On
se représente toujours le Sage comme un être imperturbable,
baignant dans la béatitude et une souveraine sérénité, toujours
absolument maître de lui-même, contrôlant tout son être par la
puissance de son esprit. Cette image, on la retrouve dans
l’imaginaire spirituel indien, mais aussi dans la philosophie
antique gréco-romaine. Le Sage y est vu comme un surhomme,
surpassant les capacités de l’homme moyen en prise avec la douleur
et les tourments : là où l’homme se laisse aller à ses
affects et ses impulsions, le Sage se montre comme un roc, insensible
aux sollicitations du monde extérieur, tant physiques que
psychiques, le Sage se montre méprisant vis-à-vis de notre
sensibilité à fleur de peau. J’avais lu un passage tiré d’un
livre d’Arnaud Desjardins où ce dernier explique que si on avait
envoyé un Sage, un vrai dans un camp de concentration et
d’extermination comme Auschwitz, ce Sage ne serait pas affecté et
ne quitterait pas sa béatitude profonde. Le Sage comme surhomme
transcendant souverainement notre petite condition misérable d’être
humain affecté et troublé par les moindres maux.
Nāgasena jette pourtant un démenti formel à ce genre de conceptions fantasmées à propos du Sage. Avec le roi indo-grec Milinda, ils
discutent de la figure de l’Arahant. L’Arahant est dans le
bouddhisme ancien celui qui a suivi les enseignements du Bouddha et
les mené à bout de telle sorte qu’il puisse dire (selon la
formule classique contenue dans les soûtras) : « Ceci
est la libération. La naissance est détruite. La conduite pure a
été vécue. Ce qui devait être achevé a été achevé. Il ne
reste plus rien à accomplir».
L’Arahant a franchi toutes les étapes de la voie méditative et a
progressé jusqu’à la « sphère de cessation des sensations
et des perceptions », plus communément appelée « nirvâna »,
extinction définitive et totale de la souffrance.
D’après
cette définition, il peut sembler absurde de demander si un Arahant
éprouve la douleur et si oui, quelle douleur. Mais cela ne l’est
pas, car un Arahant peut effectivement éprouver la douleur physique.
Un Arahant n’est complètement affranchi de la douleur que quand il
rentre dans l’absorption méditative de la « sphère de
cessation des sensations et des perceptions ». Quand il en sort
pour vaquer aux occupations de la vie quotidienne, il est soumis
comme tout le monde à éprouver les sensations, et notamment les
sensations de douleur physique.
Mark Rothko |
Il
ne faut donc pas s’y tromper. Ce n’est pas parce qu’on a gravi
les ultimes marches de la sagesse que l’on est entièrement
affranchi de la douleur. Tant que l’on se trouve dans ce monde
physique, on éprouvera les sensations liées à ce monde physique.
Mais cette réalité ne va sans créer une déception dans le chef du
roi Milinda tout imbibé de cet idéal du Sage insensible aux
affections causées par le monde. « Est-ce
à dire qu’il est sans autorité, ni maîtrise sur son corps, qui
est le soutien grâce auquel procède sa pensée ? »
Cet idéal du Sage s’accompagne toujours du fantasme du contrôle
et de la maîtrise totale de son corps comme de son esprit. Milinda
ne peut être que déçu devant l’incapacité de l’Arahant à
maîtriser ses impressions physiques. « Il
est tout de même contradictoire, vénérable, qu’il n’ait pas
d’autorité sur son corps grâce auquel procède sa pensée, alors
qu’un simple oiseau exerce son autorité, sa maîtrise, son
contrôle sur le nid qu’il habite ! »
Nāgasena confirme qu’un Arahant ou qui que ce soit ne peut avoir une pleine
et entière maîtrise sur dix phénomènes physiques :
- 1°) le froid,
- 2) la chaleur,
- 3°) la faim,
- 4°) la soif,
- 5°) l’excrétion,
- 6°) la miction,
- 7°) l’apathie ou torpeur,
- 8°) le vieillissement,
- 9°) la maladie
- 10°) la mort.
