Pages

samedi 23 mai 2015

Song

Chanson
Allen Ginsberg
Le poids du monde
            est amour.
Sous le fardeau
           de solitude,
sous le fardeau
            d'insatisfaction


            le poids,
le poids que nous portons
            est amour.

Qui peut nier ?
            Rêvé
il touche
            le corps,
pensé
            construit
un miracle,
            imaginé
angoisse
            jusqu'à naissance
 dans l'humain -
       

regarde par le coeur
            brûlant de pureté -
car le fardeau de vie
            est amour,

mais nous portons le poids
            avec lassitude
et devons ainsi reposer
dans les bras de l'amour
            à la fin,
reposer dans les bras
            de l'amour.

Nul repos
            sans amour,
nul sommeil
            sans rêves
d'amour -
            soyez fou ou glacé
obsédé d'anges
            ou de machines,
le voeu dernier
            est amour
- ne peut être aigri
            ne peut dénier
ne peut s'abstenir
            si dénié :

le poids est trop lourd

            - doit donner
sans retour
            comme la pensée
est donnée
            en solitude
dans toute l'excellence
            de son excès.

Les corps chauds
            brillent ensemble
dans l'obscurité,
            la main s'avance
vers le centre
            de la chair,
la peau tremble
            de bonheur
et l'âme vient
            joyeuse à l’œil -
           
oui, oui,
            c'est ça
 que je voulais,
           que j'ai toujours voulu,
j'ai toujours voulu,
            retourner
au corps
            où je suis né.




Seth (Tahiti)




     J'aime ce poème d'Allen Ginsberg car il évoque l'ambiguïté de l'amour : l'amour est sensé être ce que l'on doit désirer ou souhaiter le plus. Qu'on le poursuive assidûment ou qu'on l'attende fiévreusement comme la demoiselle attend son prince charmant, on tend toujours à conférer un rôle positif à l'amour. Ginsberg lui décrit comme le « poids du monde » qui s'alourdit de ces deux fardeaux que sont la solitude et de l'insatisfaction. Mais c'est un poids que nous devons assumer comme Sisyphe doit assumer de soulever continuellement son rocher au sommet de cette montagne dans les enfers.


     Nous sommes transis de cet amour et traversé de toutes parts par lui. C'est notre fardeau ; pourtant c'est en lui que l'on peut espérer trouver le repos quand le fardeau est trop lourd à porter. « Nul repos sans amour, nul sommeil sans rêve d'amour ». Cet amour, il faut donc l'assumer et même le brandir comme un étendard dans nos erratiques existences, car « le vœu dernier est amour ». Et même si on peut être déçu ou trahi, il faut entretenir cette flamme de l'amour. Ce amour ne peut et ne doit pas sombrer dans l'aigreur ou le déni, même si pour beaucoup, c'est une solution de facilité : se complaire dans la détestation de la personne aimée autrefois, le ressentiment à son égard ou le mépris.
« - ne peut être aigri
            ne peut dénier
ne peut s'abstenir
            si dénié :

le poids est trop lourd 
».


    L'amour, ce fardeau, est en même temps ce qui allège infiniment nos existences. L'amour pour bien faire doit être donné sans espérance de retour. En est-on vraiment capable dans le chaos de nos sentiments ? Je ne sais pas. Peut-être pas tout le temps, mais il faut avoir constamment à l'esprit la grandeur d'âme d'aimer sans l'espérance de recevoir des manifestations d'amour en retour.
«             - doit donner
sans retour
            comme la pensée
est donnée
            en solitude
dans toute l'excellence
            de son excès ».


     On peut aussi se demander si cet amour charnel dont parle Allen Ginsberg ne doit pas être transcendé dans une forme plus vaste et plus élevée spirituellement de l'amour. Dans la philosophie du Bouddha, on parle de maitri, l'amour bienveillant qui n'attend rien en retour et qui est détaché des êtres de ce monde. Dans la méditation bouddhique de l'amour, il s'agit de répandre cet amour bienveillant dans toutes les directions de l'univers de manière illimitée et infinie. Comme l'enseigne le Bouddha : «  Le méditant demeure faisant rayonner la pensée d'amour bienveillant dans une direction de l'espace et de même dans une deuxième, dans une troisième, dans une quatrième, au-dessus, au-dessous, au travers, partout dans sa totalité, en tout lieu de l'univers, il demeure faisant rayonner la pensée d'amour bienveillant, large, profonde, sans limite, sans haine et libérée d'inimitié  ».

