Commentaire
au Soûtra de l’Écume
Voir le Soûtra de l’Écume (Phena Sutta) ici.
On
dit souvent que ce sont les soûtras du Grand Véhicule qui exposent
la vacuité de tous les phénomènes, en particulier les Soûtras de
la Perfection de Sagesse (Prajñāpāramitā Hṛdaya Sūtra en
sanskrit). Dans le Soûtra de l’Écume (Phena Sutta en langue pâlie) qui appartient au corpus des textes anciens du
bouddhisme, on trouve pourtant une invitation à considérer tous les
phénomènes que l'on rencontre dans notre existence comme autant
d'illusions sans fondement, sans substance réelle. Chaque agrégat
qui constitue notre expérience de la vie est comparée à un
phénomène illusoire, vide, nul et sans substance.
Cet
enseignement du Bouddha a été donné dans la ville d'Ayodhyā
(Ayojjhā en langue pâlie) le long des ghats qui borde le cours
d'eau local qui n'est pas le Gange comme le dit le soûtra, mais bien
un affluent du Gange, la rivière Sarayū,
aussi appelée Ghāghrā. Cette confusion sur le plan géographique a
beaucoup troublé les historiens, d'autant que seuls deux soûtras
bouddhistes mentionnent la ville d'Ayodhyā, le Phena Sutta que
l'on étudie ici et le Dārukkhanda
sutta1,
le Soûtra de la Bûche. Ce soûtra se déroule lors d'un
enseignement qui a eu lieu lui aussi le long de l'eau : le
Bouddha voit une morceau de bois et se demande quelles sont les
obstacles qui l'empêcheront de couler jusqu'à l'océan. Ce tronçon
de bois est une métaphore pour le moine qui peut se laisser couler jusqu'au
Nirvâna s'il ne se laisse pas prendre par les obstacles
existentiels. Et encore, selon les versions du soûtra, cet
enseignement est situé dans d'autres villes. André Bareau, dans son
article « Ayodhyā
et Mithilā dans les textes canoniques du bouddhisme ancien »
explique que cette confusion sur le nom du cours d'eau qui borde
Ayodhyā vient probablement de ce que dans l'Antiquité, le terme
Gangā
désigne à la fois le Gange qui arrose des villes comme Bénarès,
Patna ou Allahabad, mais aussi les principaux affluents de ce fleuve.
Quant au fait que seuls deux textes de l'enseignement bouddhique se
déroulent dans l'antique cité d'Ayodhyā, cela tient au fait
qu'Ayodhyā n'avait pas l'importance qu'elle a prise par la suite. En
fait, le Ramayana
mentionne Ayodhyā comme la capitale du royaume des Kosalas et comme
le lieu de naissance du dieu Rama ; mais à l'époque du Bouddha
(qui est antérieure au Ramayana),
la capitale du royaume des Kosalas était Śrāvastī
(Sāvatthī
en langue pâlie). Ayodhyā s'est rendue tristement célèbre par les
événements de 1990 où des intégristes hindouistes ont détruit
une mosquée parce qu'ils estimaient que cette mosquée a été
construite sur le temple hindou où est né le dieu Rama. Cela a
conduit a toutes sortes de violences interreligieuses à travers
toute l'Inde entre
hindouistes et musulmans.
Ayodhyā |
Mais
revenons au texte proprement dit et à son message. Le Phena Sutta
fait référence aux cinq agrégats (pañca
skandhī
) :
- la forme (rūpa)
- la sensation (vedanā)
- la perception (samjñā)
- la formation mentale (samskāra)
- la conscience (vijñāna).
Les
cinq agrégats sont un point important de la doctrine du Bouddha.
Toute notre expérience de la vie se retrouve dans l'un des cinq
agrégats par rapport aux six facultés sensorielles (les cinq sens
matériels, vision, audition, odorat, goût, toucher auquel on ajoute
la faculté mentale qui est, dans l'analyse bouddhique, une faculté
sensorielle qui perçoit les phénomènes mentaux comme les idées,
les pensées, les souvenirs, les images mentales, les émotions,
etc). Chaque chose que nous vivons rentre dans les cinq agrégats.