Tant
que l’on est vivant, on est susceptible d’être affecté par ces
phénomènes physiques. Le seul moyen de s’en libérer est de
s’affranchir du cycle des existences. Ce que fait l’Arahant une
fois qu’il meure et qu’il quitte le samsâra en entrant dans le
Parinirvâna ou nirvâna final.
Mais
pourquoi de son vivant un Arahant ne peut-il déjà pas s’affranchir
de ces phénomènes physiques puisqu’il est déjà entré dans le
nirvâna ? demande le roi Milinda. « Pourquoi
le pouvoir et l’autorité de l’Arahant ne s’exercent-ils pas
sur son corps ? Dis m’en la raison, Vénérable ». Nāgasena compare alors le corps physique de l’Arahant à la terre
qui porte et soutient les êtres vivants. Sans la terre, les êtres
vivants ne pourraient mener leur vie. Pourtant il n’appartient pas
aux êtres vivants de commander et d’ordonner à la terre d’être
de telle ou telle façon. La terre est un ensemble qui dépasse
largement les hommes et sur lequel il n’est pas de contrôle. Il
n’appartient pas aux hommes de créer des tremblements de terre ou
de faire apparaître des montagnes. De même le corps organique fait
partie d’un plus grand ensemble qui est la Nature, et sur lequel
l’homme n’a pas nécessairement prise.
On
peut avoir une emprise partielle sur son corps, mais jamais une
emprise totale, tout comme on peut creuser des tunnels dans la terre,
mais sans pour autant maîtriser les mouvements de la tectoniques des
plaques. Les méditants tibétains pratiquent le tummo,
la féroce en français qui est une méditation du feu intérieur où
le méditant contrôle son énergie interne pour réchauffer son
corps. On voit ainsi des ascètes tibétains quasiment nus dans des
ermitages de montagne. Néanmoins, cette maîtrise impressionnante du
corps n’est jamais totale ; et même le plus endurci des
yogins tibétains ne peut entièrement éviter les sensations de
froid tout comme un yogin indien n’évitera pas les sensations de
chaleurs les jours torrides qui précèdent la mousson.
Pareillement,
même avec une vie totalement équilibrée et saine, on n’évitera
pas les maladies. Le Bouddha est mort lui-même de maladie suite à
l’ingestion de champignons à l’âge de 84 ans. C’est quelque
chose d’inévitable. Là encore une vie saine où on a apaisé en
soi toutes les tensions permet d’augmenter la probabilité de vivre
longtemps. 84 ans était un âge particulièrement respectable à
l’époque du Bouddha (en -500 avant JC) où la mortalité survenait
très tôt ; et des grands disciples du Bouddha comme Ānanda et Mahā Kāśyapa ont vécu jusqu’à 120 ans. Néanmoins, on n’échappera
ni à la maladie, ni à la vieillesse et encore moins à la mort.
Il
faut apprendre à vivre dans l’acceptation joyeuse de cette
fatalité, et non vivre dans un fantasme illusoire d’immortalité
qui ne nous procurera que déception, désillusion et douleur le jour
où l’inévitable se produira. Ce qui distingue l’Arahant
justement, c’est cette complète acceptation de ce que nous
éprouvons dans notre vie en ce monde physique. Pour lui qui est
complètement détaché de ce qui lui arrive, plus aucune peur, plus
aucune inquiétude ne vient ombrager son esprit quand il éprouve des
sensations négatives que ce soit dû à une douleur physique, à la
perspective de la mort ou à la malveillance des gens tout autour de
lui.
Pour Nāgasena, la différence entre l’homme du commun et l’Arahant
est que l’homme du commun quand il souffre se comporte comme un
taureau ou un bœuf blessé qui cède à la panique et rompt la corde
qui l’attachait au poteau. L’Arahant, lui, éprouve aussi la
douleur, il peut aussi se tordre de douleur, mais son esprit reste
stable et équanime. Il ne cède pas à la panique ou à la détresse.
