Dialogue
entre le roi indo-grec Milinda (Ménandre) et le moine bouddhiste Nāgasena.
Voir le commentaire de ce texte ici.
« -
Vénérable, y a-t-il un sujet connaissant ?
-
Ô roi, qu’entends-tu par « sujet connaissant » ?
-
Le principe vital interne qui voit les formes matérielles avec
l’œil, entend les sons avec l’oreille, respire les odeurs par le
nez, goûte les saveurs sur la langue, touche les objets tangibles
avec le corps, connaît les objets mentaux par l’entendement.
De
même qu’assis ici dans le belvédère, nous pouvons voir par
chacune des fenêtres selon notre désir – par celle de l’est,
celle de l’ouest, celle du nord, celle du sud -, de même ce
principe vital interne peut voir par chacune des portes sensorielles
selon son désir.
Olivia Fraser, Soleil |
-
Ô roi, je vais te parler des cinq portes sensorielles, répondit le
thera1 ;
écoute et sois bien attentif.
Si
le principe vital interne voit les formes avec l’œil de la même
façon qu’assis ici dans le belvédère, nous pouvons voir les
formes par chacune des fenêtres des quatre orients selon notre
désir, ce principe vital interne peut-il voir de même les formes
avec l’oreille, le nez, la langue, le corps, l’entendement ?
Peut-il entendre les sons avec l’œil, le nez, la langue, le corps,
l’entendement ? Peut-il sentir les odeurs avec l’œil,
l’oreille, la langue, le corps, l’entendement ? Peut-il
goûter les saveurs avec l’œil, l’oreille, le nez, le corps,
l’entendement ? Peut-il toucher un objet tangible avec l’œil,
l’oreille, le nez, la langue, l’entendement ? Peut-il
connaître un objet mental avec l’œil, l’oreille, le nez, la
langue, le corps ?
-
Non, Vénérable.
-
Ô roi, ce que tu disais tout à l’heure et ce que tu dis
maintenant ne s’accordent pas.
En
outre, s’il est vrai qu’assis ici dans le belvédère, nous
verrions bien mieux les formes matérielles les formes matérielles à
travers le vaste espace là dehors si on ôtait ces fenêtres
treillissées, de même ce principe vital interne, lui aussi, devrait
voir bien mieux les formes à travers le vaste espace si l’on ôtait
les portes sensorielles ; les oreilles, le nez, la langue, le
corps une fois ôtés, il devrait bien mieux entendre les sons,
respirer les odeurs, goûter les saveurs, toucher les objets
tangibles à travers le vaste espace.
-
Non, Vénérable !
-
Ô roi, ce que tu disais tout à l’heure et ce que tu dis
maintenant ne s’accordent pas.
Imagine
que Dinna ici présent sorte et se tienne sur le seuil ;
saurais-tu qu’il l’a fait ?
-
Oui, Vénérable.
-
Et si Dinna revenait et se tenait devant toi ; saurais-tu qu’il
l’a fait ?
-
Oui, Vénérable.
-
De même, si l’on posait un corps sapide sur la langue, le principe
vital interne saurait-il s’il est aigre, salé, amer, piquant,
astringent ou doux ?
-
Oui, Vénérable.
-
Ce corps sapide une fois avalé, en connaîtrait-il encore la
saveur ?
-
Non, Vénérable.
-
Ô roi, ce que tu disais tout à l’heure et ce que tu dis
maintenant ne s’accordent pas.
Imagine
qu’on fasse apporter cent jarre de miel, en fasse remplir une cuve,
bâillonne un homme et le plonge dans la cuve de miel :
saurait-il si le miel est doux ou non ?
-
Non, Vénérable.
-
Pour quelle raison ?
-
Parce que le miel n’est pas entré dans sa bouche.
-
Ô roi, ce que tu disais tout à l’heure et ce que tu dis
maintenant ne s’accordent pas.
-
Je ne suis pas capable de m’entretenir avec un orateur tel que toi.
Donne-moi l’explication, s’il te plaît. »
Le
thera convainquit le roi Milinda grâce à un exposé tiré de la
Doctrine Approfondie (Abhidharma) :
« Conditionnée
par l’œil et les formes matérielles, la conscience visuelle se
produit ; en même temps qu’elle, naissent le contact
sensoriel, la sensation, la perception, la formation mentale, la
focalisation, la faculté vitale et l’attention. C’est ainsi que
ces facteurs naissent de conditions ; il ne s’y trouve pas de
sujet connaissant.
