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lundi 28 octobre 2013

Un débat pédagogique dans le confucianisme antique



            « Comment éduquer les enfants ? » a été une question inlassablement posée au cours de l’Histoire par un nombre incalculable de parents et de professeurs. La Chine n’échappe pas à la règle, d’autant plus que la pensée confucéenne qui a imprégné la culture chinoise pendant près de vingt-cinq siècles met considérablement l’accent sur les valeurs de l’apprendre et de l’éducation. Et c’est dans cette école confucéenne qu’a eu lieu un débat sur la conception de l’apprentissage et les moyens ou méthodes à mettre en œuvre pour éduquer les enfants. Ce débat a opposé deux grandes figures du confucianisme antique : Mencius (孟子) et Xunzi (荀子[1]). Le premier prêchant pour un enseignement doux qui laisse le temps à l’enfant de mûrir et de gagner en maturité, le second étant un farouche partisan d’une méthode dure et sévère où l’on taille sur mesure un élève vertueux en tranchant les mauvais penchants de sa nature.

Confucius
   
         Mais avant d’aborder ce débat proprement dit, encore faudrait-il envisager la figure fondatrice de Confucius. Confucius est le nom latinisé de Kongzi (孔子). Contemporain de Parménide et d’Héraclite en Grèce et du Bouddha en Inde, ce penseur est né dans l’état de Lu, dans l’actuelle province côtière du Shangdong dans le nord de la Chine en -571 et il est mort en -479. Membre de la petite aristocratie, Confucius occupa différentes fonctions administratives dans le royaume de Lu avant d’accéder à la charge de ministre de la justice, avant de céder sa place pour des raisons assez obscures au-dessus desquelles planent toutes sortes de suppositions depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, mais aucune n’étant établie par des preuves solides[2]. Commence alors pour Confucius une errance avec ses disciples où il essaye de prodiguer ses conseils aux souverains des différents royaumes morcelés de l’époque, sans trop de succès selon les propres mots de Confucius : « Je reste méconnu de tous ! », expliquant cet état de fait par des visées spirituelles et politiques trop élevées : « Je n’accuse pas le Ciel, je n’en veux pas aux hommes. Mon étude est modeste, mais ma visée est haute. Qui me connaîtrait, hormis le Ciel ? [3]» Confucius avait d’ailleurs la réputation d’être homme « qui s’obstine à vouloir sauver le monde tout en sachant que c’est peine perdue [4] ».     


            La philosophie de Confucius qu’il a enseigné, professé et essayé de propager tout au long de sa vie s’exprime dans un texte intitulé « Les Entretiens (de Confucius) » et composé d’une série de citations hétéroclites du maître. Le but de Confucius est la recherche d’harmonie dans les relations humaines et au sein de la société. La philosophie de Confucius tourne donc autour de l’homme qui interagit sans cesse avec les autres et qui s’intègre dans l’ordre structuré de la société. « Confucius part d’un constat fort simple et à la portée de tous : notre « humanité » n’est pas un donné, elle se construit et elle se tisse dans les échanges entre les êtres et la recherche d’une harmonie commune [5] ».

Et ce qui permet d’adoucir nos relations humaines, d’y insuffler l’harmonie, c’est le ren que l’on traduit généralement par « sens de l’humain », mais que l’on pourrait aussi  traduire par « humanité » au sens de « faire preuve d’humanité » (et pas au sens de l’ensemble des êtres humains). L’idéogramme ren est intéressant car il se compose de deux clefs ren qui veut dire « homme » et qui se prononce exactement de la même manière et de er, deux barres qui signifient « deux ». Ren , le sens de l’humain, implique dans sa graphie même l’idée de l’homme en ce qu’il est deux, en ce qu’il est toujours en relation avec un autre et prenant conscience de sa relation à l’autre. Un confucéen a défini le ren comme étant « le souci qu’ont les hommes les uns pour les autres du fait qu’ils vivent ensembles [6] ». Plus simplement, Confucius déclare : « Le ren , c’est aimer les autres ».

