Je
voudrais réagir à une vidéo-interview d'Yves Bonnardel, fondateur
des Cahiers Antispécistes, sur la
page facebook de « I am vegan TV ». Yves Bonnardel
défend dans cette vidéo une ligne selon laquelle le véganisme
n'est pas la solution-miracle pour sauver les animaux de l'immense
boucherie qu'est devenu le globe terrestre. Yves Bonnardel y déclare
notamment : « Je ne
crois pas qu'on change le monde par une sorte d'accumulation de
changements individuels ».
Pour Bonnardel, le combat pour la cause animale doit nécessairement
passer par un combat politique. Selon lui, il faut changer le monde
en s'attaquant à ses structures sociales, à des idéologies. Il
faut « s'affronter à des
groupes sociaux adversaires ».
Yves
Bonnardel réfute le « Go Vegan » comme alpha et omega de
la lutte antispéciste, car cela revient à avoir un traitement
individuel de la question animale. On essaye de convaincre les gens
uns par uns à devenir végane. C'est tout d'abord une méthode très
lente qui risque d'aboutir seulement dans deux siècles. Mais en plus
cela conduit à une crispation identitaire dans la communauté végane
où on passe son temps à se demander ce qui est végane et ce qui ne
l'est pas. On lit les étiquettes dans les supermarchés pour bien
s'assurer qu'il n'y a aucun produit animal dans le produit que l'on
va acheter. Et en plus, on surveille le comportement des animale
véganes pour s'assurer qu'il ne commette pas des « péchés »
en mangeant un œuf de la poule du jardin ou de temps en temps une
barre de chocolat au lait. C'est ce qu'on a appelé la « police
végane ». En-dehors des disputes extrêmement désagréable
que ce flicage végane peut engendrer au regard des conséquences
réelles très minimes de ces écarts, Yves Bonnardel souligne aussi
que cela réduit l'activiste de la cause à sa seule condition de
consommateur perdu au sein de la société de consommation, et que
celui-ci cesse alors de se voir en tant qu'acteur politique.
Selon
lui, il faut revenir à un sens de la justice générale :
l'exploitation animale est quelque chose d'intrinsèquement mauvais,
comme pouvait l'être par le passé le servage et le régime féodal,
l'esclavage, le racisme et la discrimination à l'encontre des
femmes. Pour vaincre cela, il a fallu un combat politique tenace pour
en venir à bout, combat qui doit bien souvent d'ailleurs être
maintenu et prolongé. Pareillement, pour défendre la cause animale,
il faut « avoir un esprit
constructif pour créer collectivement un mouvement politique qui va
intervenir dans l'arène publique ».
Je
pense qu'effectivement, un mouvement végane qui ne se préoccuperait
que de ce qui se trouve dans sa propre assiette et qui aurait pour
but ultime de lire les étiquettes des produits au supermarché
n'irait pas bien loin. Mais néanmoins, je reste sceptique face à
cette exaltation du combat politique. Yves Bonnardel dit d'abord
qu'il faut s'affronter aux groupes sociaux adversaires, mais sans les
nommer. Qui sont-ils ? Tout d'abord, au niveau le plus
fondamental, c'est la société carniste dans laquelle nous vivions.
Notre société est dans sa quasi-entiereté composée de gens qui
mangent de la viande, du poisson et des produits animaux, sans que
cela leur pose trop de problèmes de conscience. En tous cas, ils
font tout pour ne pas garder à la conscience tout le massacre des
animaux, le zoocide permanent et l'enfer que nous leur faisons vivre.
Une société dans sa quasi-entiéreté, cela fait beaucoup de
monde ! Le rapport des forces est clairement en notre défaveur.
Bien sûr, on peut manifester contre les abattoirs. Mais je pense
qu'à l'heure actuelle, le meilleur moyen de résister et d'opposer
son refus au carnisme, c'est de devenir végane. Quand vous dites à
quelqu'un qui vous êtes végane et que ce n'est pas pour des raisons
de santé, la personne en face de vous comprend tout de suite que
vous mettez en accusation tout le système de l'exploitation animale.
Même si vous ne vous êtes pas du tout justifié et que vous n'avez
rien dit.
Les
autres « groupes sociaux adversaires », ce sont le lobby
de la viande, le lobby de la pêche, le lobby du lait, le lobby de
l'élevage et puis toutes sortes d'autres groupes dont les activités
tournent autour de la chasse, de la vivisection, de l'expérimentation
animale, du cirque, des zoos, etc... Cela fait beaucoup d'argent et
beaucoup d'emplois en jeu. Si on les attaque directement comme le
voudrait Yves Bonnardel, ils vont réagir violemment pour préserver
leur gagne-pain. Cela se produit déjà : récemment des
activistes de la cause animale qui avaient organisé des « Nuits
Debout » devant des abattoirs ont été violemment été pris à
partie par des éleveurs en colère.
Si
maintenant on fait l'apologie du passage au véganisme ou en tous cas
d'une alimentation plus végétale, les choses se passent plus
pacifiquement. On trouve ainsi de plus en plus de laits végétaux
dans les magasins bio, mais aussi dans les supermarchés classiques :
lait de soja, lait de riz, lait d'avoine, etc... Ce n'est pas
d'ailleurs uniquement pour des raisons de souci de la condition
animale, mais souvent pour des raisons de santé, pour le souci de
garder la ligne ou des questions d'allergie au lait de vache.