De
même, conditionnée par l’oreille et les sons, la conscience
auditive se produit ; en même temps qu’elle, naissent le
contact sensoriel, la sensation, la perception, la formation mentale,
la focalisation, la faculté vitale et l’attention. C’est ainsi
que ces facteurs naissent de conditions ; il ne s’y trouve pas
de sujet connaissant.
De
même, conditionnée par le nez et les odeurs, la conscience
olfactive se produit ; en même temps qu’elle, naissent le
contact sensoriel, la sensation, la perception, la formation mentale,
la focalisation, la faculté vitale et l’attention. C’est ainsi
que ces facteurs naissent de conditions ; il ne s’y trouve pas
de sujet connaissant.
De
même, conditionnée par la langue et les saveurs, la conscience
gustative se produit ; en même temps qu’elle, naissent le
contact sensoriel, la sensation, la perception, la formation mentale,
la focalisation, la faculté vitale et l’attention. C’est ainsi
que ces facteurs naissent de conditions ; il ne s’y trouve pas
de sujet connaissant.
De
même, conditionnée par le corps et les objets tangibles, la
conscience corporelle se produit ; en même temps qu’elle,
naissent le contact sensoriel, la sensation, la perception, la
formation mentale, la focalisation, la faculté vitale et
l’attention. C’est ainsi que ces facteurs naissent de
conditions ; il ne s’y trouve pas de sujet connaissant.
De
même, conditionnée par le mental et les objets mentaux, la
conscience mentale se produit ; en même temps qu’elle,
naissent le contact sensoriel, la sensation, la perception, la
formation mentale, la focalisation, la faculté vitale et
l’attention. C’est ainsi que ces facteurs naissent de
conditions ; il ne s’y trouve pas de sujet connaissant.
-
Tu es habile, vénérable Nāgasena. »
1
Thera (pâli) : Ancien.
Les entretiens de Milinda et Nâgasena, traduit par Edith Nolot, Gallimard/Connaissance de l’Orient, Paris, 1995, pp. 64-65.
Olivia Fraser, Darshan |
Autres citations de Nāgasena :
- Dialoguer à la manière des sages ou la manière des rois.
- L'illusion du sujet connaissant
- La douleur d'un Arahant
- L'équanimité de l'Arahant
Et les commentaires de ces textes :
« Qui suis-je ? » est une des plus anciennes questions de la philosophie. Nous avons la tendance naturelle à postuler un sujet connaissant, un « je », un « moi », un « ego », peu importe comment on l'appelle, qui serait à la base de toutes nos perceptions du monde environnant et de notre expérience intime de la vie. Le roi Milinda, dans le célèbre ouvrage bouddhiste, « Les questions de Milinda à Nāgasena » (Milinda Panha), défend l'idée d'un sujet connaissant toujours identique qui percevrait le monde tout comme le même homme percevrait le monde à partir des différentes fenêtres d'une même tour. Le moine bouddhiste Nāgasena déconstruit cette croyance en un sujet connaissant permanent qui serait sous-jacent à la perception de nos six sens et à notre connaissance du monde.
On se représente toujours le Sage comme un être imperturbable, baignant dans la béatitude et une souveraine sérénité, toujours absolument maître de lui-même, contrôlant tout son être par la puissance de son esprit. Cette image, on la retrouve dans l’imaginaire spirituel indien, mais aussi dans la philosophie antique gréco-romaine. Est-ce une image correcte ?
Un Arahant ressent toujours les sensations physiques, même s'il est délivré des sensations mentales. Il est donc encore soumis à la douleur physique. Pourtant il n'aspire pas à quitter ce monde et attend son heure tranquillement. Pourquoi ?
Pour Nāgasena, la personne que nous avons été dans une vie précédente n'est ni autre, ni identique à nous-mêmes. Nāgasena prend l'exemple de notre propre vie : quand on était bébé, étions-nous la même personne qu'aujourd'hui ? Cela semble difficile à croire : nos capacités ne sont pas du tout la même, notre apparence physique a complètement changé, nos pensées ne sont pas les mêmes. Pour autant, on ne peut pas dire non plus qu'on soit complètement différent de quand on était bébé. Cela voudrait dire que l'on n'aurait pas été ce bébé à un moment de notre vie. Ce bébé que nous avons été n'est ni autre, ni identique à nous-mêmes. Il est un moment de notre continuum d'existence.
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.
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