Antonin Artaud |
Bref,
tout doit passer excepté le corps-texte d'Antonin Artaud. Tout doit
passer et rien rester, si ce n'est l'anarchie qu'il incarna au plus
haut degré. La boucle une fois bouclée, reste le corps et pas de
sol où poser le pied. Plus d'être, plus de question, plus de
principe auxquels s'accrocher. Pas de partis de salut violents,
disait Rimbaud. Le poète n'est d'aucun parti, écrira Baudelaire,
sinon il serait un simple mortel. Tels ses pères en poésie, Artaud
aura poussé la désolidarisation à son comble. En cela, nul ne peut
dire qu'il ait échoué.
Il
a écrit pour dire qu'il n'y parvenait pas ; voyez pourtant sa
poétique, son style ! A trente ans, il piste en vain la
pensée ; vingt ans plus tard, il saura reconnaître la
sienne et en jouer ; loin de la spécieuse spéculative
pensée qui, elle, n'a peut-être pas encore commencé à penser,
d'ailleurs : Je ne crois pas qu'un seul parmi les philosophes
qui ont écrit sur l'être, sur le néant, l'âme, l'esprit, la vie,
la mort, se soit rendu compte à quel point l'esprit est une bataille
de corps, qu'une idée est une armée personnelle qu'on ne peut en
aveugle avancer sans risquer une petite mort. Ou encore : on
ne connaît pas, mais on est. Et c'est beaucoup mieux que de
connaître et de savoir. - C'est beaucoup plus riche, effectif et
vrai parce que c'est justement à jamais impensable.
Conclusions :
le plus proche, partant le plus enfoui, partant le plus impensé, se
soustrait à toute technique d'appréhension. Comme l'être étant ce
qui se refuse le plus à la pensée, il n'est de courts-circuits de
compréhension qu'à l'intérieur du réseau secret souterrain du
langage. De pensée, seule une poétique est à même d'en inventer
et de s'inventer par elle. On ne sait ni d'où elle vient ni où elle
va : c'est l'imprévisible par excellence. Pensée peinte,
pensée pianotée, pensée éclair, épiphanie, pensée multiple,
anarchique et qui a besoin de l'anarchie pour se retrouver.
Ce que fut aussi le XXe siècle : un saut en dehors du cadre assigné à la pensée ; Artaud, entre autres, te prouve qu'elle a toujours mieux aimé se réfugier dans le giron des peintres, des poètes, des musiciens et des fous ; je veux dire qu'il a indiqué le lieu où tu pourras, peut-être, un jour, commencer à penser.
Quelques
semaines avant sa mort, Artaud rendit visite à Paul Thévenin, lui
annonçant tout de go, qu'il n'écrirait plus, qu'il n'avait plus
rien à dire. Sur ce, il s'assit, sans proférer un mot ; au
bout de quelques minutes, finit par demander un cahier, commença d'y
tracer des bâtons ; bientôt les bâtons redevinrent des
lettres, les lettres des mots... bien sûr... l'habitude !...
mais l'essentiel était dit...
Raphaël
Denys, Le testament d'Artaud, éd. Gallimard, Paris, 2005, pp.
157-159.
Vincent Van Gogh, L'église d'Auvers-sur-Oise, 1890. |
Le
poète Antonin Artaud appelait à ne pas chercher l'être dans les
limbes de l'esprit, dans le monde éthéré et bien rangé des Idées
des philosophes platonisant. Il faut intimement se rendre compte à
quel point l'esprit est une bataille de corps.
Cela me rappelle la pensée du Bouddha, cela me rappelle l'insistance
sur la posture du corps en zazen,
la méditation assise du Zen. Le Soûtra des Quatre
Établissements de l'Attention,
texte majeur du Bouddha sur la méditation commence par
l'établissement de l'attention du corps dans le corps. Un texte
frère, le Soûtra de l'Attention S'Immergeant dans le
Corps ne parle lui que de
l'attention au corps.
Cette
attitude centrée sur le corps confine dans le Noble Silence :
l'idée que le mental doit se taire et s'apaiser devant la
contemplation de ce qui est. Le Zen attisera encore cette tendance à
chercher la vérité par-delà les mots, par-delà les discours.
Quand Raphaël Denys explique : « le plus
proche, partant le plus enfoui, partant le plus impensé, se
soustrait à toute technique d'appréhension »,
un pratiquant authentique du Zen ne peut qu'acquiescer. Il faut se
départir tout pour qui cherche la Vérité ultime. Les mots, les
vains bavardages bien sûr. Mais les discours, les théories, et même
cela du Bouddha. Il faut même se départir de la vertu et de la
bonne conduite. Et il faut aussi se départir enfin et surtout de la
méditation : aucune technique ne permet de saisir le vrai.
