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vendredi 18 octobre 2013

L’autre et le même

Commentaire du Sandokai 參同契 de Sekito Kisen (Shitou Xiqian     石頭希遷, VIIIème siècle)
        


         Shitou Xiqian (Sekito Kisen en japonais) fut le VIIIème patriarche du bouddhisme chan chinois, ce chan qui devint le zen en accostant sur les rives du Japon. Shitou a connu Huineng , le VIème patriarche, quand il était encore un jeune adolescent. Huineng[1] a certainement été un des maîtres les plus marquants et les plus déterminants de l’Histoire du Chan/Zen. Plus que tout autre, il a lancé le chan dans la voie subite où l’Éveil se révèle soudainement, sans crier gare, comme une intuition foudroyante, et désarçonnant et basculant complètement l’ego et ses limitations conceptuelles. Shitou fut considérablement marqué par le charisme de Huineng et, quand ce dernier mourut, il prit l’habitude de méditer tout près de sa tombe. Un moine remarquant cela, il l’invita à rencontrer Qingyuan Xingsi, le VIIème patriarche selon l’école zen Sôtô, auquel il succèda lui-même. Le Sandokai est un des textes poétiques les plus célèbres de Shitou Xiqian (Sekito Kisen).

          Le Sandokai (ou Centongqi 參同契 en chinois[2]) signifie « l’harmonie entre le différent et le même » ou encore « la concordance de l’égal et de l’inégal ». C’est une traduction assez intuitive des trois caractères cen l’inégal, le différent, tong le même, l’égal, et qi qui désigne une concordance, un accord ou un contrat entre deux termes.
   « L'esprit du grand sage de l'Inde
   s'est intimement transmis d'ouest en est ».


         Le Dharma du Bouddha est né dans le contexte de l’Inde ancienne, un contexte très différent de la Chine, tant par la langue que par la culture. Vu d’Occident, on a tendance à parler d’Orient ou d’Extrême-Orient comme un grand tout qui engloberait de vastes pans de l’Asie, et l’on appose commodément l’étiquette de « philosophie orientale » à tout  un ensemble complétement hétéroclite de doctrines et de spiritualités qui seraient toutes reléguées dans une même étrangeté incompréhensible à la « rationalité » occidentale. C’est oublier que le Bouddha s’exprimait en ardhamagadhi, et que ses enseignements ont été transcrits en pâli et en sanskrit, toutes des langues indo-européennes qui comportent des déclinaisons comme en latin ou en grec. Le monde indien est beaucoup plus proche du monde gréco-romain que du monde chinois. Le passage du bouddhisme, une philosophie occidentale aux yeux des Chinois, vers la Chine correspond donc à un changement radical de culture : ce passage n’allait donc pas de soi, contrairement au cliché d’un Orient uni sous la même bannière d’un mysticisme quelque peu éthéré.

         Il a fallu un grand travail d’explication, de traduction et d’acculturation de plusieurs siècles pour que le Dharma passe en Chine et devienne proprement chinois. Cela n’a pas été sans mal et sans de nombreuses incompréhensions. Je me permets d’expliquer ces données historiques parce que, sans elles, on ne peut comprendre les mots de Shitou : « L'esprit du grand sage de l'Inde s'est intimement transmis d'ouest en est ». Au-delà des mots, des textes et des pratiques, l’esprit du Bouddha, l’esprit d’Éveil, la bodhicitta, s’est colporté jusque dans l’empire du Milieu. Et c’est là un événement significatif. Toutes sortes de maîtres et de traducteurs ont préparé le terrain, mais il en est un pour qui revêt une importance cruciale dans la transmission de l’esprit du Bouddha en Chine, c’est Bodhidharma, le premier patriarche du Chan qui est venu transmettre la pratique même de la contemplation intuitive, nette et directe de l’esprit dans le simple acte de s’asseoir. Il est venu apporter cette contemplation, ce dhyâna, plutôt que des doctrines. Et c’est là l’acte fondateur du Chan qui s’est transmis d’esprit à esprit au-delà des mots et qui s’est enraciné dans le fond culturel chinois[3]. « L'esprit du grand sage de l'Inde s'est intimement transmis d'ouest en est » fait donc référence à ce passage de la lampe de l’Éveil de l’ouest en est, incarné dans la personne de Bodhidharma et son passage de l’Inde vers la Chine, mais cette transmission de l’esprit d’Éveil dépasse largement la simple personne de Bodhidharma ou la personne des grands maîtres et patriarches du Chan qui ont suivi.


« Les facultés de l'homme sont plus ou moins aiguisées,
mais la voie n'a ni patriarches du Nord ni patriarches du Sud ».

         L’esprit d’Éveil a pénétré les esprits chinois avec plus ou moins de succès d’une personne à l’autre, mais le Dharma n’est pas la possession de tel ou tel grand maître, ou de tel ou tel courant du bouddhisme, ou de telle ou telle branche du Chan/Zen. « Les facultés de l'homme sont plus ou moins aiguisées, mais la Voie n'a ni patriarches du Nord ni patriarches du Sud », nous dit Shitou. Il fait ici référence au « schisme » au sein du Chan, entre adepte de Huineng qui prônait une voie abrupte et Shenxiu qui prônait une voie plus graduelle, plus progressive. Shitou est clairement un héritier de Huineng, mais insiste sur le fait que le Dharma ne s’attache à aucune personne, à aucun courant sectaire.

         Aujourd’hui, la situation est toute autre : le Dharma s’est transmis dans l’autre sens, de l’est vers l’ouest, de l’orient vers l’occident, et il arrive fragmenté en toutes sortes d’écoles philosophiquement et culturellement différentes : Theravâda d’Asie du Sud-Est (Thaïlande, Sri Lanka), écoles du bouddhisme tibétain, Zen Sôtô, Zen Rinzaï, Zen vietnamien de l’Inter-Être, et d’autres écoles encore plus ou moins connues, qui s’intègrent paisiblement en terme sociologique, mais dans une certaine cacophonie spirituelle avec la culture occidentale, tant judéo-chrétienne que gréco-romaine, le tout baignant dans le contexte du matérialisme consumériste triomphant.

         Une situation tout autre, mais une même exigence : retrouver l’esprit du Grand Sage derrière les formes et les couleurs, derrière les rites et les textes, et laisser cet esprit du Grand Sage, cet esprit d’Éveil nous inspirer, s’insuffler dans notre vie. 

         Et c’est pourquoi ce reflet inverse de notre situation par rapport à celle qu’a connu en son temps Shitou Xiqian fait que son texte trouve encore écho en nous dans notre démarche spirituelle et philosophique, dans notre volonté simple et dénudée de simplement nous asseoir là ici et maintenant. La Voie chemine d’Occident en Orient ou d’Orient en Occident, se transforme pour aller ailleurs, mais reste la même pour plonger dans l’ici-même de notre cœur, dans l’ici-même de notre pratique. Cette Voie est identique dans notre aspiration d’atteindre la réalisation de l’Éveil à celle d’autres pratiquants qui ont aspiré avant nous à atteindre cette réalisation, en Inde, en Chine, au Tibet, au Laos, au Vietnam, au Japon. Et c’est comme que l’esprit du Sage indien, l’esprit du Bouddha se transmet à l’est comme à l’ouest, au nord comme au sud, se présentant chaque fois comme un autre dans ses formes, dans ses rhétoriques et ses discours ainsi que dans ses pratiques et comme le même dans sa réalisation profonde. Ce qu’essaye de poser Shitou, c’est précisément une concordance, une équivalence entre cet autre et ce même, le différent et l’identique, l’égal et l’inégal : 參同契 sandokai en japonais, la concordance de l’autre et du même. Comme le raconte Jean Herbert : « Je demandais récemment au grand chef de l’une des principales sectes bouddhiques du Japon ce que toutes les écoles bouddhiques ont en commun. Il me répondit : « La bouddhéité. – Rien d’autre ? Rien d’autre ». Dans un sens, c’est peu, mais après tout, c’est l’essentiel[4] ».
   « La source spirituelle brille dans la lumière ;
les effluents coulent dans l'obscurité ».

         Ce qu’il faut donc trouver, c’est la source lumineuse, la sagesse resplendissante de l’Éveil au-delà des mots, au-delà de toute conception doctrinale et d’appartenance sectaire. Il faut imaginer une source logée dans le cœur d’une montagne d’où jaillirait plusieurs rivières, dévalant chacune les flans escarpés de la montagne pour descendre dans des directions différentes, voire opposées. Chacune des écoles bouddhiques est une de ces rivières qui coulent dans l’obscurité, parce qu’elles saisissent dans leur ignorance des formes et des doctrines spécifiques, là où il conviendrait de voir l’unité de l’Éveil. Dans cette ignorance, chacun s’attache à des conceptions partisanes, suppose être dans la vérité contrairement aux autres, chacun suppose être la « bonne rivière » alors que l’important n’est pas la rivière, mais la source. L’important n’est pas la récitation de telle mantra plutôt que tel autre, la lecture de tel soutra plutôt que tel autre, la pratique de l’amour bienveillant plutôt que celle de la compassion, la pratique de l’attention à la respiration plutôt que la méditation sur la vacuité, non l’essentiel est de cultiver l’Éveil, l’essentiel est l’esprit d’Éveil, et en cela, peu importe les formes, peu importe les textes. C’est là une intuition première du zen.

   « Saisir les choses est certainement une illusion ;
se mettre en accord avec l'identité n'est pas encore                                                                         l'illumination ».

         De la même manière qu’il y a une diversité de choses dans le monde, il y a une diversité de pratiques dans le bouddhisme, et Shitou de nous rappeler : « Saisir les choses est certainement une illusion ». Les formes comme les pratiques formelles sont illusions. Le couteau est illusion, le pain est illusion et l’acte de trancher le pain est illusion. De même, la conscience est illusion, la respiration est illusion et l’acte de prendre conscience de la respiration est illusion. Et ainsi en va-t-il de toute pratique formelle dans le bouddhisme comme il en va des choses : elles n’ont pas de réalité ultime. Ainsi convient-il de ne pas s’attacher excessivement à l’attention à la respiration comme à la pratique des mantras ou d’autres, mais de considérer ces pratiques formelles comme autant d’occasions d’atteindre la source lumineuse, la réalisation de l’Éveil.