          Pour développer ce sens de l’humain, deux choses importent particulièrement aux yeux de Confucius : les rites et la musique. Dis comme cela, cela peut paraître étrange, voire folklorique. On s’attendrait de la part d’un grand penseur d’une civilisation à ce qu’il fasse de l’apologie des vertus morales ou de nobles idéaux comme la Vérité, le Bien ou Beauté. Mais non, Confucius nous parle des rites et de la musique. Cela pourrait être vu comme un simple condensé d’archaïsmes et de superstitions qui s’inscrirait dans le cadre d’une tradition religieuse et n’en sortirait pas. Mais si Confucius invoque bien l’antiquité des rites et l’esprit des ancêtres comme appuyant l’autorité de ces rites, l’intention première de Confucius n’est pas de vouer un culte aux dieux et aux esprits ; les rites sont tournés vers les hommes et les relations qu’ils tissent entre eux : les rites ont justement pour fonction de fluidifier et faciliter ces relations humaines. On demandait à Confucius comment servir les esprits des ancêtres : « Tant que l’on ne sait pas servir les hommes, comment pourrait-on servir les esprits ? (…) Tant que l’on ne sait pas ce qu’est la vie, comment pourrait-on savoir ce qu’est la mort ? [7]» Xunzi est encore plus radical et tranchant dans sa conception rationnelle des rites : « Là où l’homme accompli voit la culture rituelle, le peuple voit le surnaturel. Or il est faste de respecter la culture ancestrales et de voir partout l’intervention des esprits[8] ».

La musique procède du même esprit que les rites selon Confucius : pour jouer dans un groupe ou un orchestre, il faut que chacun s’accorde sur les autres pour faire ressortir la mélodie juste. Dans les groupes humains et dans la société en générale, il faut s’accorder les uns aux autres à travers une conduite morale juste afin de faire ressortir l’harmonie entre tous. Comme le dit Jean Lévi : « Plus qu’aux effets charmeurs de la mélodie ou à la virtuosité des exécutants, Confucius était sensible à l’âme de la musique : l’accord mélodieux des notes  de la gamme fournit le paradigme de l’entente entre les hommes[9] ». Dans les Entretiens, Confucius explique à un maître de musique ce que doit être à ses yeux la musique : « Au départ, tous les instruments jouent à l’unisson. Puis chacun d’eux se dégage dans toute sa pureté, et ceci en un accord parfait avec les autres, soutenu jusqu’à la fin [10]».

            Le fait que le ren, le sens de l’humain, ressorte grâce aux rites et à la musique, c’est-à-dire la culture, implique que Confucius mette considérablement l’accent sur l’éducation et l’apprendre. Les Entretiens de Confucius s’ouvrent d’ailleurs sur le mot « apprendre, étudier » : « Apprendre quelque chose pour pouvoir le vivre à tout moment, n’est-ce pas la source d’un grand plaisir ? Recevoir un ami qui vient de loin, n’est-ce pas la plus grande joie ? Être méconnu des hommes sans en prendre ombrage, n’est-ce pas le fait de l’homme de bien ? [11] ». L’idéal de vie de Confucius est celui d’un honnête homme curieux de tout, désireux d’apprendre et entreprenant dans son étude, pas seulement en vue d’accumuler des savoirs, mais veillant à ce que cette étude rejaillisse dans tous les aspects de la vie. Apprendre est comme un élan vital pour l’homme de bien qui le propulse sur le chemin d’une vie sage et juste, ce que les Chinois appellent le Dao, la Voie, le Chemin[12].

Confucius indique aussi que le plaisir d’apprendre est aussi un plaisir de partager le savoir, un plaisir d’éduquer : « Recevoir un ami qui vient de loin, n’est-ce pas la plus grande joie ? » Confucius aurait vraisemblablement apprécié d’apprendre que, dans la langue française, le mot « apprendre » a à la fois la signification d’acquérir des connaissances et des savoirs et celle d’enseigner un savoir. Apprendre pour Confucius n’est pas une démarche individuelle, mais bien une activité sociale qui relie les personnes dans la société, les parents aux enfants, le maître à l’élève, le roi au mandarin qui le conseille et l’instruit sur les moyens d’entretenir une société bonne et harmonieuse. Et enfin, le savoir doit être selon Confucius recherché pour lui-même : on ne devrait pas apprendre des choses dans le seul but d’obtenir un pouvoir, d’obtenir un prestige, un diplôme ou un titre de gloire quelconque, mais bien apprendre pour s’enrichir intérieurement de ses connaissances et de ses savoirs. Ce n’est pas grave si l’homme imprégné de cet idéal d’étude et d’érudition reste un obscur parmi les obscurs, inconnu et méprisé de tous, pour autant que l’on reste conforme à cet idéal : « Être méconnu des hommes sans en prendre ombrage, n’est-ce pas le fait de l’homme de bien ? » 

