Quand dire, c'est prendre refuge
Dans
mes études de philosophie, j'avais été fortement marqué par la
pensée de John Langshaw Austin. On ne peut pas dire que j'ai
beaucoup étudié la philosophie analytique à l'époque :
l'université dans laquelle je me trouvais était malheureusement
beaucoup plus braquée sur la philosophie continentale, la
phénoménologie, la déconstruction et la pensée '68. Mais j'ai
assisté un peu par hasard à un séminaire sur une controverse entre
Searle et Derrida à propos d'Austin. Nous étions deux à ce
séminaire avec le prof spécialiste de philosophie analytique...
Mais j'avais trouvé cela extrêmement stimulant, surtout dans la
mesure où cela enrichi ma conception de la philosophie bouddhique.
Pour
résumer très brièvement la pensée d'Austin, dans son ouvrage le
plus célèbre « Quand dire, c'est faire », Austin
se livre à une analyse poussée des propositions performatives.
Qu'est-ce qu'une proposition performative ? C'est une
proposition qui crée quelque chose. Jusqu'à Austin, les philosophes
s'étaient contentés d'analyser des propositions descriptives :
par exemple, les syllogismes d'Aristote. « Socrate est un
homme » nous rappelle que Socrate n'était pas une licorne.
« Tous les hommes sont mortels » nous rappellent
notre triste condition humaine, de passage en ce monde. De ces deux
prémisses, Aristote en déduit une proposition nouvelle à propos de
Socrate : si tous les hommes sont mortels et que Socrate
appartient bel et bien au genre humain, alors Socrate est bel et bien
mortel, ce que l'Histoire a confirmé. Mais toutes les propositions
de l'indicatif ne décrivent pas nécessairement le réel ;
certaines propositions créent une réalité du simple fait qu'elles
sont énoncées.
Par
exemple, quand le président d'une assemblée prend la parole pour
dire : « je déclare la séance ouverte », le simple
fait de prononcer ces mots provoque l'ouverture de la séance. Le
président n'a pas décrit un état de fait, mais il a contribué
lui-même à l'ouverture des débats. Quand le maire à un mariage
prononce ces mots : « je vous déclare maris et femmes »,
il fait des jeunes gens qu'il a devant lui des époux et épouses.
Quand je déclare à un ami : « je te parie vingt euros
qu'il fera beau demain », je formule un espoir concernant le
temps demain et je lance un pari (le mauvais temps me coûterait vingt euros).
Quel
est le rapport avec la philosophie bouddhique ? À
l'époque, je cherchais à scinder la philosophie de la religion dans
le bouddhisme. Je pensais (et je continue à penser) que le culte du
Bouddha avec ses statues gigantesques, ses prières et ses cérémonies
occultait la philosophie du Bouddha qui peut apporter tant de choses
à l'humanité. À ce moment,
j'étais gêné par la prise de refuge. On devient bouddhiste quand
on prend refuge dans le Bouddha, dans le Dharma (la Voie qu'enseigne
le Bouddha) et dans la Sangha (la Communauté des Êtres Nobles qui
ont suivi la Voie du Bouddha et sont parvenus à atteindre des fruits
de la pratique spirituelle). C'est donc le « triple refuge »
dans les « trois Joyaux ». Cette prise de refuge me
semblait un acte très religieux, comme si le Bouddha allait
intercéder en votre faveur si vous preniez refuge en lui. Un peu
comme on s'en remet à Jésus, à l'Esprit-Saint et à la très
sainte Église catholique et romaine avec le pape, les anges et les
saints, pour avoir son âme sauvée dans le catholicisme.
Mais
Austin m'a aidé à comprendre que la prise de refuge dans le
Bouddha, dans le Dharma et dans la Sangha n'avait rien de religieux,
mais que c'était en fait un geste philosophique. Quand je déclare :
« Je prends refuge dans le Bouddha jusqu'à l’Éveil, je
prends refuge dans le Dharma jusqu'à l’Éveil, je prends refuge
dans la Sangha jusqu'à l’Éveil », c'est là une proposition
performative. En déclarant la prise de refuge, je fais du Bouddha,
du Dharma et de la Sangha des refuges pour ma conscience. Le Bouddha
dans cette prise de refuge n'est pas extérieur à moi : il
n'est donc pas un refuge en soi. Pareillement, le Dharma et la Sangha
ne sont pas extérieurs à moi et ne sont pas des refuges en
eux-mêmes.
C'est
précisément moi qui décide de faire du Bouddha un refuge, du
Dharma un refuge et de la Sangha un refuge. Le Bouddha est un refuge
pour moi dans la mesure où il incarne l'idéal de la libération et
qu'il incarne un modèle fondamentalement positif pour moi à imiter.
Le Dharma est par excellence un refuge dans la mesure où sa mise en
pratique m'écarte de la souffrance et des causes qui créent la
souffrance. C'est même le but du Dharma tel que le Bouddha l'a
enseigné dans son tout premier enseignement, le Soûtra de la
Mise en Mouvement de la Roue du Dharma : trouver une
solution au problème de la souffrance, comprendre l'origine de la
souffrance, envisager la cessation complète de toute souffrance et
s'engager sur le chemin qui mène à la cessation de la souffrance.
La Sangha est un refuge en ce qu'elle illustre que le Dharma n'est
pas seulement réservé à des êtres naturellement exceptionnels,
mais que tout le monde peut écouter les enseignements du Bouddha et
parcourir le chemin jusqu'à son terme. Par ailleurs, la Sangha a
assuré la transmission de la doctrine bouddhique jusqu'à nos jours
et l'a transmettra aux générations futures. Elle est amenée à
produire encore des grands bienfaits pour l'humanité future.
Le
Bouddha, le Dharma et la Sangha ne sont pas des refuges qui
existeraient indépendamment de moi, de manière transcendante, et
qui attendraient que j'ai foi en eux pour que leurs pouvoirs de
bénédictions descendent sur moi. C'est moi-même qui fait du
Bouddha, du Dharma et de la Sangha des refuges dès lors que je
comprends en quoi ils sont des protections pour mon existence. C'est
moi-même qui établit ce rôle protecteur. La déclaration a alors
bel et bien un rôle performatif, même si cela ne peut pas rester
que des paroles : il faut que je distincte clairement avec ma
pensée et ma vision profonde en quoi Bouddha, Dharma et Sangha sont
effectivement des refuges, que j'approfondisse cette compréhension
et que je me rapproche dans les faits de ces refuges. Sinon cela
revient à être comme un randonneur de montagne qui se lamente de
passer la nuit sous les intempéries, dans le froid et la neige tout
en sachant pertinemment qu'il y a un refuge de montagne à moins de
cent mètres !
Bouddha Thaï, 15ème-16ème siècle, Musée Guimet à Paris |
Voir aussi à propos du bouddhisme considéré comme une philosophie plutôt que comme une religion :
- Le bouddhisme, philosophie, religion ou mode de vie ?
- Le Dharma, philosophie ou religion?
- Le bouddhisme, philosophie, religion ou mode de vie ?
- Le Dharma, philosophie ou religion?
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire