Le
maître spirituel
2ème
partie
Maître
et disciple selon Dza Patrül Rimpotché
Je
continue ma réflexion sur la relation au maître spirituel en
abordant la question du point de vue d'un lama tibétain
nyingmapa du XIXème siècle dans un livre important si on
s'intéresse au bouddhisme tibétain : « Le Chemin de la
Grande Perfection ». N'hésitez pas à consulter la
première
partie de ce travail où je tente une définition succincte de ce
qu'est un maître spirituel.
Au
tout début de son « Chemin de la Grande Perfection »,
Dza Patrül Rimpotché insiste sur la manière de suivre les
instructions d'un maître spirituel et sur les obstacles qui peuvent
nuire à l'écoute de ses enseignements. Plus loin dans son livre,
Patrül Rimpotché revient sur la manière de suivre un « ami
de bien », c'est-à-dire un maître spirituel. Plus loin, il
développe la pratique tantrique du guru-yoga. Dans ce présent
article, je voudrais juste me concentrer sur le début du « Chemin
de la Grande Perfection » et sur les instructions que devrait
adopter un disciple dans le bouddhisme tibétain pour écouter les
enseignements de son maître.
Pour
commencer, Dza Patrül Rimpotché insiste sur l'attitude mentale qui
préside à notre écoute des enseignements. Il faudrait commencer
par appliquer les « trois méthodes suprêmes ».
Ces trois méthodes suprêmes ne sont pas spécifiques à l'écoute
des enseignements ; on doit les mettre en œuvre idéalement
pour toute pratique du Dharma : méditation, acte de générosité
et d'altruisme, lecture des textes, etc... Ces trois méthodes sont :
1°)
Cultiver l'esprit d’Éveil et transformer notre intention
d'écouter les enseignements. Si on écoute un enseignement, on le
fait pour que tous les êtres puissent s'éveiller et se libérer de
la souffrance : « C'est pour le bien des êtres
sensibles que j'écoute à présent le Dharma profond et le mets en
pratique. Je libérerai tous ces êtres, mes parents tourmentés par
les douleurs des six états d'existence, de toutes les souffrances et
tendances habituelles issues du karma de ces six mondes. Je les
conduirai à l'omnisciente bouddhéité ».
2°)
Demeurer dans l'absence de caractéristiques, l'absence de
références conceptuelles par rapport à l'acte vertueux d'écouter
les enseignements du maître. C'est un moyen de ne pas créer
d'attachement à nos actes aussi admirables soient-ils. Ne pas se
dire : « C'est moi qui ai fait cela », « Quelle
personne admirable je suis d'avoir fait ceci ou cela », etc...
Demeurer dès lors dans la fluidité de la réalité absolue sans
attache et sans cristallisation d'une réalité que le mental
prendrait pour permanente.
3°)
Dédier tous ses mérites au bien des autres. Ne pas espérer
accumuler des mérites pour soi-même, mais souhaiter que ce mérite
personnel soit donné aux autres pour leur bonheur et leur bien-être.
Ngawang
Palzang, un disciple de Patrül Rimpotché, explique dans ses Notes
de Mémoire que dédier ses mérites aux autres permet de faire
perdurer ces mérites jusqu'au moment d'atteindre le suprême Éveil
d'un Bouddha. Dans la théorie du karma, un acte positif produit des
mérites qui auront des conséquences positives pour un certain
temps, un peu comme si vous plantez une graine de tulipe, vous verrez
fleurir une tulipe pour un temps donné. Ce temps peut être court ou
long, mais tôt ou tard il finit par s'épuiser. Dédier ses mérites
aux autres permet de faire rentrer dans une autre dimension, l'envers
du samsāra
où tout est impermanent, l'océan de l’Éveil.
Ngawang
Palzang cite ainsi le Soûtra
des Questions de Sagaramati :
« De
même qu'une goutte d'eau tombée dans le vaste océan
Durera
autant que l'océan lui-même,
Les
mérites totalement dédiés à l’Éveil parfait,
Dureront
jusqu'à ce que la bouddhéité soit atteinte ».