C’est dans ce cadre que se développe l’idéal confucéen de l’apprendre et qui a marqué les générations successives de disciples de Confucius. C’est dans ce cadre où les confucéens vont débattre sur la question de la meilleure manière d’éduquer et d’enseigner. Deux penseurs confucéens vont se distinguer dans ce débat : Mencius et Xunzi.  

*****

Contemporain d’Aristote, Mencius a vécu aux alentours de -380 à – 289. C’est le nom latinisé de Mengzi (孟子)[13]. Il a été le disciple d’un petit-fils de Confucius. Pour Mencius, la nature de l’homme est bonne. C’est là un point central de sa doctrine et le point de départ de sa réflexion sur l’éducation. Fondamentalement, le cœur de l’homme est bon. La preuve de cette bonté, Mencius la constate dans le fait que n’importe quel être humain sera spontanément porté à vouloir sauver un petit enfant en détresse tombé au fond d’un puits. « Tout homme est doté d’un cœur qui ne supporte pas la souffrance d’autrui. (…) Ce qui nous fait affirmer que tout homme est doué de compassion, c’est que toute personne qui apercevrait aujourd’hui un petit enfant sur le point de tomber dans un puits, éprouverait en son cœur panique et douleur, non pas parce qu’il connaîtrait ses parents, non pas pour acquérir une bonne réputation auprès des voisins ou amis, ni non plus par aversion pour les hurlements de l’enfant.

     Il apparaît ainsi que, sans un cœur qui compatit à autrui, on n’est pas humain. Sans un cœur qui éprouve de la honte, on n’est pas humain. Sans un cœur empreint de modestie et de respect, on n’est pas humain. Sans un  cœur qui distingue le vrai du faux, on n’est pas humain[14] ».

L’homme est doté d’une empathie qui rend insupportable à notre sensibilité et notre entendement la souffrance des autres, et plus particulièrement la souffrance des enfants. C’est la racine même de ce qui constitue notre bonté que Mencius divise en quatre germes qui définissent notre humanité : 1°) le sens de l’humain (ren, ) qui nous porte à la compassion pour les autres, 2°) le sens du juste qui pousse à éprouver de la honte pour nos fautes morales, 3°) le sens des rites qui nous pousse à respecter les règles en société, 4°) le discernement qui distingue le vrai du faux, le bien du mal.

Ces quatre germes croissent en nous et agissent en nous, indépendamment de notre volonté, comme des végétaux qui poussent sans qu’on leur demande ou qu’on les y oblige. Cette bonté imprègne tout notre être et se répand dans notre corps : « Ce que l’homme de bien considère comme sa nature – sens de l’humain, sens du juste, sens des rites et discernement – prend racine dans le cœur, mais rayonne sur le visage, court le long de l’épine dorsale et se répand dans les quatre membres, lesquels, sans nul besoin de discours, le laissent transparaître [15] ».     

Mencius tire une conclusion importante qui rejaillit dans le domaine de l’éducation : il est inutile, voire contre-productif de contraindre la nature humaine dans l'éducation des enfants et des adolescents.  «  Il faut travailler le sens moral, mais sans chercher à le redresser, ne pas laisser son cœur oublier ce sens moral, mais sans vouloir l’aider à pousser, et surtout ne pas faire comme l’homme de Song. Un homme de Song, se désolant de ne pas voir ses pousses grandir assez vite, eut l’idée de tirer dessus. Rentré chez lui en toute hâte, il dit à ses gens : « Je suis bien fatigué aujourd’hui, j’ai aidé les germes à pousser ». Sur ce, son fils se précipita pour aller voir le champ, mais les pousses avaient déjà séchées[16] ». L’idiot du village de Song pensait bien faire en cherchant à accélérer la croissance de ses plants de blé et fit beaucoup d’effort en s’acharnant à tirer les pousses. Cela n’ayant servi évidemment qu’à ruiner la plantation. Pareillement, chercher à contraindre un élève à développer ses connaissances ainsi que son attitude morale sans attendre que celui-ci s’épanouisse à son rythme est particulièrement contre-productif. Cela revient à demander à un homme d’être bon à tout prix tout en s’opposant à la nature bonne de l’homme et en ne la laissant pas s’exprimer !