Prenons un exemple simple : je vois un arbre devant moi.
L'agrégat de la forme, c'est la rencontre de trois choses, la forme
visuelle de l'arbre, l’œil qui est nécessaire pour cette vision
et la conscience visuelle qui cherche à voir quelque chose. La
rencontre des trois, c'est l'agrégat de la forme. Si j'entends le
bruissement des feuilles de l'arbre dans le vent, c'est un autre
agrégat de la forme qui met en jeu cette fois une forme sonore (ici
le son du bruissement des feuilles), mon oreille et la conscience
auditive. Si je touche l'arbre, c'est encore un autre agrégat,
tactile cette fois-ci avec la rencontre de ma main (ou de la partie
de mon corps qui touche l'arbre), la forme physique de l'arbre avec
son écorce rugueuse et la conscience corporelle. Ces agrégats sont
très volatiles, ils ne durent qu'une fraction de seconde. Si je
regarde l'arbre ne serait-ce qu'une seconde, de nombreux agrégats de
la forme visuelle se sont succédé. Les textes ne s'accordent pas
sur le nombre d'agrégats que l'on peut percevoir dans un certain
laps de temps, certains textes parlent de 60 agrégats qui se
succèdent dans le laps de temps d'une inspiration, d'autres
mentionnent 3600 agrégats qui se succèdent les uns aux autres....
L'important est de bien comprendre que ces agrégats ne durent qu'une
fraction de seconde et se mêlent les uns aux autres, ce qui rend
très difficiles l'exercice de les démêler.
Autre
chose à propos de l'agrégat de la forme, on traduit fréquemment
rūpa par
corps. Ce n'est pas faux car rūpa
peut
effectivement désigner la forme de notre corps dans certains
contextes. Mais l'agrégat de la forme ne se limite pas au corps :
dans l'exemple de l'arbre, c'est la forme visuelle de l'arbre tel
qu'il peut être vu d'une point de vue particulier avec notre œil
d'être humain. Une mouche verrait le même arbre d'une façon
complètement différente. L'agrégat de la forme implique notre
corps (et plus particulièrement ici notre œil) et une forme
visuelle qui n'est pas notre corps.
L'agrégat
de la sensation est le moment où l'on ressent le contact entre ces
trois facteurs que sont la forme, l'organe sensoriel et la conscience
sensorielle. On peut avoir des sensations bonnes, mauvaises ou
neutres. Comme l'agrégat de la forme, les agrégats de la sensation
se succèdent les uns aux autres tout aussi rapidement. Si j'ai du
plaisir à voir l'arbre, c'est que j'expérimente en réalité une
multitude de sensations plaisantes, même si je ne regarde l'arbre
qu'un moment. Comme l'agrégat de la forme, l'agrégat de la
sensation se décline en sensation liée aux impressions de l’œil,
de l'oreille, du nez, de la langue, du corps et du mental. La
sensation dépend évidemment de la complexion du sujet percevant :
je vais peut-être m'extasier devant la beauté de cet arbre tandis
que d'autres personnes seront complètement indifférentes devant la
vision de l'arbre.
L'agrégat
de la perception est le moment où l'on reconnaît l'objet perçu.
Dans notre exemple, avec la vision de l'arbre et la réaction que
cela suscite sous forme de sensation, on va identifier et reconnaître
l'arbre en tant que tel. On notera que dans l'analyse bouddhique du
phénomène de la perception, les sensations précèdent la
reconnaissance de l'objet. Nous éprouvons viscéralement une
sensation face à l'objet, puis seulement le mental catégorise cet
objet.
Robert Baré - A l'ombre d'un arbre - février 2015 |
L'agrégat
de la formation mentale est le moment où l'on réagit face à cette
perception de l'objet : est-ce que je vais me contenter de
regarder et d'admirer l'arbre ? Est-ce que je vais vouloir le
monter ? Est-ce que je vais vouloir le couper avec une hache ou
une tronçonneuse ? Est-ce que je vais vouloir l'étudier comme
un botaniste ? La formation mentale (samskāra)
implique toutes mes intentions à l'égard de ce que je perçois à
travers mes sensations et mes perceptions. Je suis conditionné par
tous les phénomènes qui m'entourent ; et à travers samskāra,
je cherche à conditionner le monde qui m'entoure à ma façon.