         Pour autant, Shitou Xiqian nous met en garde : « se mettre en accord avec l'identité n'est pas encore l'illumination ». Se mettre en accord avec le dénominateur commun de toutes les formes du bouddhisme, c’est-à-dire la bouddhéité, n’est paradoxalement pas encore atteindre l’illumination parfaite et incomparable. Voir l’essence unique des choses est un pas important dans la Voie, mais cela nous fait perdre de vue la diversité des choses, la diversité des expériences, et ce retranchement nous fait perdre l’unité. L’un inclut l’un, c’est tautologique de le dire, mais il inclut également l’autre, et c’est ce rapport du même à l’autre que l’Éveil doit élucider.

         La diversité des formes ne peut donc être saisie comme une réalité intrinsèque, mais pas non plus l’unicité de l’essence de ces formes. Dans le « Soutra de la racine de toutes choses », un soutra ancien du canon pâli[5], le Bouddha dit : « L’Ainsi-Allé[6] comprend correctement l’unicité comme unicité. Ayant compris l’unicité comme unicité, il ne se conçoit pas comme unicité. Il ne se conçoit pas lui-même comme venant de l’unicité. Il ne pense pas : « l’unicité est mienne » et il ne se réjouit pas de l’unicité. Pourquoi ? Parce que l’unicité est parfaitement comprise par l’Ainsi-Allé, je le dis.
         L’Ainsi-Allé comprend correctement la diversité comme diversité. Ayant compris la diversité comme diversité, il ne se conçoit pas comme diversité. Il ne se conçoit pas lui-même comme venant de la diversité. Il ne pense pas : « la diversité est mienne » et il ne se réjouit pas de la diversité. Pourquoi ? Parce que la diversité est parfaitement comprise par l’Ainsi-Allé, je le dis ».

         Dans ce texte très radical, le Bouddha évoque toutes sortes d’entités physiques et métaphysiques (il commence par les éléments matériels comme la terre, l’eau, le feu, l’air, puis envisage les sphères divines de plus en plus élevées et lumineuses, puis il finit par évoquer la totalité, l’unité et la diversité, le nirvâna enfin), et il applique  le même raisonnement à toutes ces entités physiques ou métaphysiques : les voir pour ce qu’elles sont avec la vision pénétrante (vipashyanâ), les dépouiller de toutes illusions qui viendraient se surajouter à la chose comme un voile ou un masque, et une fois que l’on a vu ces entités pour ce qu’elles sont, s’en détacher en ne s’identifiant pas à elle, en ne voyant pas notre origine en elle, en ne la voyant pas comme notre possession et en ne se réjouissant pas de cette entité.

         Le Soutra de la Racine de Toutes Choses est donc très radical en vertu du fait qu’il applique ce raisonnement aux entités matérielles qui nous composent (terre, eau, feu, air), cela on veut bien le comprendre, mais aussi à des entités métaphysiques comme l’unité qui est pourtant un but intrinsèque dans beaucoup de spiritualités, souvent le but ultime ! Il applique même ce raisonnement de détachement radical à l’endroit du nirvâna qui est le but suprême des bouddhistes ! On ne s’étonnera donc pas, du fait même de cette radicalité, de la conclusion du soutra qui dit : « Ainsi parla le Bienheureux. Cependant, les moines ne se réjouirent pas des paroles du Bienheureux[7] ». Les moines déconcertés par cette radicalité du détachement partirent sans se réjouir de l’enseignement donné.

         Or une grande partie de la réflexion philosophique du Mahâyâna consiste à ne mettre en garde à l’attachement aux états supérieurs et bienheureux, mais aussi à l’état suprême qu’est le Nirvâna. Le Nirvâna n’a pas plus de consistance que le samsâra, le Nirvâna est autant dénué d’existence ultime que le samsâra. Et cette vérité ultime du Nirvâna ne doit pas se comprendre en tant qu’unicité ou en tant que diversité, il faut dépasser toutes ces conceptions pour progresser spirituellement. C’est notamment le message des différents Soutras de la Perfection de Sagesse. En cela, on voit d’ailleurs que les textes mahâyânistes trouvent leur racine dans un texte comme le Soutra de la Racine de Toutes Choses, qui est un texte du canon pâli, relevant du bouddhisme ancien, dit du « petit véhicule » dans la bouche des adeptes du Grand Véhicule[8].  Shitou Xiqian, et donc son texte, le Sandokai, s’inscrit évidemment dans cette logique du Grand Véhicule, d’où sa mise en garde : « se mettre en accord avec l'identité n'est pas encore l'illumination».

   « Tous les objets des sens
sont en interaction et pourtant ne le sont pas ».

         Tout ce que nous  percevons dans le monde, nous avons tendance à le considérer comme des objets indépendants, ayant une existence séparée des autres objets dans le monde, et c’est là une illusion : le Bouddha a constamment insisté pour que nous considérions la production interdépendante qui se cache derrière les apparences des phénomènes. Pour que quelque chose existe, il a besoin de toutes sortes de causes et de conditions qui sont nécessaires à la naissance et à l’existence de ce phénomène ; en même temps, ce phénomène est lui-même une cause ou une condition d’autres phénomènes. Si l’on suit ces chaînes de causalité, on se rend compte que chaque phénomène dans l’univers interagit avec tous les autres phénomènes, et ce à un niveau très intime : le Soutra de l’Ornementation Fleurie (Avatamsaka Sûtra[9]) dit que chaque particule de l’univers se reflète dans toutes les autres particules de l’univers tandis qu’elle reflète elle-même toutes ces autres particules. 