De là, l’idée de Mencius de cultiver un juste milieu où l’on accorde ses efforts à l’étude et à l’apprentissage, mais sans brider nos facultés naturelles qui ne demandent qu’à s’épanouir d’elle-même. « Dans le monde, rares sont ceux qui n’aident pas les germes à pousser. Ceux qui abandonnent, persuadés que c’est peine perdue, sont ceux qui négligent de cultiver les pousses ; mais ceux qui forcent la croissance sont ceux qui tirent les pousses, effort non seulement inutiles, mais nuisibles[17] ». Il ne s’agit pas de végéter à ne rien faire : l’étude est justement là pour attiser notre propension à connaître, à aimer et à s’intégrer harmonieusement dans la société ; mais sans pour autant forcer et contraindre les choses. Apprendre consiste à faire émerger la part la meilleure de nous-mêmes et la cultiver. Ainsi que l’explique Mencius à un de ses disciples qui l’interroge :
« Les hommes sont tous également hommes, mais alors que certains sont de grands hommes, d’autres sont petits, pourquoi ? Réponse de Mencius : "Ceux qui s’en remettent à leur part la plus grande en sortent grandis, ceux qui s’en remettent à leur part la plus petite en sortent diminués ". [18]» Développer la pensée et notre faculté de comprendre les choses fera émerger la part la plus noble de nous-mêmes tant au niveau intellectuel que moral et s’opposera à nos appétits avides et destructeurs qui nous tirent vers le bas. L’éducation a donc pour finalité de créer les conditions favorables à l’épanouissement de ce qui fait notre humanité, un peu comme le jardinier ne produit pas les plantes qu’il cultive, mais leur offre un terrain favorable en les arrosant, en les taillant, en leur donnant du terreau. Comme le dit Mencius : « Ce n’est pas que le Ciel ait donné des tempéraments différents ; ce qui les rend différents, ce sont les circonstances dans lesquels leur cœur et leur esprit sont pris au piège. Prenons en exemple l’orge : après l’avoir semé, on le recouvre ; si la terre est la même, le temps des semailles identiques, il sera uniformément mûr au solstice d’été. S’il apparaît toutefois des différences, c’est dû à la configuration ou à la fertilité de la terre, à la quantité de pluie ou de rosée, à l’inégalité des soins apportés par l’homme [19]».

Il faut donc trouver un bon terreau et travailler à fournir de bonnes conditions pour que l’humanité de chacun puisse s’épanouir au mieux. Un confucéen plus tardif, Zhang Zai, s’inspirant fortement de Mencius, cette finalité éthique de l’idéal de l’apprendre : « Apprendre, c’est apprendre à devenir humain[20] ».

*****

            Xunzi est l’autre grand philosophe confucéen de l’Antiquité chinoise. Contemporain d’Epicure, il est né entre -340 et -305 et meurt aux alentours de -230. D’emblée, Xunzi se démarque de Mencius. Pour lui, la nature de l’homme n’a rien de bon. « La nature de l'homme est mauvaise; ce qui est bon en elle est fabriqué[21] », nous dit Xunzi. Il condamne cette nature humaine sans appel :
« Dans ce que la nature humaine a d’inné, il y a l’amour du profit ; si l’homme suit cette pente, alors apparaissent convoitise et rivalité, disparaissent déférence et modestie.
Dans l’inné, il y a haine et jalousie ; si cette pense est suivie, apparaissent crimes et infamie, disparaissent loyauté et confiance.
Dans l’innée, il y a les désirs des oreilles et des yeux, il y a le goût pour la musique et le sexe. Si cette pente est suivie, apparaissent excès et désordre, disparaissent rites et sens moral, culture et structure 
Si on laisse libre cours à la nature de l’homme, si on suit la pente de ses caractéristiques intrinsèques, on ne pourra que commencer par la lutte pour les biens, poursuivre dans le sens contraire à leur juste répartition et à leur bonne organisation, et finir dans la violence [22]».

