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lundi 8 juin 2015

Le Tage, de Fernando Pessoa



Le Tage est plus beau que la rivière qui traverse mon village,
Mais le Tage n’est pas plus beau que la rivière qui traverse mon village,
Parce que le Tage n’est pas la rivière qui traverse mon village.

Le Tage porte de grands navires
Et à ce jour il y navigue encore,
Pour ceux qui voient partout ce qui n’y est pas,
Le souvenir des nefs anciennes.

Le Tage descend l’Espagne
Et le Tage se jette dans la mer au Portugal.
Tout le monde sait çà.
Mais bien peu savent quelle est la rivière de mon village
et où elle va
et d’où elle vient.
Et par là même, parce qu’elle appartient à moins de monde,
elle est plus libre et plus grande, la rivière de mon village.

Par le Tage on va vers le Monde.
Au-delà du Tage il y a l’Amérique
Et la fortune pour ceux qui la trouvent.
Nul n’a jamais pensé à ce qui pouvait bien exister
Au-delà de la rivière de mon village.

La rivière de mon village ne fait penser à rien.
Celui qui se trouve auprès d’elle est auprès d’elle, tout simplement.



Fernando Pessoa (sous le nom d'Alberto Caeiro), « Le gardeur de troupeaux », Poésie/Gallimard, traduction d'Armand Guibert.










    Ce poème magnifique de Fernando Pessoa présenté sous son hétéronyme d'Alberto Caeiro traite de notre fascination de ce qu'on pourrait appeler en anglais « the place to be ». Tout le monde voudrait être à New-York, Paris, Milan, Shanghai ou dans la City parce que c'est là que les choses se passent. On a envie d'être là-bas avec tout ce beau monde qui brille, avec tout ce qui compte d'important, et certainement pas végéter dans un bled misérable dont tout le monde se fout. Ainsi, « le Tage est plus beau que la rivière qui traverse mon village » parce que tout le monde dit du Tage que c'est grandiose, que c'est un fleuve majestueux et que personne ne parle de la rivière qui traverse mon village. Mais si précisément je suis dans ma village, le Tage, ce n'est pas ce que je vois, ce n'est pas ce que je côtoie, ce n'est pas ce que je peux admirer, apprécier. « Mais le Tage n’est pas plus beau que la rivière qui traverse mon village, parce que le Tage n’est pas la rivière qui traverse mon village ». Ce qui est beau, ce n'est pas ce que les mondanités déclarent être belle selon les règles en vigueur dans la snobinardise, mais c'est ce que je perçois être beau. Et si la rivière traverse mon village dans lequel j'habite, alors la rivière traverse aussi du même coup ma vie. Et la rivière est alors en demeure en moi d'éveiller ce sentiment du beau.

     C’est par son Histoire que le Tage se rend grandiose. C’est « le souvenir des nefs anciennes » qui ont battu pavillon le long des rives du Tage qui ont contribué  à son identité de Tage, tout comme le Pont-Neuf enjambe les siècles de la Seine et que Big Ben résonne des soubresauts de l’Histoire d’Angleterre par-delà le clapotis des vaguelettes de la Tamise. On ne voit pas le Tage ou la Seine ou le Gange avec son eau, ses flots, ses tourbillons, son lit, mais une Histoire, une aura, une rumeur des faits d’armes passés, le souffle des navigateurs anciens. On n’est pas en présence du Tage, mais confrontés aux fantômes du passé qu’évoque le Tage.

