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samedi 6 février 2016

Le Bateau Ivre, d'Arthur Rimbaud

Le Bateau Ivre




Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.

J'étais insoucieux de tous les équipages,
Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.
Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,
Les Fleuves m'ont laissé descendre où je voulais.

Dans les clapotements furieux des marées,
Moi, l'autre hiver, plus sourd que les cerveaux d'enfants,
Je courus ! Et les Péninsules démarrées
N'ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.

La tempête a béni mes éveils maritimes.
Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots
Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits, sans regretter l’œil niais des falots !

Plus douce qu'aux enfants la chair des pommes sûres,
L'eau verte pénétra ma coque de sapin
Et des taches de vins bleus et des vomissures
Me lava, dispersant gouvernail et grappin.

Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d'astres, et lactescent,
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;

Où, teignant tout à coup les bleuités, délires
Et rhythmes lents sous les rutilements du jour,
Plus fortes que l'alcool, plus vastes que nos lyres,
Fermentent les rousseurs amères de l'amour !

Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L'Aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes,
Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir !

J'ai vu le soleil bas, taché d'horreurs mystiques,
Illuminant de longs figements violets,
Pareils à des acteurs de drames très antiques
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !

J'ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes,
Et l'éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !

J'ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries
Hystériques, la houle à l'assaut des récifs,
Sans songer que les pieds lumineux des Maries
Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !

J'ai heurté, savez-vous, d'incroyables Florides
Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux
D'hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides
Sous l'horizon des mers, à de glauques troupeaux !

J'ai vu fermenter les marais énormes, nasses
Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan !
Des écroulements d'eaux au milieu des bonaces,
Et les lointains vers les gouffres cataractant !

Glaciers, soleils d'argent, flots nacreux, cieux de braises !
Échouages hideux au fond des golfes bruns
Où les serpents géants dévorés des punaises
Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums !

J'aurais voulu montrer aux enfants ces dorades
Du flot bleu, ces poissons d'or, ces poissons chantants.
- Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades
Et d'ineffables vents m'ont ailé par instants.

Parfois, martyr lassé des pôles et des zones,
La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux
Montait vers moi ses fleurs d'ombre aux ventouses jaunes
Et je restais, ainsi qu'une femme à genoux...

Presque île, ballottant sur mes bords les querelles
Et les fientes d'oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds.
Et je voguais, lorsqu'à travers mes liens frêles
Des noyés descendaient dormir, à reculons !

Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,
Jeté par l'ouragan dans l'éther sans oiseau,
Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses
N'auraient pas repêché la carcasse ivre d'eau ;

Libre, fumant, monté de brumes violettes,
Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur
Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,
Des lichens de soleil et des morves d'azur ;

Qui courais, taché de lunules électriques,
Planche folle, escorté des hippocampes noirs,
Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques
Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;

Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues
Le rut des Béhémoths et les Maelstroms épais,
Fileur éternel des immobilités bleues,
Je regrette l'Europe aux anciens parapets !

J'ai vu des archipels sidéraux ! et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
- Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t'exiles,
Million d'oiseaux d'or, ô future Vigueur ?

Mais, vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes.
Ô que ma quille éclate ! Ô que j'aille à la mer !

Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai.

Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,
Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,
Ni traverser l'orgueil des drapeaux et des flammes,
Ni nager sous les yeux horribles des pontons.



Arthur Rimbaud





Caspar David Friedrich, Greifswald au clair de lune,  1816-17







   Longue dérive dans la perception et l'imaginaire. Dérèglement de tous les sens au long cours. Le Bateau Ivre est des plus fameux poèmes d'Arthur Rimbaud. Je ne peux pas ne pas être insensible à la force d'évocation que recèle cette longue litanie poétique, ce long et lent cheminement marin à travers les mots et cette impression tumultueuse de quitter et de rompre avec ce qui fait la culture, notre civilisation, cette Europe aux anciens parapets. Le poème oscille en permanence entre l'enthousiasme de la jeunesse de s'affranchir du commerce des hommes (« J'étais insoucieux de tous les équipages, porteur de blés flamands ou de cotons anglais ») et la nausée, les inévitables haut-le-cœurs et les angoisses qu'un tel voyage débridé sur les roulis de l'existence (« Échouages hideux au fond des golfes bruns où les serpents géants dévorés des punaises choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums »).


     Sérénité devant l'immensité et tremblement devant « le rut des Béhémoths et les Maelstroms épais », je ne peux m'empêcher de lire ce poème comme une métaphore spirituelle. Dans le bouddhisme, on compare souvent l'existence à une fleuve sur lequel navigue cette petite coquille de noix qu'est l'ego. Dès lors que l'on rejette cet ego, on peut se laisser dériver, se laisser être le fleuve qui finit nécessairement par se jeter dans le vaste océan de la Réalité Absolue. Je ne dis pas que c'est là la seule lecture possible du Bateau Ivre. Loin de moi l'idée d'imposer une lecture, un regard, une grille de décodage qui viendrait enfermer un poème qui fait l'apologie d'une liberté prise sauvagement à l'encontre des mœurs établis et d'une culture imposée. Dès les premières lignes s'esquissent un imaginaire de western où des Peaux-Rouges criards ont pris pour cible les haleurs qui tiraient docilement la péniche, frêle embarcation du Poète qui s'en voit du coup libéré, livré à sa longue et lente dérive magnifique. Mais l'idée me plaît d'y voir l'idée mystique d'un sentiment océanique que l'on peut expérimenter dès lors qu'on se détache de ce qui est conventionnellement admis pour ressentir le frémissement de l'Un vaste comme l'infini sous la forme d'« arcs-en-ciel tendus comme des brides sous l'horizon des mers ». 








Wu Zhen, 1350.






     Léo Ferré a mis en en musique le Bateau Ivre de Rimbaud en 1982.







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Steven Long, Ship for a pan.




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