Notons
enfin que ces trois méthodes suprêmes (production de l'esprit
d’Éveil, action sans caractéristiques et références
conceptuelles, dédicace des mérites aux êtres sensibles) sont
corrélées aux trois portes de la sagesse : la vacuité,
l'absence de caractéristiques, l'absence de souhait.
Ces
trois méthodes suprêmes sont importantes aux yeux de Patrül
Rimpotché car elles transforment et orientent notre manière
d'appréhender les enseignements. Surtout la question de l'intention
dans la première des trois méthodes. Notre intention quand nous
écoutons les enseignements du maître spirituel devrait être de
venir en aide aux autres, pas de faire la promotion de sa propre
personne. Comme le dit Patrül Rimpotché : « Quel que
soit le nombre d'enseignements que nous écoutons, si c'est avec une
attitude mentale tournée vers cette vie présente dans le monde –
désir de grandeur, de célébrité ou autre -, nous ne nous
engagerons pas dans le Dharma véritable. Il est essentiel que notre
premier souci soit de regarder en nous et d'adopter l'attitude
correcte ».
Notre
motivation en tant que disciple peut être entachée d'intentions qui
n'ont rien de spirituelles : prestige social, domination sur les
autres, pouvoir, argent... Cela vient de notre tendance à toujours
nous mettre en avant. Tout le monde a cela à des degrés divers. Du
coup, peut-être faut-il aussi retourner cela envers les maîtres
spirituels ? Quel est l'intention du maître spirituel ?
Est-elle de nous éveiller et de nous libérer ? Ou le maître
cherche-t-il à nous contrôler, nous dominer, à soustraire quelques
billets à notre porte-monnaie ou d'autres intentions encore moins
avouables ? Au regard de toutes les histoires de sectes, se
questionner ainsi n'est pas du tout hors de propos. Le disciple n'est
peut-être pas le seul à devoir purifier ses intentions.
*****
Si
Patrül Rimpotché place cette écoute des enseignements du maître
dans la perspective du Grand Véhicule, il l'intègre aussi au
Véhicule de Diamant, le Vajrayāna.
Dans la pratique tantrique, on a une « perception pure »
de ce qu'on est train de vivre. On parle des « cinq
perfections » de l'enseignement. Imaginons que vous soyez en
train de suivre un enseignement dans une salle un peu miteuse et
décrépie dans une banlieue industrielle un peu sinistre. Le maître
qui enseigne est loin d'incarner la perfection morale et spirituelle
puisqu'il est porté sur la boisson et un peu obsédé sexuel. Vous
assistez à la conférence avec à votre droite un gars qui sort de
prison et à votre gauche un autre gars assez lent d'esprit. C'est là
la « perception ordinaire » qui, en l'occurrence, n'a
rien de reluisant ! Le tantrisme vous demande de développer une
perception pure qui se superpose à la perception ordinaire :
par exemple, vous allez voir le maître comme un Bouddha ou un grand
maître du passé, le lieu comme une Terre Pure des bouddhas ou un
lieu profondément sacré... Ce sont les cinq perfections : voir
le maître, l'enseignement, le lieu de l'enseignement, les disciples
et le temps comme parfaits.
Dza
Patrül Rimpotché donne plusieurs exemples dans son livre. Je n'en
retiendrai que deux : le premier où il demande de voir le
maître comme Samantabhadra, le Bouddha primordial, le second où il
demande de voir le maître comme Padmasambhava, le grand maître
tantrique qui a introduit le bouddhisme au Tibet et qui est, pour
l'école nyingmapa à laquelle appartenait Patrül Rimpotché,
l'archétype même du maître spirituel.
« Le
lieu parfait est le Palais Sans Supérieur de l'espace absolu.
L'instructeur parfait est Samantabhadra, le corps absolu. L'assemblée
parfaite, ce sont les bodhisattvas et divinités masculines et
féminines appartenant à la lignée de l'esprit des Vainqueurs et à
la lignée symbolique des Vidyādharas.
Ou
bien ce lieu où l'on enseigne le Dharma est le palais Lumière de
Lotus du Glorieux Mont Couleur de Cuivre. Le maître qui y enseigne
est Padmasambhava d'Oddiyāna. Nous-mêmes, les auditeurs, sommes les
huit Vidhyādharas, les vingt-cinq disciples, les dakas et dākinīs ».