    Maitri, lui, n'est pas un fardeau, mais une libération de tous les fardeaux de l'existence pour soi-même et autrui. C'est une forme de l'amour meilleure que cet amour charnel qui nous hante et nous désespère souvent. Pourtant, maitri n'est pas non plus l'opposé de l'amour charnel comme certaines tendances religieuses ont souvent voulu nous le faire croire en condamnant moralement l'amour charnel. En fait, maitri se développe à partir de notre expérience intime de l'amour et l'amitié envers toutes les personnes que nous aimons et que nous chérissons dans notre vie. Le Metta Sutta, le Soutra de l'Amour, compare maitri (ou metta en langue pâlie) à l'amour qu'une mère porte à son enfant, mais étendu à l'ensemble des êtres sensibles dans le monde.

   Maitri est le souhait inconditionnel que tous les êtres sensibles connaissent le bonheur et les causes du bonheur. Quand nous ressentons le fardeau de solitude et d'insatisfaction parce que nous n'avons pas reçu assez d'amour, on peut avoir cette prise de conscience et comprendre que ce sentiment de solitude et cet état d'insatisfaction, beaucoup d'êtres sensibles, humains ou animaux, de par le monde le ressentent aussi au plus profond d'eux-mêmes et être envahi du souhait ardent qu'ils connaissent la plénitude et la pleine satisfaction d'une vie heureuse. Cette ouverture aux autres transforme notre rapport à l'amour.

     Non pas que maitri fasse disparaître l'amour conjugal ou l'amour filial envers ses proches, on continue à éprouver ces sentiments. Mais l'amour conjugal ou filial devient plus serein : l'amour n'est plus vu comme un attachement exclusif à son clan, sa fratrie. Ce n'est plus mon clan contre les autres où je dois aimer les miens d'autant plus que le monde est mauvais autour de moi. Maitri, en nous ouvrant à une dimension plus vaste, nous conduit à une expérience de la non-dualité où l'on reconnaît un lien profond, un « nœud sans fin » entre tous les êtres. C'est une bouffée d'oxygène fondamentale pour l'amour !

    Ginsberg exprime à la fin de son poème la pulsion profonde qui est en nous de vouloir retrouve le ventre de notre mère comme un paradis perdu. Mais c'est là la nostalgie pour un monde clos, bien que doux et rassurant. Maitri nous invite au contraire à naître dans la félicité en s'ouvrant à ce vaste monde et en éprouvant une bienveillance infinie pour chaque être peuplant ce monde.




Allen Ginsberg



Song


The weight of the world
           is love.
Under the burden
           of solitude,
under the burden
           of dissatisfaction

           the weight,
the weight we carry
           is love.
Who can deny?
           In dreams
it touches
            the body,
in thought
           constructs
a miracle,
            in imagination
anguishes
            till born
in human--

looks out of the heart
            burning with purity--
for the burden of life
             is love,

but we carry the weight
             wearily,
and so must rest
in the arms of love
            at last,
must rest in the arms
            of love.

No rest
            without love,
no sleep
            without dreams
of love--
            be mad or chill
obsessed with angels
            or machines,
the final wish
             is love
--cannot be bitter,
             cannot deny,
cannot withhold
             if denied:

the weight is too heavy

            --must give
for no return
           as thought
is given
           in solitude
in all the excellence
           of its excess.

The warm bodies
           shine together
in the darkness,
            the hand moves
to the center
            of the flesh,
the skin trembles
            in happiness
and the soul comes
            joyful to the eye--

yes, yes,
           that's what
I wanted,
           I always wanted,
I always wanted,
           to return
to the body
           where I was born.


Allen Ginsberg, Howl/Kaddish, Christian Bourgeois éditeur, Paris, 1977.


Allen Ginsberg par Richard Avedon



Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.

Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire