Ne
dites pas : la vie est un joyeux festin ;
Ou
c’est d’un esprit sot ou c’est d’une âme basse.
Surtout
ne dites point : elle est malheur sans fin ;
C’est
d’un mauvais courage et qui trop tôt se lasse.
Riez comme au printemps s’agitent les rameaux,
Pleurez
comme la bise ou le flot sur la grève,
Goûtez
tous les plaisirs et souffrez tous les maux ;
Et
dites : c’est beaucoup et c’est l’ombre d’un rêve.
Jean Moréas, Les Stances, 1899.
Phil Greenwood - Floraison. |
Jean
Moréas était un poète grec d'expression française (de son vrai
nom Ioánnis
Papadiamantópoulos, 1856 - 1910). C'est un illustre inconnu qui l'a fait découvrir ce court
poème dans les commentaires d'un de mes derniers articles
« Hédonisme et eudémonisme ». J'avais envie de le
partager à tout le poème tant celui-ci me plaît. J'aime le réciter
encore et encore. En quelques vers ramassés, il dit beaucoup, sans
grandiloquence et tout en simplicité.
Les
premières lignes sont une critique implicite de l'hédonisme naïf
qui s'exclame quand règne l'opulence et que tout réussit dans la
vie : « La vie est un joyeux festin ». C'est
soit la mentalité des sots qui n'ont pas trop réfléchi à la vie,
soit l'attitude de l'individu peu recommandable qui essaye de
s'emparer de tout le gâteau sans partager avec les autres, qui
célèbre ses richesses quand les autres manquent de tout.
Mais
à ceux qui, par dépression, par mélancolie ou par désespoir,
proclament que : « la vie
est malheur sans fin », on pourrait faire le
reproche de ne pas affronter la vie, de ne pas oser avancer dans ce
voyage au bout de la nuit que la vie est souvent, et de se laisser
gagner, peut-être par facilité ou par complaisance, à la lassitude
et au dégoût. Même si la vie n'est pas un festin sans fin, on se
doit de la célébrer dans le jour éclatant et dans la nuit sombre.
« Goûtez
tous les plaisirs et souffrez tous les maux ».
Cette célébration passe par l'acceptation tant des plaisirs que des
maux. On a là une morale proche de l'amor
fati
des stoïciens, clamée en son temps par Friedrich Nietzsche. Aimez
le destin quoiqu'il arrive, des événements heureux ou des malheurs
sans nom. Accepter le bien comme le douloureux, sans pour autant se
résigner à les subir, c'est là un bon principe de sagesse.
Comme
le dit Chengawa Lodrö Gyatsen :
« Si
c'est le bonheur que tu cherches,
Supporte
d'abord la souffrance.
Sans
avoir goûté aux larmes,
Tu
n'apprécierais pas le rire ».
Mais
la sagesse est de savoir aussi qu'on ne peut complètement
absolutiser ce principe d'acceptation : on est toujours poussé
à vouloir plus de plaisir quand on connaît le plaisir. C'est là le
fondement même de l'hédonisme. Et on est aussi toujours poussé à
repousser, à combattre ou à guérir les maux et les souffrances.
C'est là le fondement même de l'eudémonisme.
Et
enfin le poème de Jean Moréas se termine par cette formule forte :
« Et dites :
c’est beaucoup et c’est l’ombre d’un rêve ».
Toutes ces joies, toutes ces épreuves que l'on rencontre dans la
vie, ce sont là des choses qui nous envahissent complètement nos
existences, c'est beaucoup parce que cela pèse d'un poids
considérables sur nos épaules d'homme. En même temps, toutes ces
sensations ne sont aussi que l'ombre d'un rêve dans le sens où
elles s'évanouissent très vite, et leur substance semble
évanescente.
C'est
ce même sentiment d'irréalité qui faisait dire à l'ascète
tibétain Milarépa :
« Le
son du tonnerre, bien qu'assourdissant, est inoffensif ;
L'arc-en-ciel,
malgré ses couleurs chatoyantes, ne dure pas ;
Ce
monde, même s'il apparaît plaisant, est semblable à un rêve ;
Les
plaisirs des sens, bien qu'agréables, n'apportent au bout du compte
que désillusions ».
Dans
la philosophie du Bouddha, il y a cette conscience aiguë de la
souffrance présente universellement dans tous les êtres sensibles ;
si bien qu'on pourrait dire : « cette vie et les suivantes
sont malheur sans fin ». La souffrance est présente à tout
moment de notre vie, avec des intensités très variées, parfois
c'est la morsure d'un moustique, parfois ce sont de terribles
douleurs et de terribles angoisses, et sous des formes très variées,
parfois le corps, parfois l'esprit, etc... Pour autant, ce genre de
constatation n'amène le découragement et le désespoir, car ce
constat terrible s'accompagne d'une joie infinie avec la conscience
que tous les êtres ont le potentiel de s'affranchir de la douleur et
de la souffrance, et qu'ils ont devant eux le Noble Octuple Sentier,
le chemin qui mène à la cessation de la souffrance, à la sérénité
et au bonheur. C'est pourquoi les statues représentent toujours un
Bouddha souriant.
Voir également :
- Joie (Qu'est-ce que la joie spirituelle prônée par le Bouddha ?)
- Si c'est le bonheur que tu cherches (Chengawa Lodrö Gyaltsen)
- Le son du tonnerre (à propos des vers de Milarépa cités plus haut, et avec une réflexion sur l'hédonisme et le détachement)
- La vision juste des phénomènes (strophes du Dhammapada sur les 3 sceaux du Dharma)
- En repos dans une chambre (Blaise Pascal)
Voir tous les articles et les citations à propos de la philosophie antique ici.
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.
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