L'agrégat
de la conscience (vijñāna)
devrait être appelé « instant de conscience ». Il ne
s'agit pas du tout ici d'une conscience permanente ou d'une âme
éternelle. Comme tous les autres agrégats, l'agrégat de la
conscience ne dure qu'une minuscule fraction de seconde. Comme tous
les autres agrégats, l'agrégat de la conscience se décline selon
les six facultés sensorielles : instant de conscience visuelle,
instant de conscience auditive, instant de conscience olfactive,
instant de conscience gustative, instant de conscience corporelle et
instant de conscience mentale. Tous ces instants de conscience se
succèdent les uns aux autres au point où il devient extrêmement
difficile de discerner leur nature discontinue.
Tout
comme un film est composé d'images figées qui se succèdent très
rapidement au point où le spectateur a une impression de continuité
et de mouvement, les agrégats de forme, de sensation, de perception,
de formation mentale et de conscience défilent les uns après les
autres et nous donnent l'impression d'une expérience continue vécue
par un spectateur permanent et immuable que l'on appelle le « moi »,
le « je » ou le « Soi ». Mais ce spectateur
n'est qu'un fantôme sans consistance réelle. Les agrégats nous
illusionnent en nous donnant une très forte impression de dualité :
d'un côté le monde perçu par les sens, de l'autre le « moi »,
spectateur et acteur dans ce monde qui a d'ailleurs tendance à se
considérer comme le centre du monde.
Cette
conception des agrégats, le Bouddha les présume connue quand il
enseigne le Soûtra de l’Écume. L'illusion de la dualité
moi/monde et l'illusion de la permanence du « moi » n'est
qu'une première étape : les agrégats qui constituent notre
expérience sont eux aussi irréels. Il faut s'entraîner à voir
leur irréalité, leur vacuité. A cette fin, il utilise cinq
métaphores pour signifier et pointer du doigt le caractère
illusoire des agrégats.
La
forme est semblable à de l'écume;
la sensation est semblable à une bulle;
la perception est semblable à un mirage;
la formation mentale est semblable à un bananier;
la conscience est semblable à un tour de magie.
la sensation est semblable à une bulle;
la perception est semblable à un mirage;
la formation mentale est semblable à un bananier;
la conscience est semblable à un tour de magie.
Un
homme attentif qui observe de près de l'écume se rend compte que
l'écume n'est pas quelque chose de solide. De loin, on aurait pu
penser pourtant que l'écume est une matière blanchâtre qui
persistera aux clapotis des vagues sur le rivages, mais il n'en est
rien. La forme est comme l'écume. Si on n'y fait pas attention, la
forme semble très réelle, solide ; mais si on s'y penche de
plus près, les formes colorées qui nous entourent ne sont que
l'écume visible d'un océan de vide.
C'est
pourquoi le Bouddha nous incite à cultiver une attention soutenue et
minutieuse à propos des agrégats de la forme que nous
expérimentons. « Un
moine voit, observe, et examine avec attention toute forme qu'elle
soit passée, future ou présente, interne ou externe, grossière ou
subtile, supérieure ou inférieure, proche ou lointaine ».
On peut envisager de la sorte tous les agrégats : ceux qui se
présentent à nous dans l'instant présent, ceux qui se sont déjà
passés comme ceux que l'on anticipe dans nos spéculations à propos
de l'avenir. On examine les formes propres à notre être comme les
formes extérieures à nous-mêmes : l'arbre par exemple. Cela
peut être des formes évidentes ou des formes qui demandent une
perception plus subtiles des choses. Et on examinera de manière
égale les formes gracieuses autant que les formes disgracieuses. Peu
importe aussi la proximité dans l'espace : que la forme soit
proche ou lointaine, il faudra l'observer avec la même minutie.