Attention.
Il ne s'agit pas de nier la perception ordinaire. Dans l'exemple que
j'ai donné, il ne s'agit pas de nier les défauts du maître. Mais
il s'agit de reconnaître que dans tout être sensible et toute
situation, il y a un potentiel d’Éveil et de transformation. Tous
les êtres ont la nature-de-Bouddha et ont le potentiel de
s'éveiller. La « perception pure » du tantrisme tend à
reconnaître cette réalité en se représentant les êtres qui nous
entourent comme déjà éveillés, comme ce qu'ils pourraient être
s'ils sortaient de leurs défauts et de leur médiocrité.
En
fait, il faut pouvoir entretenir la perception ordinaire et la
perception pure en vis-à-vis. Si vous oubliez la perception
ordinaire, vous allez entrer dans une rêverie sans fin et cela vous
mènera à la désillusion tôt ou tard. Si vous oubliez la
perception pure, vous passerez à côté du fait que même une
situation peu enviable et déprimante peut être transformée et
transcendée. La méditation enseignée dans les soûtras, notamment
shamatha/vipaśhyanā,
s'opère dans le domaine de la perception ordinaire tandis que les
pratiques tantriques travaillent sur la « perception pure ».
La distinction est importante car sinon on risque de perdre tout
esprit critique devant un maître qu'on identifierait
systématiquement à un Bouddha. Les textes tibétains ne me semblent
pas suffisamment informer les pratiquants de cette déviation
possible.
*****
Ce
qu'il faut éviter
Ensuite
Dza Patrül Rimpotché envisage le comportement juste du disciple
dans son écoute des enseignements, à commencer par ce qu'il faut
éviter de faire en tant que disciple. Il faudrait notamment éviter
les trois défauts du récipients :
- 1°) le récipient retourné,
- 2°) le récipient percé,
- 3°) le récipient contenant du poison.
Le
récipient retourné correspond au fait de ne pas être
attentif et de ne pas écouter ce que le maître raconte. Le
récipient percé correspond au fait d'écouter, mais de ne
rien retenir de ce qu'on nous enseigne. Le récipient contenant du
poison correspond au fait d'écouter avec de mauvaises intentions
(désir de gloire ou de célébrité personnelle) ou avec un esprit
encombré d'émotions perturbatrices comme la colère, la jalousie,
la malveillance, l'orgueil, l'avidité, etc... Cela risque de
corrompre notre compréhension des enseignements et leur faire dire
ce qu'ils ne veulent pas dire. Le Bouddha comparait l'enseignement à
la capture d'un serpent. Si on s'y prend mal, on risque d'être mordu
par le serpent et empoisonné par lui.
Il
faut aussi éviter les six souillures :
- 1°) l'orgueil de se croire supérieur au maître,
- 2°) le manque de foi dans le maître et les enseignements,
- 3°) le manque d'effort pour le Dharma,
- 4°) la distraction,
- 5°) la léthargie,
- 6°) le découragement.
Pour
Dza Patrül, il faut surtout se méfier de la première de ces six
souillures, l'orgueil : « De toutes les émotions
nuisibles, l'orgueil et la jalousie sont les plus difficiles à
reconnaître. Observons donc minutieusement notre esprit : si
nous tenons fièrement à la moindre de nos qualités, mondaine ou
spirituelle, nous ne verrons pas nos fautes et ignorerons les
qualités d'autrui. Renonçons à l'orgueil, adoptons toujours une
humble position ! ».
Enfin,
Patrül Rimpotché demande d'éviter les cinq mauvaises façons de
retenir un enseignement :
- 1°) retenir les mots sans retenir le sens,
- 2°) retenir le sens sans retenir les mots,
- 3°) retenir sans comprendre,
- 4°) retenir dans le désordre,
- 5°) retenir de façon erronée.
*****
Ce
qu'il faut adopter
Il
faut adopter tout d'abord les quatre représentations. Patrül
Rimpotché cite le Soûtra en forme d'arbre :
« Noble
disciple, considère que tu es un malade,
Que
le Dharma est un remède,
Que
ton ami de bien est un médecin habile,
Et
qu'une pratique assidue t'apportera la guérison ».
