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lundi 15 juin 2015

À qui est depuis longtemps confiné dans la cité




À qui est depuis longtemps confiné dans la cité,
Il est fort doux de perdre son regard
Dans le beau visage ouvert du ciel — d’exhaler une prière
En plein sourire du bleu firmament.
Qui serait plus heureux, lorsque, le cœur comblé,
Il se laisse choir, très las, en quelque délicieuse couche
D’herbes onduleuses, et, lit une courtoise
Et douce histoire sur l’amour et ses peines ?
Rentrant au logis, le soir, l’oreille attentive
Aux plaintes de Philomèle, et l’œil
Épousant la course d’un petit nuage brillant qui passe,
Il se lamente qu’un tel jour ait pu si vite s’enfuir,
S’enfuir comme une larme répandue par un ange
Qui tombe dans la transparence de l’éther, silencieusement.


John Keats (1795-1825)





Tartiplume







    Rien de tel que de renouer avec la Nature quand on est resté trop entre quatre murs, ne dépassant jamais l'horizon de béton et de verre que nous réserve nos villes. Rien de tel que de se laisser aller à la contemplation du « beau visage ouvert du ciel ». Rien de tel que de se prélasser dans « quelque délicieuse couche d’herbes onduleuses » en se délectant d'histoires d'amour et des peines qui vont avec, romantisme oblige.


    Puis le soir, on réintègre le foyer au cœur de la ville, « l’oreille attentive aux plaintes de Philomèle ». Philomèle est cette héroïne de la mythologie grecque qui, après avoir tué son beau-frère avec l'aide de sa sœur Procné pour se venger d'un viol, a été transformée, elle et sa sœur, en oiseau par les dieux. Philomèle incarne ici certainement la tentation de se laver de ses malheurs humains en se réintégrant à la Nature. Mais ces moments passés dans la Nature passent trop vite : « Il se lamente qu’un tel jour ait pu si vite s’enfuir, s’enfuir comme une larme répandue par un ange qui tombe dans la transparence de l’éther, silencieusement ».


    En tant que poète romantique, John Keats clame ici son aspiration à retrouver l'harmonie perdue avec la Nature. Keats a vécu au début du XIXème siècle, soit au moment où la Grande-Bretagne entame sa révolution industrielle et où les villes deviennent « tentaculaires » selon les mots du poète belge Émile Verhaeren à force de drainer toujours plus d'industries et de travailleurs venus des campagnes et qui constitueront les forces vives de cette révolution industrielle, s'entassant dans les banlieues grises de toute l'Angleterre. L'ère industrielle a célébré la machine, la force, le vacarme, l'économie, mais plus que tout une rupture d'avec la Nature : le progrès de l'humanité passe par un arrachement radical à notre mère-Nature. On peut dire qu'une dimension essentielle du romantisme a justement été de penser une réconciliation et une réintégration avec le Tout de la Nature suite justement à cette césure. Renouer avec le ciel, dialoguer avec les nuages, renouer avec la terre, savourer la compagnie des hautes herbes et baigner dans l'amour qui nous fait sentir notre connexion avec chaque être dans l'univers.


    Aujourd'hui, ce projet est toujours d'actualité. Les villes n'ont fait qu'étendre leur empire de béton ; et les routes n'ont fait que prolonger ce très long réseau de bitume qui quadrille tout le territoire. Notre quotidien est de plus en plus envahi par toutes sortes d'engins technologiques qui conditionnent de plus en plus nos existences : smartphones et ordinateurs portables en sont les emblèmes les plus marquants, mais la liste est trop longue pour être passée en revue. Finalement, notre rapport à la Nature se limite à un fond d'écran sur notre écran ordinateur : tantôt une forêt vierge, tantôt une mer immaculée, tantôt un champ ondoyant, des images qui présentent une Nature préservée et idyllique grâce à la bénédiction de Photoshop©.


     Tout le problème sera de sortir de la ville, tellement celle-ci s'étend loin de nos jours jusque dans les villages les plus reculés. Du temps de Keats, une petite balade suffisait pour sortir des murs de la ville. Aujourd'hui, il faut une marche plus conséquente pour jouir de prés ou de forêt. On peut bien entendu prendre sa voiture pour se mettre au vert, mais n'est-ce pas là prolonger la ville dans l'habitacle de son engin ? Combien de fois ne me suis-je pas promené dans la Nature avec le vrombissement des automobiles comme arrière-fond sonore ?7

    Toujours est-il que cela reste une bénédiction de quitter la ville et de renouer le contact avec la nature vivante. Les Japonais parlent de prendre un « bain de nature ». Même quand on n'est pas poète, cela fait du bien !


Pejac



To one who has been long in city pent,
‘ Tis very sweet to look into the fair
And open face of heaven — to breathe a prayer
Full in the smile of the blue firmament.
Who is more happy, when, with heart’s content,
Fatigued he sinks into some pleasant lair
Of wavy grass, and reads a debonair
And gentle tale of love and languishment ?
Returning home at evening, with an ear
Catching the notes of Philomel, — an eye
Watching the sailing cloudlet’s bright career,
He mourns that day so soon has glided by :
E’en like the passage of an angel’s tear
That falls through the clear ether silently.

(John Keats)






Roadsworth, Montreal, Canada



Sur le rapport des penseurs romantiques à la Nature et aux animaux dans la 4ème partie et 5ème partie de l'article "Penser l'homme et l'animal au sein de la Nature".

Voir aussi de John Keats: 
la vie d'une homme est une continuelle allégorie


Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.

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