         Le Bouddha a dit : « Ceci est parce que cela est, ceci apparaît parce que cela apparaît ». Un arbre n’existe pas tout seul séparément au reste de l’univers. Il a besoin de la terre pour y planter ses racines, il a besoin de l’eau pour croître et donc des nuages qui apporte la pluie, il a besoin de l’air pour y puise le dioxyde de carbone qu’il va transformer en oxygène et en sucre, et il a besoin du soleil pour réaliser cette photosynthèse. Sans ces éléments, il n’y aurait pas d’arbre. Et sans les arbres et les végétaux, nous ne serions pas là en train de respirer de l’oxygène. Tous les phénomènes sont donc en interaction ; on perd cela de vue trop souvent quand on aborde l’existence et cela nous conduit à connaître toutes sortes de tensions et toutes sortes de problèmes, comme le fait de croire que l’on peut exploiter et détruire à outrance les forêts vierges parce que l’on ne voit pas que notre existence et notre vie dépend des arbres comme nous dépendons de l’air qui rentre dans nos poumons.

         Il faut donc voir que les phénomènes sont en interaction. Ceci étant dit, l’arbre n’est pas l’eau, n’est pas la terre, n’est pas le soleil, n’est pas le nuage, n’est pas le bûcheron. La vie courante nous a appris à différencier et à distinguer les choses de manières pratiques : vous ne buvez pas du feu, vous ne vous chauffez pas avec de l’eau, vous ne mangez pas votre soupe avec une fourchette comme vous ne coupez pas vos plats avec votre cuillère. A un niveau très élémentaire, distinguer les choses et leur attribuer une fonction distincte, et donc une identité distincte, permet de nous orienter de manière cohérente dans la vie courante. L’eau est de l’eau, le feu est du feu, la fourchette est une fourchette qui n’est pas un couteau ou une cuillère.

         La philosophie bouddhiste distingue classiquement ces deux visions, l’une où les phénomènes n’existe pas séparément et sont en constante interaction avec le monde et l’autre où les choses sont ce qu’elles sont et pas autre chose, comme étant la vérité ultime d’une part et la vérité relative d’autre part. Distinguer vérité ultime et vérité relative permet d’éviter la confusion qui surviendrait à coup sûr si l’on cessait de voir les phénomènes dans la vie courante et que l’on cessait du même coup de leur donner de l’importance du fait de leur vacuité, de leur irréalité et de leur interaction constante avec les autres phénomènes de l’univers qui abolirait leur identité propre. On cesserait de vivre, de manger, on prendrait son bain dans le feu et l’on cuirait ses aliments avec de l’eau froide. Penser en terme de vérité ultime et de vérité relative permet d’articuler sa vie : quand on vaque à ses occupations, travailler, cultiver la terre, cuisiner, remplir sa déclaration d’impôt, c’est la vérité relative. Et quand on médite sur l’absence d’existence séparée et indépendante des phénomènes et l’interaction des choses entre elles dans l’univers, c’est la vérité ultime pour faire bref.

         Cette distinction entre vérité ultime et vérité relative met donc de la cohérence dans la philosophie bouddhique. Elle n’en pose pas moins toutes sortes de questionnements métaphysiques sur le rapport intrinsèque entre ces deux vérités. Sont-elles une seule et même chose ? Ou deux entités différentes ? Ces deux positions étant chacune problématiques[10], on s’en sort habituellement en comparant ces deux vérités aux deux face d’une même pièce : il s’agit bien de la même pièce, mais selon l’angle de vue, on a accès à l’une ou l’autre de deux faces. Soit on regarde la vérité ultime des choses, soit on regarde la vérité relative des apparences. Cette explication sous forme de métaphore de pièce de monnaie est commode, mais elle ne peut satisfaire un maître Zen tel que Shitou Xiqian, c’est pourquoi, il dit : « Tous les objets des sens sont en interaction et pourtant ne le sont pas ». Il faut regarder les deux faces d’un seul coup d’œil ! Réfléchir en termes de deux faces que l’on considère à tour de rôle n’est pas satisfaisant dans l’éthique du Zen parce que cela reviendrait à séparer la vie active, faire la cuisine, cultiver le jardin, repeindre la maison, de la vie spirituelle et contemplative. Un temps pour le travail et la croyance à la réalité des apparences, un temps pour la méditation et la vision pénétrante qui voit le vide d’existence ultime et la production interdépendante. Non, faire la cuisine doit être aussi une possibilité pour l’Éveil, une occasion pour le satori. Laver son bol, nettoyer les toilettes, tailler les haies et les plants de tomates sont aussi des actes dans lesquels l’Éveil peut voir le jour, des actes qui pointent vers la vérité ultime. On ne peut se contenter de s’enfermer dans un dualisme vérité ultime/vérité relative, et c’est pourquoi Shitou revendiquent dans un même mouvement que : « Tous les objets des sens sont en interaction et pourtant ne le sont pas ».

         Bien sûr, cette affirmation est paradoxale et contradictoire, on ne peut la régler par la raison qui ne peut que faire des distinctions, et notamment cette distinction entre vérité ultime et vérité relative, avec un moment privilégié pour la vérité ultime qu’est la méditation vipashyanâ, le zazen, et d’autres moments consacrés aux différentes aspects de la sphère de la vérité relative, notre vie courante. Cette distinction est raisonnable, mais ce que veut Shitou, c’est provoquer une intuition soudaine qui dépassera ces distinctions raisonnables pour aller directement à la saveur subtile de la véritable nature des choses. Une intuition où l’on ne confond pas le couteau et la cuillère quand on cuisine, mais où en même temps on n’est pas enfermé dans la vision pratique qui confère une identité définie aux choses et où l’on comprend l’interdépendance à l’œuvre derrière les phénomènes, interdépendance qui dissout les identités séparées des entités de ce monde.  

         Il s’agit donc avec cette phrase  « Tous les objets des sens sont en interaction et pourtant ne le sont pas » d’indiquer ou de suggérer cette intuition subtile et déconcertante de regarder les deux faces en même temps. Et comment faire naître cette intuition ? Zazen, simplement s’asseoir.

         « L'interaction entraîne la solidarité.
        Sans quoi chacun reste sur sa position »

         Concevoir l’interaction fondamentale des phénomènes entre eux nous fait comprendre que, dans ce monde, tout est lié. Un nœud sans fin se noue et se dénoue en permanence entre tous les êtres, et cette conscience d’une interconnexion entre tous les êtres fait naître un sentiment de bienveillance et de compassion qui transforme le monde et réchauffe nos relations avec autrui. Les positions n’ont aucune fixité dans ce monde fugace et transitoire, fait d’impermanence, et l’on peut lâcher-prise par rapport aux tensions qu’implique un monde aux positions figées.

         « Les visions varient en qualité comme en forme,
        les sons sont tantôt agréables tantôt désagréables ».

         Dans la sphère de la vérité relative, les expériences se succèdent, tantôt agréables, tantôt désagréables. Pareillement, en zazen, toutes sortes d’expériences voient le jour et se succèdent. Tantôt le zazen semble fructueux, tantôt il semble stérile. Tantôt on est très conscient de ce qui se passe, tantôt la négligence l’emporte. Tantôt on a mal aux genoux, tantôt le dos fait mal. Tantôt l’esprit s’envole vers des espaces nouveaux, tantôt il expérimente un état béatifique. Tantôt on plane sur son petit nuage, tantôt on regarde les choses en face. Face à cette infinie variété des choses, y a-t-il un seul zazen ? Ou une infinité de zazens successifs ?

         « Dans l'obscurité, les discours raffinés et vulgaires se confondent,
        dans la lumière, les phrases claires et troubles se distinguent ».

         Ces deux vers prennent sciemment le contrepied des vers déjà cités « La source spirituelle brille dans la lumière ; les effluents coulent dans l'obscurité ». Dans ces vers, l’obscurité de l’ignorance était frappé de la diversité des effluents, tandis l’unicité de la bouddhéité baignait dans la lumière. Ici au contraire, l’obscurité prend la forme d’une unicité des discours qui se perdent dans la même confusion, tandis que la lumière de la sagesse discriminent les discours sages des discours trompeurs. L’Un n’est pas une bonne chose s’il n’est rien que la soupe opaque de toutes les confusions. L’Un ne doit donc pas être l’objet de notre obsession, d’une conceptualisation forcenée de notre part. Il faut pouvoir s’en détacher. Ne pas s’accrocher à l’idée de Un.

   « Les quatre éléments retournent à leur nature
tout comme l'enfant se tourne vers sa mère.
Le feu chauffe, le vent bouge,
l'eau mouille, la terre est solide.
Œil et vision, oreille et son,
nez et odeur, langue et saveur.
Ainsi, pour tout ce qui existe,
selon ces racines-là, les feuilles se développent.
Le tronc et les branches partagent l'essence ;
noble ou vulgaire, chacun a son discours »

         Lâchant prise avec toutes les notions d’unicité ou de diversité, on peut se laisser aller à la simple contemplation du monde où le feu chauffe et l’eau mouille. Les constituants élémentaires du monde ont une essence commune, ce que les Chinois appellent le qi[11] , l’énergie primordiale qui anime le monde et lui donne une consistance en se condensant. Mais dans la pensée bouddhiste de l’école du Milieu, l’essence n’est autre que la vacuité d’existence ultime de la matière ou de l’énergie.

         Tout se développe donc dans la diversité à partir d’une essence unique. C’est comme les multiples feuilles qui parent un arbre, alimentées grâce au tronc et aux branches qui vont chercher leurs racines dans l’essence unique, la saveur unique de tous les phénomènes. « Le tronc et les branches partagent l'essence ». Evidemment, que l’on contemple l’une branche ou l’autre, les discours sur l’essence véritable des choses peut varier. On trouve ces variations d’une philosophie à l’autre, d’une métaphysique à l’autre, mais même au sein de la philosophie bouddhique qui cherche à comprendre le réel tel qu’il est, à comprendre l’ « ainsité » (ce qui est « ainsi »), on trouve toutes sortes de variations dans les doctrines philosophiques : les conceptions atomiques des Vaibhâshikas, l’impermanence fondamentale des phénomènes chez les Sautrântikas où les  phénomènes ne durent pas un seul instant semblables à eux-mêmes, la claire lumière de la conscience qui se connaît et s’illumine elle-même comme fondement de tous les phénomènes matériels du monde chez les tenants de l’Esprit Seulement (Cittamâtra) et la vacuité d’existence ultime pour l’école du Milieu (Madhyamaka).