Cette
vision de la Voie comme une thérapeutique est tout-à-fait classique
dans le bouddhisme. Le Bouddha est très souvent figuré comme le
« Grand Médecin » qui guérit les troubles existentiels
des êtres sensibles. Néanmoins, il me semble que cette métaphore a
aussi ses limites, celle notamment de présenter le disciple comme un
être faible, fragile, incapable de dépasser ses problèmes par
lui-même.
Dans les années '70, le lama tibétain Chögyam Trungpa
traduisait dans ses textes ou sa traduction du Livre des Morts
le terme sanskrit « klesha » par « névrose ».
D'ordinaire, klesha est traduit par poison, au sens de poison de
l'esprit et fait référence aux émotions perturbatrices que sont la
colère, la haine, l'avidité ou l'ignorance. Traduire klesha par
« névrose » fait basculer des termes qui relevaient du
registre moral dans le registre des maladies mentales totalement
en-dehors du contrôle du sujet pensant. Si je fais référence à la
colère comme quelque chose qui empoisonne mon existence, je peux
faire un effort pour essayer de contrôler cette colère et la
dompter. Par contre, si la colère est une névrose, je ne peux rien
faire à cette colère tant que mon gourou ne m'a guéri de cette
névrose. Le registre médical rend le disciple beaucoup plus
dépendant de son maître.
Enfin,
Dza Patrül Rimpotché mentionne les six perfections du
bodhisattvas (ou six vertus transcendantes si vous préférez
cette traduction) appliquées à la relation de maître à disciple :
- 1°) la perfection de générosité correspond au fait de faire en sorte que le maître ait un beau siège et des coussins, soit accueilli avec des fleurs. J'avoue avoir toujours trouvé cette déférence au maître un peu suspecte. Pourquoi le maître spirituel aurait-il besoin de siège luxueux et de traitements de faveur ? N'est-il pas supposé vivre dans la simplicité ?
- 2°) la perfection de discipline correspond au fait de ranger et de nettoyer le lieu de l'enseignement ainsi qu'éviter toute conduite irrespectueuse.
- 3°) la perfection de patience consiste à éviter de faire de mal à qui ce que ce soit, y compris les petites créatures et à endurer l'inconfort, le chaud, le froid et les difficultés durant cet enseignement.
- 4°) la perfection de persévérance consiste à rejeter les vues erronées envers le maître et le Dharma et à toujours renouveler sa foi.
- 5°) la perfection de concentration consiste à ne pas se laisser distraire sur la Voie.
- 6°) la perfection de sagesse correspond au fait de poser des questions au maître pour résoudre ses hésitations et ses craintes.
*****
Voilà
donc Dza Patrül Rimpotché conçoit les devoirs du disciple envers
son maître. On verra ce que doit être ou ne pas être le maître
selon lui ainsi que sa conception de la pratique tantrique du
guru-yoga. Je voudrais terminer par des vers du maître Padampa
Sangyé (maître indien ayant vécu au Tibet au XIème et
XIIème siècle) que Patrül Rimpotché cite dans son
texte :
« Écoutez
les enseignements comme le cerf écoute de la musique ;
Contemplez-les
comme le nomade du nord tond ses moutons ;
Méditez-les
comme le muet savoure son plat ;
Pratiquez-les
comme le yak affamé broute ;
Et
quand vous recueillez le fruit, soyez comme un soleil sans nuages ».
Dans
la légende, le cerf est complètement fasciné par la musique qu'il
entend. Le nomade du nord s'absorbe complètement dans sa tâche. Et
le muet quand il savoure une nourriture délicieuse ne dit aucun mot.
Yoshi Shimizu - Maître et disciple au Bhoutan |
Patrül
Rinpoche, « Le Chemin de la Grande Perfection »,
éd. Padmakara, Saint-Léon-sur-Vézère (France), 1997.
Ngawang
Palzang, « Notes de mémoire (sur le Chemin de la Grande
Perfection) », éd. Padmakara, Plazac (France), 2014.
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