Partant de cette investigation du réel, on peut se rendre compte du
manque de réalité substantielle de ces formes et phénomènes :
« En la voyant,
l'observant, et l'examinant avec attention, il constate que cette
forme est vide, nulle et sans substance. Quelle substance en effet
pourrait-il y avoir dans une forme? »
Le
processus est la même pour les agrégats de la sensation, de la
perception, de la formation mentale et de la conscience. On les
examine attentivement et on constate finalement que celles-ci sont
vides, nulles et sans substances. Les sensations sont comme des
bulles d'eau qui se forment quand la pluie battante vient frapper le
sol humide, vides et sans substance. Les perceptions sont autant de
mirages : notre perception reconnaît et identifie des
phénomènes ; mais le mirage consiste à confondre le produit
et l'étiquette que l'on a apposé sur le produit à vendre. Le cœur
d'un bananier est creux : selon les botanistes, le bananier
n'est pas un arbre, mais une plante herbacée. Pareillement, nos
intentions, nos décisions, nos volitions semblent très concrètes,
très solides. Pourtant, la formation mentale est comme le bananier,
creuse bien que nos résolutions semblent en apparence très fermes.
Et les instants de conscience sont autant de scintillement d'un
spectacle illusoire qui abusent les spectateurs peu regardant.
Voyant
cela, on cesse d'être hypnotisé par ce jeu de dupes : on voit
que la forme, la sensation, la perception, la formation et la
conscience sont vides, nulles et sans substance et on peut se
détacher de la forme, de la sensation, de la perception, de la
formation mentale et de la conscience. Méditer sur la vacuité des
phénomènes permet de nous en libérer.
Cette
prise de conscience ne se fera pas en un jour. Il ne suffit pas de
proclamer que les phénomènes sont vides pour qu'on soit libéré de
toutes ses attaches en ce monde. Cela procède d'une observation
longue et minutieuse, une observation de tous les instants et
répétées inlassablement, de jour en jour, de semaines et semaines,
de mois en mois, d'années en années pour que cette méditation
porte ses fruits.
Hier,
je méditais sur une colline qui surplombe la vallée de la Meuse. Je
ressentais les rayons chauds du soleil sur ma peau, j'entendais les
oiseaux chanter, mêlé au vrombissement des voitures sur la route en
contrebas, je sentais des fourmis et des petits insectes sur ma peau
et je m'imprégnais de l'idée que les formes sont comme l'écume,
les sensations sont comme des bulles d'eau, les perceptions comme des
mirages, les formations mentales comme le cœur des bananiers et les
instants de conscience comme autant de spectacles illusoires.
Soudainement, le réel, au lieu de s'effacer, m'a semblé beaucoup
plus présent et intense. Comme une dénégation de ma méditation.
Et puis ce caractère intense et puissant de l'existence des choses
dans ce moment présent m'est apparue comme la très fine épaisseur
de la bulle qui sépare le vide du vide. Comme une chimère qui
s'enfoncerait d'instant en instant dans un océan infini de vacuité.
Les
apparences nous submergent, mais il importe de reconnaître leur
irréalité. Vite car le temps nous est compté. On peut se sentir
tranquille pour l'instant, mais des épreuves peuvent nous frapper et
leur réalité illusoire nous frapper d'autant plus durement que nous
les prenons pour réelles. Par ailleurs, la vie s'écoule rapidement
et la mort peut nous recouvrir dans son grand voile d'ignorance. Il
serait bête d'avoir à un moment de sa vie pris conscience du
caractère illusoire des choses et n'avoir pas approfondi cette prise
de conscience. C'est pourquoi le Bouddha dit à la fin du Phena Sutta:
« C'est
ainsi qu'un renonçant avec courage
doit voir ces agrégats.
Jour et nuit, de jour en jour
étant attentif et maître de
lui-même,
qu'il détruise tous les liens !
Qu'il devienne son propre refuge !
En espérant l'état où il n'y a
aucun changement,
qu'il se dépêche comme si
sa
chevelure était en flamme ! »
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