Xunzi

 La nature humaine est donc une mauvaise pente qu’il conviendrait de ne pas suivre et à laquelle il ne faut pas s’abandonner ; mais au contraire, s’y opposer de toutes ses forces morales et de toute son intelligence que l’esprit humain peut mobiliser. On ne peut apporter pas du crédit à une quelconque bonté qui serait spontanément présente en nous. Si quelque chose existe de bien dans l’homme, c’est qu’on l’a fabriqué. Il faut que les hommes s’exercent et s’entraînent à créer en eux-mêmes les qualités morales nécessaires à une vie harmonieuse en société. Spontanément, on n’est pas porté à se diriger vers ces qualités ; il faut donc se forcer à se détourner des pulsions mauvaises pour mettre en œuvre les qualités morales, ainsi que l’explique Xunzi :
« La nature de l’homme est de désirer se rassasier quand il a faim, se réchauffer quand il a froid, se reposer quand il est fatigué. Telle est la nature caractéristique de l’homme. Or on voit les hommes affamés qui, voyant plus agés qu’eux, n’osent pas leur passer devant pour manger – signe de déférence – et d’autres qui, malgré leur fatigue, n’osent pas se reposer – par souci de servir les autres -, de telle qu’il y a des fils et des frères cadets déférents prêts à servir leur père et leur frère aîné : ces deux comportements sont pourtant contraires à la nature humaine et prennent ses caractéristiques intrinsèques [23]».
L’homme est capable de discernement et d’intelligence, ce qui lui permet de comprendre que ses pulsions naturelles l’entraînent dans des comportements préjudiciables et immoraux. Ce discernement lui fait comprendre que son intérêt est dans l’ordre et que se plier à cet ordre suppose de s’opposer fermement à sa nature. Il faut « fabriquer » une attitude juste en conditionnant l’homme à bien à se conduire. Xunzi explique que les Saints de l’Antiquité, ayant compris parfaitement cela, ont inventé les rites qui permettent de rendre harmonieuses les relations sociales, et partant de là les règles et les normes qui régissent notre société. Les rites ont donc pour fonctionner d’indiquer le chemin de la vertu, de nous inviter à fabriquer en nous ce sens moral et ce sens de l’ordre qui fait tant défaut à la nature humaine.
Or, pour bien faire, ce sens des rites doit être transmis par la culture de génération en génération, la grande majorité des hommes étant incapables de réinventer par eux-mêmes ce que les Saints de l’Antiquité ont mis tant de temps à découvrir et à édicter. D’où l’importance centrale de l’apprendre et de l’enseignement aux yeux de Xunzi. L’humanité selon lui se trouve dans les rites et la culture, et pas dans la nature. La culture doit façonner les éléments apportés par la nature pour les disposer dans le sens du bien. Xunzi reprend à son compte l’image de Gaozi, un confucéen plus ancien qui compare l’éducation du sens moral et du sens de l’humain au fait de tailler dans le bois pour fabriquer un bol ou un autre ustensile :
« Question : Les rites et le sens moral, la part accumulée de fabriquée, sont dans la nature de l’homme, et c’est ainsi que le Saint est en mesure de les engendrer.
Xunzi : Pas du tout. Le potier qui façonne l’argile donne naissance à un pot ; l’argile du potier est-elle pour autant dans la nature du potier ? L’artisan qui sculpte le bois donne naissance à un outil ; le bois de l’outil est-il pour autant dans la nature de l’artisan ? Il y a entre le Saint et les rites et le sens moral le même rapport d’engendrement qu’entre le potier et l’argile [24]». 

En matière d’enseignement, la conséquence à tirer est claire : l'enfant doit donc être contraint par l'éducation, la morale et les rituels à être changé de façon à ce qu'il réprime son naturel méchant et devienne un homme respectable. Xunzi prône une éducation beaucoup plus dure et sévère que Mencius. Il s’agit de sanctionner tous les débordements et les pulsions propres à notre nature humaine. Là où Mencius prône d’être patient envers les imperfections morales de l’enfant, lui laissant le temps nécessaire à son épanouissement, Xunzi prône de tailler dans le vif de ses pulsions mauvaises et de « fabriquer » le sens moral dont il a besoin pour devenir un adulte responsable, respectueux des lois, des normes et des conventions sociales, capable de mettre en parenthèse, voire d’étouffer ses pulsions égoïstes, ses désirs et ses réactions de haine.