         Mais ces discours sur l’essence ultime des phénomènes ne doivent pas nous égarer sur le fait que cette essence la plus profonde échappe précisément à tous les discours. Et que c’est dans le silence de zazen que l’on peut se familiariser avec cette essence profonde. Les phénomènes que l’on expérimente dans la vie sont comme les feuilles, les discours peuvent nous aider à nous repérer dans le branchage, mais c’est zazen pour nous permettra d’atteindre les racines en développant la vision profonde.         

   « Dans la lumière existe l'obscurité,
Mais ne la regardez pas comme de l’obscurité.
Dans l'obscurité existe la lumière,
mais ne la regardez pas comme de la lumière»

         Il ne faut pas accorder une existence trop prégnante à aux entités métaphysiques que peuvent être la sagesse et l’ignorance, le samsâra et le nirvâna. Dans la lumière, on trouve son opposé l’obscurité, et dans l’obscurité, on trouve son opposé la lumière. Il ne faut pas fixer les choses, les choses sont plus subtiles qu’il n’y paraissent : il n’y a pas le sage chez qui tout serait sagesse, le sage est sage en cela qu’il voit de la folie dans sa sagesse ; et dans l’ignorance se trouve une sagesse qui ne demande qu’à émerger.

         C’est un thème propre à la pensée chinoise où, dans une chose, l’opposé manifeste sa présence et l’amène à une dynamique de transformation. C’est le symbole du taiji[12] , le suprême faîte, ou le yin et yang sont côte à côtes et dans le yin se manifeste un point de yang, et dans le yang se manifeste un point de yin. Ces points amenant la transformation de l’ensemble. Yin devient yang, et yang devient yin. On retrouve cette conception exposé dans un grand classique de la pensée chinoise, le Yijing 易經 (le plus souvent écrit Yiking dans les livres occidentaux), le « Livre des Mutations ».



         C’est pourquoi Shitou Xiqian nous invite à ne pas regarder la lumière dans l’obscurité comme de la lumière, parce qu’elle n’est là qu’un passage, qu’un processus de transformation, une transition entre un état et un autre état, et encore cet autre état n’étant lui-même qu’un transition vers autre chose.

   « La lumière et l'obscurité s'opposent
comme le pied avant et le pied arrière dans la marche ».

         Certes, sagesse et ignorance s’opposent comme la lumière et l’obscurité, comme l’un et l’autre ; mais c’est une opposition complémentaire, l’un ne peut aller sans l’autre. Certes, on essaye dans le cheminement spirituel de tendre de toutes ses forces vers la sagesse, vers le nirvâna, vers le satori, vers l’Éveil, mais l’erreur serait de rejeter l’ignorance, les passions, les apparences hors de ce chemin. Sur le chemin de l’Éveil, sagesse et illusion sont nos deux pieds, ils s’opposent certes, mais on a besoin des deux pour avancer. C’est pourquoi on ne peut rejeter l’obscurité, ce monde d’apparences et d’illusion. Il faut l’accueillir et le vivre pleinement.

   « De toutes les choses innombrables, chacune a son mérite,
exprimé selon sa fonction et sa place ».

         Toutes ces apparences ont leur mérite, elles ont leur valeur propre. Ce ne sont pas seulement des problèmes ou des ennuis à rejeter. On peut apprendre de ces apparences. Les accepter comme elles sont nous apporte la sérénité et nous délivre un précieux enseignement pour celui qui veut bien entendre. On se lamente toujours de ce que nos désirs ne sont pas exaucés, les choses ne sont pas comme on voudrait qu’elles soient, ou on se lamente de ce que ce monde matériel soit un obstacle à la spiritualité du fait qu’il nous distraie et nous agite vainement. Pourtant, accepter ces choses et ce monde nous permet de voir le mérite de ces choses, d’en tirer profit et de vivre en paix avec elles.

   « Les phénomènes existent, comme la boîte et le couvercle s'ajustent ;
le principe s'accorde, comme la rencontre de deux pointes de flèche ».

         Dans ce monde composé de toute une diversité d’objets, on peut sembler hostile et discordant, tant les phénomènes semblent s’entrechoquer, tant l’autre semble menaçant. Mais pour celui qui veut bien le principe à l’origine de toutes choses, la vacuité d’existence ultime, une autre vision se présente : derrière les apparentes discordances, on voit que les phénomènes peuvent coexister pacifiques, mais plus que cela avoir des correspondances cachées comme une boîte avec son couvercle. C’est que peut révéler zazen : on change son point de vue sur les choses, et ce qui était en discorde s’accorde. C’est très subtil comme phénomène, et cela peut sembler très improbable pour qui ne pratique pas zazen : « comme la rencontre de deux pointes de flèche ». 

   « Entendant les mots, comprenez le sens ;
ne créez pas vos propres normes.
Si vous ne comprenez pas la voie qui se trouve à vos pieds,
comment connaîtrez-vous le chemin sur lequel vous marchez ? »

         Il y a cet effort permanent pour comprendre le sens véritable, effort constamment répété pour comprendre la voie, le chemin qui doit nous amener sur l’Éveil. Pour cela, il faut se référer aux enseignements du passé afin de ne pas  inventer des méthodes douteuses qui ne nous mèneraient nulle part. Et il faut comprendre la nature du chemin pour connaître la bonne direction à prendre.

   « La pratique n'est pas une question d'éloignement ou de proximité,
mais dans la confusion les montagnes et les rivières barrent la route ».