C'est pourquoi on voit les maîtres Zen tenir des propos étranges,
voire paradoxaux à leurs disciples : « Si tu
vois le Bouddha, tue-le » ;
c'est pourquoi on les voit se conduire de manière excentrique, voire
complètement choquante, ce moine Zen qui brûlait des soûtras et
des statuettes précieuses du Bouddha pour se chauffer l'hiver.
On
pourrait cependant dire que l'analogie s'arrête là avec Antonin
Artaud quand Raphaël Denys explique : « Comme
l'être étant ce qui se refuse le plus à la pensée, il n'est de
courts-circuits de compréhension qu'à l'intérieur du réseau
secret souterrain du langage ».
Dans la Voie du Bouddha, il faut abandonner non seulement la pensée,
mais l'être lui-même. Martin Heidegger disait dans sa Lettre
sur l'Humanisme que « le
langage est la maison de l'Être ».
Un philosophe bouddhiste tel que Nāgārjuna
inciterait tout de go à quitter cette maison hantée pour se libérer
tant de l'être que du non-être, et se tenir joyeux et serein dans
le silence, l'apaisement de la pensée discursive, au Milieu de ce
courant dynamique qu'est la conscience qui coule entre les extrêmes
de l'être et du non-être, de l'éternité ou du néant.
Néanmoins,
le silence n'est pas le tout du bouddhisme : les Soûtras de la
Perfection de Sagesse (Prajñāpāramitā
sūtra)
expriment cette vacuité de tous les phénomènes et l'impossibilité
qu'il y a à caractériser les phénomènes de manière ultime. Et
ces Soûtras expriment longuement la vanité des discours sur le réel
et sur la nature ultime des choses, tellement longuement que cela en
devient suspect, ou tout du moins étrange ! Les Soûtras de la
Perfection de Sagesse étirent leur dialectique sur des milliers de
page, comme si précisément il fallait mettre à jour un « réseau
secret souterrain du langage »
sur ces discours qui appellent à transcender tous les discours.
Le
bouddhisme Zen, très enclin à prôner une Voie au-delà des mots et
du langage, a développé une longue tradition de poésie dont
peut-être l'objet pourrait se résumer dans les mots de Raphaël
Denys : « un
saut en dehors du cadre assigné à la pensée ».
« Ne pensez pas du tréfonds de la pensée, pensez du tréfonds
de la non-pensée » disait Dōgen Zenji, un maître Zen
japonais du XIIIe siècle. Le Zen s'est aussi illustré par ces
dialogues étranges et paradoxaux entre maîtres Zen et disciples,
les kōans (公案).
Littéralement, kōan signifie « cas de jurisprudence ».
C'est que ces joutes orales « en
dehors du cadre assigné à la pensée »
faisaient jurisprudence en quelques sortes dans le monde du Zen. Un
disciple était ainsi amené à répondre à des questions biscornues
devenues classiques dans le Zen comme « Quel est le bruit du
claquement d'une seule main ? » ou « Quel est votre
visage originel d'avant le ventre de votre mère ? »
Comme
si le discours, la poésie et la littérature étaient toujours
appelés à renaître de leurs cendres comme dans cette anecdote que
rappelle Raphaël Denys à propos d'Antonin Artaud où celui-ci
déclare tout de go à son ami qu'il n'a plus rien à dire, plus rien
à écrire. Et qui pourtant est irrésistiblement amené à reprendre
la plume et à tracer des traits qui deviennent des lettres qui
deviennent des mots. L'Ecclésiaste disait : « tout
cela n’est que vanité et poursuite du vent ».
Mais précisément le silencieux dialogue avec le vent, et ce vent
emporte et dissémine ces mots que l'on a pu dire à des
étrangers lointains et inconnus.
FL
Seraing,
le 31 mai 2015.
Raphaël Denys a également publié dernièrement "Cent vingt mille hurlement en faveur de Sade" (aux éditions Bozon2x)
Poésie dans le Zen :
Sanshô Doei : - la voix des gouttes de pluie
- Adoration
- Trésor de l'Œil du Véritable Dharma
Poèmes chinois de l'Eihei Kôroku:
- Sur mon portrait
Ryôkan
- au pied de la montagne d'émeraude
- j'habite une forêt profonde
- batailler dans les hautes herbes
- là où la source semble commencer
- l'envers et l'endroit d'une feuille
Hannya Shingyo , le Soûtra du Cœur de la Perfection de Sagesse, récité quotidiennement dans les monastères Zen |
Poésie dans le Zen :
Dôgen Zenji
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- j'habite une forêt profonde
- batailler dans les hautes herbes
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