   Le Tage réel se dérobe à nous, tandis qu'a contrario la rivière de notre village ne se donne pas à travers les faits glorieux du passé, une renommée, mais elle se donne simplement, telle qu’elle est. Et c’est là sa grande qualité qui la rend plus admirable que le Tage ou tous les grands fleuves du monde. La rivière est là. La rivière de notre village est la rivière de notre village. La rivière de notre village est moins attachée à toutes sortes de concepts ou de notions que le Tage. En cela, la rivière de notre village est plus précieuse que le Tage parce que plus libre. Ce n’est the place to be, le lieu où il faut être, mais le lieu où l’on est, le lieu où l’on peut être et où l’on peut se contenter d’être sans la nécessité de paraître et de se préparer à raconter à tout le monde : « J’ai été là, j’y étais » et d’alimenter la comédie mondaine d’être quelqu’un parce que j’étais en tel lieu, tel endroit du beau monde.

     Fernando Pessoa, à travers son personnage hétéronymique d’Alberto Caeiro, rejoint ici les intuitions d’un maître Zen tel que Bodhidharma pour qui « lelieu où l’on se tient est le lieu de l’Éveil ». Nous sommes au monde ; et c’est dans cette présence au monde que nous pouvons nous éveiller à la vérité de ce monde. Nous n’avons pas besoin d’être quelque part ; où que nous soyons, nous sommes, et c’est ce mystère de l’être qu’il faut sonder dans la perception vive de l’instant présent. L’être pour autant qu’il y ait de l’être n’est pas séparé de notre vision du monde ici et maintenant.

   Et ce maintenant est libre des fantômes du passé, mais aussi libre des projets et des espoirs qui encombrent le futur. Fernando Pessoa, alias Caeiro, dit : « Par le Tage on va vers le Monde. Au-delà du Tage il y a l’Amérique. Et la fortune pour ceux qui la trouvent ». The place to be est toujours aussi le lieu où il faut être en vue d’un projet de carrière, d’un espoir de gloire, d’une ambition de réussite, d’une aspiration à la réussite ; en bref, c’est le lieu d’une projection vers le futur où ce lieu présent n’a de sens que par rapport au futur où la fortune doit nous sourire, mais rien nous dit qu’elle nous sourira vraiment.
     Le lieu sans gloire et sans prestige où nous sommes est par contre un lieu sans projet, ni avenir. On ne publiera pas un roman à succès dans notre village, on ne fera pas une carrière fulgurante dans le monde des affaires sur la place du village, on ne gagnera pas les Jeux Olympiques dans le champ du voisin. Le lieu où nous sommes ne nous réserve que l’instant présent, et c’est très bien comme cela. C’est la valeur du lieu où nous sommes. C’est le trésor du lieu où nous sommes.
La rivière de mon village ne fait penser à rien.
Celui qui se trouve auprès d’elle est auprès d’elle, tout simplement.



Fernando Pessoa



O Tejo é mais belo que o rio que corre pela minha aldeia,
Mas o Tejo não é mais belo que o rio que
corre pela minha aldeia
Porque o Tejo não é o rio que corre pela minha aldeia.

O Tejo tem grandes navios
E navega nele ainda,
Para aqueles que vêem em tudo o que lá não está,
A memória das naus.

O Tejo desce de Espanha
E o Tejo entra no mar em Portugal.
Toda a gente sabe isso.Mas poucos sabem qual é o rio da minha aldeia
E para onde ele vai
E donde ele vem.
E por isso porque pertence a menos gente,
É mais livre e maior o rio da minha aldeia.

Pelo Tejo vai-se para o Mundo.
Para além do Tejo há a América
E a fortuna daqueles que a encontram.
Ninguém nunca pensou no que há para além
Do rio da minha aldeia.

O rio da minha aldeia não faz pensar em nada.Quem está ao pé dele está só ao pé dele.







Rives du Tage - Lisbonne
Un tout grand merci à Raphaël Denys et Claire Blach de l'asbl CDM 2047 pour m'avoir fait découvrir "Le gardeur de troupeaux" de Fernando Pessoa lors d'une soirée littéraire "Lire à table" à Spa en Belgique.

Voir aussi ce très beau petit film d'animation basé sur ce poème "Le Tage" de Fernando Pessoa



Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.

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Lisbonne - estuaire du Tage - Pierre Guibert 

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