Mencius avait déjà contesté cette métaphore chez Gaozi qui consiste à comparer l’enfant à un morceau de bois qu’il conviendrait de tailler pour en faire un bol ou un autre ustensile : « Seriez-vous capable de fabriquer tasses et bols tout en respectant la nature propre du bois de saule ? En fait, c’est en lui faisant violence que vous faites tasses et bols. Est-ce à dire que feriez violence à l’homme pour en tirer sens de l’humain et sens du juste ? Si quelque chose doit conduire l’humanité toute entière à considérer ces vertus comme des calamités, ce sont bien vos propos ! [25]»

*****

Deux métaphores s’affrontent dans cette école confucéenne de l’Antiquité : d’un côté, une métaphore organique chez Mencius où l’élève est comparé à une plante en pleine croissance ; de l’autre, une métaphore mécanique chez Xunzi où  l’élève est façonné tel un morceau de bois ou comme de l’argile qu’il faudrait façonner pour obtenir la forme désirée. Chez Mencius, en dernier recours, l’apprendre échappe à l’enseignant ; son métier se borne à fournir des conditions favorables à l’épanouissement de l’élève, mais cet épanouissement toujours restera en-dehors de son contrôle. A l’opposé, Xunzi voit dans l’éducation une démarche beaucoup plus autoritaire où l’on fabrique un sens moral et un sens des rites à l’encontre de la nature mauvaise et récalcitrante de l’élève. Imposer le sens de l’ordre et faire violence à la nature permet de faire accéder l’élève à la culture qui est le propre de l’homme.

Les confucéens donneront raison à Mencius : au fil des siècles, il est devenu l’interprète officiel de la pensée de Confucius ; Xunzi étant quelque peu relégué dans l’ombre. Au XXème siècle néanmoins, au plus fort de l’hystérie maoïste qui a fait trembler les bases culturelles de la Chine lors de la révolution culturelle où les slogans anti-confucéens étaient de mise (« A bas la boutique Confucius », « Critiquer Lin Biao[26], critiquer Confucius »), Xunzi a été remis à l’honneur par les exégètes communistes qui voyaient en lui un légiste avant l’heure. S’il est vrai que Xunzi a été le maître du philosophe légiste Han Feizi et de Li Si, premier ministre de l’empereur Qin, qui a orchestré des purges anti-confucéennes où on enterrait vivant les disciples de Confucius, et que Xunzi partage avec les légistes l’idée que la nature humaine est mauvaise, Xunzi reste néanmoins un confucéen  orthodoxe en ce qu’il reconnaît la valeur des rites et de la culture pour transformer l’homme, lui conférer un sens moral et le sortir de l’animalité. Les légistes, eux, ne reconnaissent que la loi appliquée de manière drastique et implacable, sans aucune pitié pour amender l’homme de ses fautes et de ses crimes. Xunzi reste aussi un confucéen orthodoxe en ce qu’il reconnaît dans les Saints de l’Antiquité le rôle de pères fondateurs de la culture et de la civilisation. La culture à ses yeux est un héritage de la tradition que chaque génération doit poursuivre et continuer pour établir le sens des rites et le sens moral qui vont à leur établir l’ordre et l’harmonie dans la société. On est loin du « Faisons table rase du passé » de l’Internationale, très loin de l’idée de bouleverser complètement une civilisation comme cela a été le cas dans la « révolution culturelle » où il s’agissait de remodeler intégralement la culture et ceux qui symbolisent la culture dans la société, les intellectuels, les écrivains, poètes, artistes…. Mais peut-être que la révolution culturelle s’est inspirée de Xunzi en utilisant les métaphores de Xunzi qui comparent l’éducation (ou la rééducation dans la perspective maoïste) au travail que l’on exerce sur un morceau de bois ou de l’argile pour obtenir la forme désirée. Certes, Xunzi prônait une éducation sévère, mais certainement aurait-il été horrifié par cette suite d’atrocités où les gardes rouges fidèles à Mao et à la bande des Quatre ont multiplié les campagnes de terreurs, les exécutions sommaires, les meurtres, les humiliations publiques, les déportations dans les campagnes, les camps de rééducation et les sessions d’autocritiques forcées qui devaient produire un homme nouveau.

