante dans les 24 heures » comme le conseille Dzongsar Khyentsé, mais de réfléchir beaucoup au préalable. On attribue à Churchill cette idée que la démocratie n'est certes pas le meilleur des régimes politiques, mais c'est le moins pire. J'invite Dzongsar à sérieusement méditer là-dessus !



Frédéric Leblanc, 

le 11 août 2021.









Stoupa devant le mont Kailash








Voir également :


- L'affaire Sogyal


- Maître et disciple selon Dza Patrül Rimpotché


Le maître spirituel - 1ère partie


- Entre philosophie et religion
















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1 Propos cité par le blog « Dans le sillage d'Advayavajra » : Libérons nos bardes gaulois, 5 juillet 2021.

2 Fabrice Midal, La pratique de l'éveil de Tilopa à Trungpa, éd. Du Seuil / Points Sagesses, Paris, 1997, p. 62.

3 Précisons toutefois que l'actuel dalaï-lama a à maintes reprises fait l'éloge de la démocratie : « J'ai toujours pensé qu'il fallait séparer les fonctions de chef politique et de chef religieux. Il eût été hypocrite de de ma part de ne pas appliquer à moi-même cette conviction. Il est archaïque qu'un pays soit dirigé par un roi ou un chef religieux », L'Express, « Le dalaï-lama prône une démocratie républicaine », 2 août 2011.




1 commentaire:

  1. Le problème c'est que nous n'avons pas beaucoup d'exemple de despote éclairé... Asoka? Nous avons une vision très négative de tout système féodal parce que cela a été quasiment toujours pour le pire.

    Quand la démocratie tourne au populisme ce n'est pas bien brillant non plus mais les contre-pouvoirs jouent quand même les gardes-fous.

    Je ne doute pas qu'une obéissance totale à un maître éclairé me ferait avancer mais je doute de rencontrer un jour un maître en qui j'aurais une confiance absolue.

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