« Qui
suis-je ? » est une des plus anciennes questions de la
philosophie. Nous avons la tendance naturelle à postuler un sujet
connaissant, un « je », un « moi », un
« ego », peu importe comment on l'appelle, qui serait à
la base de toutes nos perceptions du monde environnant et de notre
expérience intime de la vie. Le roi Milinda, dans le célèbre
ouvrage bouddhiste, « Les
questions de Milinda à Nāgasena » (Milinda Panha),
défend l'idée d'un sujet connaissant toujours identique qui
percevrait le monde tout comme le même homme percevrait le monde à
partir des différentes fenêtres d'une même tour. « De
même qu’assis ici dans le belvédère, nous pouvons voir par
chacune des fenêtres selon notre désir – par celle de l’est,
celle de l’ouest, celle du nord, celle du sud -, de même ce
principe vital interne peut voir par chacune des portes sensorielles
selon son désir ».
Pour Nāgasena,
la conscience se produit toujours en dépendance des organes
sensoriels et ne peut pas être distinguée aussi facilement d'eux.
Je peux voir le même paysage par différentes fenêtres. Pourquoi
alors ne puis-je pas voir par les oreilles, entendre par la langue et
penser par le corps ? (Rappelons que l'analyse bouddhique, le
mental ou entendement est un organe sensoriel qui perçoit les idées,
les pensées, les souvenirs, l'imagination et tous les objets mentaux
possibles et imaginables). « Si
le principe vital interne voit les formes avec l’œil de la même
façon qu’assis ici dans le belvédère, nous pouvons voir les
formes par chacune des fenêtres des quatre orients selon notre
désir, ce principe vital interne peut-il voir de même les formes
avec l’oreille, le nez, la langue, le corps, l’entendement ?
Peut-il entendre les sons avec l’œil, le nez, la langue, le corps,
l’entendement ?
»
Autre
critique de Nāgasena à l'encontre de cette croyance en un sujet
connaissant unique et permanent qui serait le dépositaire de toutes
les perceptions sensorielles. De la même façon que les fenêtres
treillissées sont des obstacles à la capacité de vision, de même
l’œil, l'oreille et les autres organes sont des filtres qui
amoindrissent la perception des objets réels. On sait bien par
exemple que l’œil a des capacités limitées : on ne peut pas
voir un objet distinctement à 5 kilomètres, la vision est soumise à
des déformations, voire à des illusions d'optique, sans compter
tous les troubles de la vision comme la myopie, le strabisme, le
daltonisme... S'il existait une conscience indépendante des organes
sensoriels, pourquoi n'agirait pas indépendamment de ces organes des
sens qui réduisent et limitent le champ de la perception ?
« « S’il
est vrai qu’assis ici dans le belvédère, nous verrions bien mieux
les formes matérielles les formes matérielles à travers le vaste
espace là dehors si on ôtait ces fenêtres treillissées, de même
ce principe vital interne, lui aussi, devrait voir bien mieux les
formes à travers le vaste espace si l’on ôtait les portes
sensorielles ; les oreilles, le nez, la langue, le corps une
fois ôtés, il devrait bien mieux entendre les sons, respirer les
odeurs, goûter les saveurs, toucher les objets tangibles à travers
le vaste espace ».
Pour
Nāgasena, la croyance en un sujet connaissant unique n'est pas
crédible. La conscience est toujours une conscience sensorielle qui
perçoit un objet spécifique à travers l'organe sensoriel : la
conscience visuelle connaît une forme visuelle grâce à l’œil,
la conscience olfactive connaît une odeur grâce au nez. Bien sûr,
ces sens peuvent se combiner : si je suis en présence d'un
homme qui ne s'est pas lavé depuis deux mois. Je le vois avec ma
conscience visuelle, mais je le sens avec ma conscience olfactive. Il
n'y a pas de sujet connaissant qui en viendrait à connaître l'homme
avec la gamme de ses six sens (les cinq sens matériels + le sens
mental). L'impression que « je » connais cet homme n'est
justement qu'une impression, une identification de la conscience
mentale à un nom et une forme corporelle ; mais cette
impression ne renvoie pas à une réalité d'un sujet connaissant
unique. En fait, il n'y a qu'une succession d'instants de consciences
sensorielles qui se succèdent les unes aux autres sans qu'il y ait
de sujet permanent derrière ces instants.
Gonkar Gyatso, Shambhala dans les temps modernes, 2008 (détail) |
Il
est bien important de comprendre cette distinction entre les
différents sens qui renvoient à des instants de conscience, parce
que dans la vie réelle, les choses se passent tellement vite qu'on a
la très forte impression qu'un sujet unique qui perçoit aux six
sens un obejt unique. C'est là la source de notre illusion. C'est
pourquoi Nāgasena emploie des exemples assez parlant :
« Imagine
qu’on fasse apporter cent jarre de miel, en fasse remplir une cuve,
bâillonne un homme et le plonge dans la cuve de miel :
saurait-il si le miel est doux ou non ? -
Non, Vénérable. - Pour quelle raison ? -
Parce que le miel n’est pas entré dans sa bouche ».
Notre homme peut voir le miel ; il peut le sentir par le nez et
il peut le ressentir par le corps. Toutefois, il lui est impossible
de le goûter étant bâillonné. Qu'un sens manque et notre
connaissance d'un objet est complètement modifiée.
Nāgasena
rappelle dans ce sens l'Abhidharma,
la section des écrits bouddhiques qui analysent et décrivent le
réel : « Conditionnée
par l’œil et les formes matérielles, la conscience visuelle se
produit ; en même temps qu’elle, naissent le contact
sensoriel, la sensation, la perception, la formation mentale, la
focalisation, la faculté vitale et l’attention. C’est ainsi que
ces facteurs naissent de conditions ; il ne s’y trouve pas de
sujet connaissant ».
Le même raisonnement est appliqué pour la production des autres
consciences sensorielles : conscience auditive, conscience
olfactive, conscience gustative, conscience corporelle et conscience
mentale. Il n'y a donc pas de conscience éternelle sous-jacente à
nos perceptions, mais bien un flux de consciences sensorielles
produites en dépendance de causes et de conditions et qui
s'accompagnent de toute une série de facteurs qui doivent être
analysés pour que l'on puisse comprendre le phénomène du « moi »
ou « sujet percevant et connaissant » et déconstruire
les idées fausses comme les idées de permanence et d'indépendance.
Cela est essentiel dans la voie pour se libérer de la douleur car
ces idées de sujet connaissant permanent créent de l'attachement à
un Soi illusoire.
Matthieu Ricard, Sikkim. |
Autres citations de Nāgasena :
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.
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