Toujours est-il que la demande est grandissante dans cette niche, à
tel point que la marque Alpro qui vend ces laits végétaux dans les
grandes surfaces a été racheté par Dean Foods. Les véganes ont
crié au scandale car Dean Foods est en fait une multinationale
texane de produits laitiers. Cela peut paraître choquant, mais en
fait pas du tout. Dean Foods a très bien compris que la production
de lait de vache est en baisse et la production de lait végétal est
elle par contre en nette hausse. Racheter Alpro est une opération
logique pour garder des parts de marché dans le domaine du lait. Les
multinationales agro-alimentaire s'adaptent au changement d'habitude
des consommateurs. En cela, appeler à un changement de consommation,
soit devenir végane dans sa version la plus radicale, soit devenir
végétarien ou flexitarien a un impact réel sur la globalité du
système agro-alimentaire.
Il
me semble aussi qu'on faut prendre en compte un fait important. Comme
le disait Aristote : « L'homme est un animal politique ».
On pourrait même dire le seul animal politique. Il y a bien des
animaux sociaux (fourmis, abeilles, loups, dauphins, etc...) et des
rapports de force dans ces groupes, mais aucune possibilité chez les
animaux non-humains de penser l'organisation collective de la société
et de penser d'une manière ou d'une autre les changements à
accomplir au sein de cette organisation. Dans le cas de la lutte pour
la libération animale, ce seront toujours des êtres humains qui
demanderont à d'autres humains d'accorder plus de droits aux animaux
et de faire le moins de mal possible aux animaux. Il s'ensuit que ce
combat doit passer par un consensus largement partagé au sein de la
population qui veut que les animaux soient des êtres doués de
sensibilité et qu'il est mal et injuste de les faire souffrir
inutilement. Ce consensus doit aussi arriver à la conclusion logique
qu'une fois qu'on a pris conscience de cela, il est juste d'adopter
un comportement qui soit en accord avec cette prise de conscience.
Au
niveau individuel, le comportement le plus en adéquation avec cette
prise de conscience est le véganisme. Au niveau collectif et
politique, c'est de demander l'abolition de la viande et de
l'exploitation animale. Mais je vois mal comment on pourrait défendre
sérieusement l'abolition de la viande avec des associations et des
mouvements où tout le monde mangerait de la viande. Donc le
véganisme est pour moi la base de tout mouvement politique en faveur
des animaux. Il faut montrer aux gens que l'on peut végétaliser son
alimentation sans danger pour sa santé, sans perte du plaisir de
vivre. Le mouvement politique ne peut pas qu'être un mouvement
d'interdiction et de pénalisation des pratiques d'exploitation
animale. Il faut montrer et démontrer aux gens qu'abandonner
l'exploitation est profitable aux exploiteurs que sont les humains,
que ce soit sur un plan écologique, de santé ou humanitaire. Il
faut encourager les gens à avoir une attitude non-violente envers
les animaux plus que d'avoir une attitude coercitive envers tel ou
tel « groupe social adversaire ».
Frédéric Leblanc, le 18 septembre 2016.
Yves Bonnardel |
J'ai développé de manière plus développées ces idées sur le rapport entre démarche individuelle végane et une démarche plus globale, plus politique dans un article intitulé : "La vertu du véganisme".
Voir aussi :
- Approches du véganisme : Le véganisme doit-il uniquement "zoocentré" (tourné vers le seul intérêt des animaux) ou faut-il aussi faire valoir les arguments écologiques, humanitaires et de santé en faveur du véganisme.
- Tom Regan, une passion disciplinée
- Tom Regan, une passion disciplinée
Tom Regan donne une image intéressante du travail intellectuel et philosophique afin de justifier et d'argumenter en faveur des animaux et de faire avancer la cause : l'image d'une danseuse étoile qui vit une passion disciplinée.
Le philosophe antispéciste Yves Bonnardel s'affirme comme anti-humaniste, voyant dans l'humanisme un rejet de la condition animale. L'humanisme est-il pour autant nécessairement une forme de mépris envers l'animal ? N'y a-t-il pas des penseurs humanistes qui ont mis en doute cette tendance à placer l'homme sur le piédestal de la Création et renvoyer les animaux à leur bêtise et à leur bestialité ? Montaigne en est peut-être le plus grand exemple. Et n'y a-t-il pas aussi dans l'humanisme une dimension de progrès et d'égalitarisme qui doit finir nécessairement par toucher les animaux ?
- Humanisme et égalité : réponses à Yves Bonnardel et David Olivier
- Humanisme et égalité : réponses à Yves Bonnardel et David Olivier
- Penser l’homme et l’animal au sein de la Nature
Yves Bonnardel et David Olivier, deux contributeurs des Cahiers Antispécistes, ont critiqué l'idée de Nature dans une perspective antispéciste. D'une part, parce que l'idée de Nature suppose une hiérarchie naturelle où les animaux sont considérés comme inférieurs aux être humains. Et d'autre part, parce que l'idée de Nature suppose de voir une harmonie qui régit les écosystèmes, là où il n'y a qu'une lutte infernale pour la survie. Cet article se propose de considérer ces arguments et de se demander si une mystique de la Nature est tout de même possible.
Vincent Bozzolan, Marche contre les abattoirs, Paris, juin 2016 |
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour du végétarisme et du véganisme ici.
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