         On pourrait penser que l’on est près ou loin de la pratique. Si je bois des verres dans une boîte de nuit, je suis éloigné de la pratique, voire je suis carrément lancé sur une voie de perdition. Si je suis sur mon zafu, mon coussin de méditation, alors je suis proche de la voie. Mais Shitou dit que c’est là s’égarer dans les apparences. Si je produis l’esprit d’Éveil dans la boîte de nuit, alors la pratique m’envahit. Si je n’ai que des pensées de haine sur mon zafu, alors je régresse sur la voie. Ces critères de proximité et d’éloignement ne sont donc pas des critères absolus.

         Pourtant, dans la confusion qui est la nôtre, on a besoin de ce genre de repères, le coussin de méditation pour pratiquer zazen et élever zazen, la boîte de nuit comme sources de distraction et d’égarement. Quand on est dans la confusion, les apparences semblent être des obstacles : « les montagnes et les rivières barrent la route ». Les formes de ce monde, avec des hauts et des bas bloquent notre chemin. Pourtant avec l’œil de la sagesse, on se rend compte que montagnes et rivières sont aussi la route, mais cela suppose de pouvoir dépasser suffisamment la confusion pour changer son regard de la sorte.

         C’est pourquoi il est important de revenir aux apparences de la pratique dans un premier temps afin de ne plus être le prisonnier de ces apparences de pratique dans un deuxième temps.

         On pourrait aussi interpréter ces notions d’éloignement et de proximité à l’aune de l’étendue que peut embrasser l’esprit. Quand le méditant est faible et n’a pas encore parcouru de grands progrès spirituels, son esprit est proche : il ne perçoit que les choses habituelles de la vie courante, le mur devant lui, son coussin sous ses fesses, ses jambes et son dos, ses doigts qui se touchent, sa respiration plus ou moins longues, les bruits à l’extérieur. Mais quand l’esprit se développe dans la méditation, il accède à des horizons infiniment plus vastes, des états supérieurs à rapprocher de la condition divine. Les textes classiques parlent de sphères célestes de plus en plus élevées et vertigineuses : mondes de plaisirs célestes, mondes de la forme et de lumières divines, mondes de la sans-forme tels que la  sphère de l’espace infini ou sphère de la conscience infinie. Le lointain serait cet ensemble d’expériences sublimes hors de la portée d’un débutant. Shitao réagissait par rapport à cela : « Quelle étrange méprise, en vérité ! En fait, les dons qui nous viennent des sphères les plus inaccessibles ne se réalisent que dans le concret le plus proche ; et il faut d’abord connaître l’immédiat pour pouvoir atteindre le lointain »[13]. Shitao s’inscrit tout à fait dans la pensée Chan/Zen de Shitou : ne pas chercher à tout prix l’esprit pour fuir la pesanteur de la vie terrestre, mais accepter les choses de la vie quotidienne dans toute leur banalité comme source d’éveil spirituel.

       Et d’ailleurs, le Bouddha dans le Soutra des Quatre Établissements de l’Attention invite à cultiver l’attention à l’esprit tel qu’il est :  « Quand son esprit a une plus vaste portée, le pratiquant est conscient : « Mon esprit a élargi sa portée ». Quand son esprit a une portée étroite, il est conscient : « Mon esprit a une portée étroite ». Quand son esprit est capable d’atteindre un état élevé, il est conscient : « Mon esprit est capable d’atteindre un état élevé. Quand son esprit n’est pas capable d’atteindre un état élevé, il est conscient : « Mon esprit n’est pas capable d’atteindre un état élevé » » [14]. La question n’est pas d’obliger à tout prix l’esprit de dépasser sa condition habituelle, mais d’être attentif sans la moindre espèce de jugement à la portée vaste ou limitée de l’esprit ainsi qu’à sa capacité ou non d’élévation. Être attentif et vigilant est plus important qu’être dans un état plus ou moins supérieur.

   « Vous qui étudiez le mystère, je vous supplie respectueusement
de ne pas passer vainement vos jours et vos nuits ».

         L’essentiel est de ne pas passer à côté de cette possibilité que la vie humaine nous offre de nous éveiller. Le bouddhisme parle de notre condition comme de la « précieuse existence humaine » car nous avons dans cette vie humaine la possibilité extraordinaire de nous libérer de nos entraves existentielles, de développer la pleine conscience qui accède à l’infinie luminosité. Il ne faut pas évidemment pas gâcher la jouissance de ce trésor qui disparaîtra bien vite : nous ne sommes pas éternels. Il ne faut donc pas perdre de temps en action vaine, en haine ou en avidité, mais se concentrer sur ce magnifique potentiel d’Éveil qui est en nous. Comme le dit le Bouddha à son disciple Ânanda : « Voici, ô Ânanda, les pieds des arbres, voici des endroits isolés. Engagez-vous, ô Ânanda dans les méthodes du progrès intérieurs. Ne prenez pas de retard afin de n’avoir pas, plus tard, de regret. Cela est notre instruction pour vous tous[15] ». 