 Toujours est-il qu’en-dehors de ces vicissitudes de l’Histoire de Chine, ce débat entre deux confucéens de l’Antiquité peut trouver des échos dans la pensée pédagogique occidentale. Ces métaphores que Mencius et Xunzi emploient sont simples, mais elles ont un pouvoir d’évocation assez fort qui peut éveiller une réflexion intéressante sur la manière d’envisage le métier d’enseignant. C’est pourquoi il m’a paru intéressant d’évoquer ce débat.   

Bai Wenshu, août 2013.
白文殊







[1] Prononcez approximativement « Schwune-tzeu ».
[2] Au sujet de ces conjectures autour de l’exil de Confucius, voir « Confucius, un sage en politique » d’Annping Chin, Seuil, Paris, 2010, pp. 52-75.
[3] « Entretiens de Confucius », XIV, 37, traduction d’Anne Cheng, Seuil, Paris, 1981, p. 117.
[4] « Entretiens de Confucius », XIV, 41, op. cit., p. 118.
[5] Anne Cheng, « Histoire de la pensée chinoise », Seuil, Paris, 2002, p. 68.
[6] Zheng Xuan, cité dans Anne Chang, « Histoire de la pensée chinoise », op. cit., p. 68.
[7] « Entretiens de Confucius », XI, 11, op. cit., p. 89.
[8] Xunzi, 17, cité dans l’article « De Confucius à Jin Yong » de Nicolas Zufferey, dans « La pensée en Chine aujourd’hui » sous la direction d’Anne Cheng, Gallimard, Paris, 2007, p. 78. 
[9] Jean Levi, « La musique, art primordial », dans le hors-série n°12 du Point sur Confucius, p.30.
[10] « Entretiens de Confucius », III, 23, p. 43.
[11] « Entretiens de Confucius », I, 1, op. cit., p. 29.
[12] La transcription Wade/EFEO « Tao » est plus ancienne que le pinyin « Dao », mais plus souvent utilisée en français dans les ouvrages érudits comme dans les parutions de type New Age. Le terme a donné son nom au courant philosophique et religieux du « taoïsme » fondé par Lao-Tseu et Tchouang-Tseu, courant opposé en bien des points au confucianisme, notamment sur leur conception respective de ce qu’est le Dao, la Voie. Les confucéens prônent une conception plus volontariste où cheminer sur la Voie consiste à agir, tandis que les taoïstes conçoivent le Voie plutôt comme cheminant spontanément d’elle-même, à l’image d’une rivière et où la sagesse consisterait à être dans le non-agir, à se laisser emporter par le flot, le courant.
[13] Prononcez Meng-Tzeu.
[14] Mencius, traduction d’André Lévy, II, A, 6, Payot & Rivages, Paris, 2008, p. 85. Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, op. cit., p. 171.
[15] Mencius, VII, A , 21, op. cit., pp. 252-253. Anne Cheng, op. cit.,  p. 172.
[16] Mencius, II, A, 2 ? op. cit., p 78. Anne Cheng, ibid.
[17] Mencius, II, A, 2. Anne Cheng, ibid.
[18] Mencius, VI, A , 15, op. cit., pp. 225. Anne Cheng, op. cit.,  p. 174.
[19] Mencius, VI, A , 7, op. cit., p. 219.
[20] Anne Cheng, op. cit., p. 459.
[21] Xunzi, 23, cité dans Anne Cheng, op. cit., pp. 220.
[22] Xunzi 23. Anne Cheng, op. cit., p. 220.
[23] Xunzi 23. Anne Cheng, op. cit., p. 221.
[24] Xunzi 23. Anne Cheng, op. cit., p. 223.
[25] Mencius, VI, A , 1, op. cit., pp. 213. Anne Cheng, op. cit.,  p. 170.
[26] Du nom d’un général de l’Armée Rouge, proche de Mao, mais tombé en disgrâce lors de la Révolution Culturelle, accusé de manière fort confuse de se rapprocher de la vieille idéologie confucéenne réactionnaire et mort dans des circonstances troubles.

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