« La
pensée de l’Arahant est dûment entraînée, bien domptée,
docile, obéissante. Atteint par la douleur, il s’accroche
fermement à l’idée d’impermanence, et attache sa pensée au
poteau de la concentration : ainsi attachée, elle ne s’agite,
ni ne tremble, mais reste stable et immuable. Toutefois son corps
gesticule et se contorsionne en tous sens, sous l’effet du
rayonnement de la douleur. Voilà pourquoi l’Arahant n’éprouve
que des douleurs physiques ».
L’Arahant
ayant développé une puissante concentration méditative, sa
conscience reste calme quand il est frappé par la douleur physique,
quand bien même la douleur rayonne dans tout le corps et qu’il se
tord de douleur. Il n’essaye pas d’abolir la sensation
douloureuse, mais fait en sorte que son mental ne soit pas accroché
à ces sensations déplaisantes et ces réactions corporelles. Il a
la conscience intime de l’impermanence de cette douleur ; il
sait que cette douleur s’inscrit dans le temps et que tôt ou tard,
elle disparaîtra. Il sait aussi, comme le dit le Soûtra de l’Écume (Phena Sutta),
que ces sensations sont comme des bulles d’eau vides, irréelles et
sans substance. Tout en ressentant la douleur comme n’importe qui,
il se libère de celle-ci et la transcende en dégageant l’esprit
et en s’éveillant sur la nature des choses.
Cette
vision me semble beaucoup plus pertinente que la vision d’un Sage
insensible à la douleur physique que l’on colporte parfois à
grand coup de mythes et de légendes urbaines. Pourquoi le Sage
devrait-il être insensible ? Comment alors pourrait-il faire
preuve d’empathie et de compassion envers ceux qui souffrent s’il
ne sait pas ce que veut dire le mot « souffrir » ?
La question n’est donc pas : comment le Sage maîtrise-t-il et
contrôle-t-il ses sensations ? Mais quelle relation
entretient-il avec elles ? Là est la sagesse.
Textes de Nāgasena :
- L'équanimité de l'Arahant
Et les commentaires de ces textes :
« Qui suis-je ? » est une des plus anciennes questions de la philosophie. Nous avons la tendance naturelle à postuler un sujet connaissant, un « je », un « moi », un « ego », peu importe comment on l'appelle, qui serait à la base de toutes nos perceptions du monde environnant et de notre expérience intime de la vie. Le roi Milinda, dans le célèbre ouvrage bouddhiste, « Les questions de Milinda à Nāgasena » (Milinda Panha), défend l'idée d'un sujet connaissant toujours identique qui percevrait le monde tout comme le même homme percevrait le monde à partir des différentes fenêtres d'une même tour. Le moine bouddhiste Nāgasena déconstruit cette croyance en un sujet connaissant permanent qui serait sous-jacent à la perception de nos six sens et à notre connaissance du monde.
On se représente toujours le Sage comme un être imperturbable, baignant dans la béatitude et une souveraine sérénité, toujours absolument maître de lui-même, contrôlant tout son être par la puissance de son esprit. Cette image, on la retrouve dans l’imaginaire spirituel indien, mais aussi dans la philosophie antique gréco-romaine. Est-ce une image correcte ?
Un Arahant ressent toujours les sensations physiques, même s'il est délivré des sensations mentales. Il est donc encore soumis à la douleur physique. Pourtant il n'aspire pas à quitter ce monde et attend son heure tranquillement. Pourquoi ?
Pour Nāgasena, la personne que nous avons été dans une vie précédente n'est ni autre, ni identique à nous-mêmes. Nāgasena prend l'exemple de notre propre vie : quand on était bébé, étions-nous la même personne qu'aujourd'hui ? Cela semble difficile à croire : nos capacités ne sont pas du tout la même, notre apparence physique a complètement changé, nos pensées ne sont pas les mêmes. Pour autant, on ne peut pas dire non plus qu'on soit complètement différent de quand on était bébé. Cela voudrait dire que l'on n'aurait pas été ce bébé à un moment de notre vie. Ce bébé que nous avons été n'est ni autre, ni identique à nous-mêmes. Il est un moment de notre continuum d'existence.
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.
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