[1] Huineng ou Eno en japonais.
[2] Shitou Xiqian étant Chinois, j’utilise plus volontiers les termes chinois, mais concernant le titre de ce poème, j’emploierai plus volontiers le terme japonais de « Sandokai », puisqu’il nous est parvenu en Occident par l’intermédiaire de l’école Zen Sôtô japonaise dans lequel il revêt une singulière importance.
[3] Le mot Chan étant le diminutif de channa, channa lui-même venant de ce mot sanskrit dhyâna ou jhâna en pâli (l’autre langue ancienne de l’Inde dans laquelle sont transcris les premiers textes bouddhistes, et qui était très proche de l’ardhamagadhi dans lequel s’exprimait le Bouddha).
[4] Jean Herbert, 1971, préface de Daisetz Teitaro Suzuki, « Essais sur le bouddhisme zen », Albin Michel/Spiritualités vivantes, Paris, 2003 (éd. en 1 vol.), p. 10.
[5] Mûlapariyâya Sutta, Majjhima Nikâya, I, 1-6, traduit dans Môhan Wijayaratna, « La philosophie du Bouddha », éd. Lis, Paris, 2000, pp. 170-177.
[6] « Ainsi-Allé » ou Tathâgata est un terme qui désigne le Bouddha.
[7] Mûlapariyâya Sutta, ibid., p. 177.
[8] En cela, je rejoins l’intuition de Thich Nhat Hanh quand il dit : « Dans mes recherches  et dans l’écriture de ce livre, je me suis presque exclusivement inspiré des textes du Hinayâna (Petit Véhicule), utilisant à dessein peu d’écrits du Mahâyâna (Grand Véhicule) afin de démontrer que les doctrines et les idées les plus profondes issues du Mahâyâna se trouvaient déjà dans les Nikâyas pâlis et les Âgamas chinois qui leur sont antérieurs. Il suffit de lire ces soutras avec un esprit ouvert pour s’apercevoir que tous appartiennent au bouddhisme qu’ils appartiennent à la tradition du Nord ou celle du Sud.
            Les soutras du Mahâyâna autorisent un accès plus large et plus souple à une véritable compréhension des enseignements de base du bouddhisme, empêchant leur déclin qui pourrait résulter d’un apprentissage et d’une pratique trop littérales des textes Nikâya et Âgama et sont comme une lumière projetée sur un objet sous un microscope » (Sur les traces de Siddhârta, ed. Lattès, Paris, 1996, appendice, pp. 499-500).
[9] Traduction anglaise : Thomas Cleary, « The flower ornament scripture », éd. Shambala, Boston & London, 1993.
[10] Cette question est frontalement posé dans le chapitre III du Samdhinirmocana Sûtra (Soutra du Dévoilement du sens profond ou Soutra du Dénouement des Noeuds). Si la vérité ultime était fondamentalement distincte de la vérité relative, on assisterait à quatre aberrations : 1°) réaliser la vérité ultime ne serait pas réaliser la vérité relative, 2°) la vérité ultime ne serait pas la vérité profonde cachée des phénomènes relatifs, 3°) connaître en profondeur la vacuité des phénomènes relatifs ne serait pas suffisant pour connaître en profondeur la vérité ultime, 4°) la connaissance de la vérité ultime et la connaissance de la vérité relative s’excluraient mutuellement.
Si la vérité ultime était parfaitement identique avec la vérité relative, il s’ensuivrait de manière tout aussi problématique que : 1°) les êtres dans l’illusion qui perçoivent les apparences des phénomènes relatifs percevraient du même coup la vérité ultime, 2°) à l’inverse, les êtres éveillés et libérés comme les bouddhas  ne seraient pas foncièrement affranchis des phénomènes apparaissant dans la sphère de la vérité relative, 3°) la sphère de la vérité relative incluant les passions néfastes, la sphère de la vérité ultime inclurait aussi ces mêmes passions, 4°) la vérité ultime n’aurait pas besoin d’être recherchée par les êtres dans l’illusion.
C’est pourquoi le Bouddha affirme dans le Samdhinirmocana Sûtra : « La réalité absolue étant subtile et profonde, il est difficile de comprendre sa caractéristique essentielle, laquelle se situe bien au-delà de la différence et de l’identité » (traduction de Philippe Cornu à partir du tibétain, « Soûtra du Dévoilement du Sens Profond », Fayard/Trésors du Bouddhisme, Paris, 2005, p. 39).
[11] Ki en japonais.
[12] Souvent écrit « taichi » dans les langues occidentales.
[13] Pierre Ryckmans, « Les propos sur la peinture du Moine Citrouille-Amère. Traduction et commentaire de Shitao », VI, 3, Plon, Paris, 2007, p. 63. Shitao est un peintre, calligraphe et poète ainsi qu’un philosophe de l’esthétique et de de l’acte de peindre fortement influencé par le bouddhisme Chan.   
[14] Mahâ Satipatthana Sutta, Digha Nikâya, 22. Thich Nhat Hanh, «  Transformation et guérison », Albin Michel/Spiritualités vivantes, Paris, 1999.  Nyanaponika Thera, « Satipatthana. Le coeur de la méditation bouddhiste », éd. Maisonneuve, Paris, 1970.
[15] Soutra du Développement des Facultés Sensorielles (Indriyabhâvanâ Sutta), Majjhima Nikâya, III, 298-302, traduction dans Môhan Wijayaratna, « Sermons du Bouddha », éd. Le Seuil, Points/Sagesses, Paris, 2006, p. 195.


Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour du Chan et du Zen ici: 

Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.

1 commentaire:

  1. Le texte du Sandokai se trouve ici : http://lerefletdelalune.blogspot.be/2013/10/le-sandokai-est-un-poeme-ecrit-au.html

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