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samedi 9 mai 2015

Soutra du Tournesol

Le Soutra du Tournesol
Allen Ginsberg



J'ai marché sur les berges du dock aux bananes et boites en fer-blanc et je me suis assis dans l'ombre immense d'une locomotive du Southern Pacific pour regarder le crépuscule sur les collines à baraques et pleurer.
Jack Kerouac s'est assis près de moi sur un poteau pété en fer rouillé, compagnon, nous avions les mêmes pensées de l'âme, mornes et sombres et l’œil triste, entourés de racines d'acier noueuses des arbres de machinerie.

L'eau huileuse sur la rivière reflétait le ciel rouge, soleil sombra au faîte des derniers pics de Frisco, pas de poisson dans ce cours d'eau, pas d'ermites dans ces monts, rien que nous œils chassieux et gueules de bois comme de vieux clochards sur la rive, fatigués et rusés.
Regarde le tournesol, il dit, il y avait une ombre grise et morte contre le ciel, grandeur d'homme, plante desséchée en haut d'un tas de vieille sciure -
- Je me précipitai enchanté – c'était mon premier tournesol, souvenirs de Blake – mes visions – Harlem
les Enfers des rivières orientales, ponts cliquetants Joes Greazy Sandwiches, landaus d'enfants morts, noirs pneus lisses et jamais rechapés, le poème de la berge, pots et capotes anglaises, couteaux en acier, rien d'inoxydable, rien que la fange humide et des artefacts acérés comme rasoirs glissant dans le passé -
et le tournesol gris d'aplomb contre le soleil couchant, craquelé sans abri couvert de suie et de smog et du poussier des locomotives du temps jadis dans son œil -
corolle de piquants troubles écrasés et brisés telle une couronne cabossée, graines tombées de sa face, bouche bientôt édentées d'air ensoleillé, des rayons de soleil oblitérés sur sa tête poilue comme une toile d'araignée en fil de fer cassant,
des feuilles tendues comme des bras sur la tige, gestes nés de la racine de sciure, débris de plâtre chus des ramilles noires, une mouche crevée dans son oreille,
Quelle pauvre chose impie tu étais, mon tournesol Ô mon âme, je t'aimais alors !
La crasse n'était pas crasse d'homme ce n'était que mort et locomotives humaines,
toute cette robe de poussière, ce voile en ténébreuse peau de chemin de fer, cette poisse de joue, cette paupière de mouise noire, cette main de suie ou phallus ou protubérance de fausseté plus que sale – industrielle - moderne – toute cette civilisation souillant ta folle couronne d'or -
et ces troubles pensées de mort et ces yeux de poussière sans amour ces bouts et ces racines desséchées en dessous dans l'édifice de sable et de sciure, dollars en caoutchouc, peau de machinerie, boyaux et entraille de l'auto toussotante et pleurnicharde, boîtes en fer-blanc vides et solitaires aux langues rouillées, quoi d'autre encore, cendres froides de quelques cigares-bites, cons de brouettes et sains laiteux des voitures, culs de chaises usées et sphincters de dynamos – tout ça
empêtré dans tes racines momifiées – et toi là debout devant moi dans le couchant, toute ta gloire à même ta forme !
Une beauté parfaite de tournesol ! une existence de tournesol parfaite ravissante excellente ! Un doux regard naturel sur la nouvelle lune hip, éveillé vif et excité embrassant dans le crépuscule ombre et soleil levant et brise mensuelle toute d'or !
Combien de mouches vrombissaient autour de toi innocentes de ta crasse, lors que tu maudissais les paradis du chemin de fer et ton âme de fleur ?
Pauvre fleur morte ? quand oublias-tu que tu étais une fleur ? quand as-tu regardé ta peau et conclu que tu étais une sale vieille locomotive impuissante ? un fantôme de locomotive ? le spectre et l’ombre d’une folle locomotive américaine jadis puissante ?
T’as jamais été locomotive, Tournesol, tu étais un tournesol !
Et toi Locomotive, tu es une locomotive, ne m’oublie pas !
Alors j’ai attrapé le tournesol-squelette et l’ai planté à mes côtés comme un sceptre, et délivre mon sermon à mon âme, et à l’âme de Jack aussi, et à quiconque l’écoutera,

Nous ne sommes pas notre peau de crasse, nous ne sommes pas notre locomotive effrayante et lugubre sans image, nous sommes tous au-dedans de beaux tournesols dorés, bénis de notre propre semence & des corps-accomplissements beaux nus dorés poilus qui grandissent en tournesols fous noirs et formels dans le crépuscule, épiés par nos yeux dans l’ombre de la folle locomotive berge de rivière crépuscule Frisco collines boîtes en fer-blanc vision assise du soir.

Allen Ginsberg, Berkeley, 1955.


Traduit de l'anglais par Robert Cordier et Jean-Jacques Lebel (Allen Ginsberg, Howl/Kaddish, Christian Bourgeois, 1977).




Edouard Boubat, Tournesol, 1985.


      J'aime ce long poème d'Allen Ginsberg parce qu'il exprime la confrontation en notre âme de la révolution industrielle face à la Nature. Les visions urbaines de San Francisco et de la locomotive de la Southern Pacific se mêlent à la conscience du tournesol, décrépit au début, tournesol-squelette, souillé par la saleté et la crasse des tôles rouillées, pétées, débris en tous sens, et éclatant à la fin, affirmation de la nature qui renaît en dedans de nous : « nous sommes tous au-dedans de beaux tournesols dorés, bénis de notre propre semence & des corps-accomplissements beaux nus dorés poilus... ».

     Ce poème a le grand mérite d'exprimer notre ambiguïté face à l'industrialisation des villes et des campagnes, et face à ces villes tentaculaires qui gagnent chaque jour du terrain sur la Nature, où le bitume recouvre chaque parcelle de terre meuble qui était prête à accueillir la vie et la végétation, mais qui devra s'effacer devant la grisaille bétonnée de nos centres et réseaux urbains. Nous sommes les contemporains de ce monde qui se mécanise et se numérise à grand pas ; nous en tirerons les avantages, mais en même temps nous voyons la spiritualité de ce monde s'étioler et se faner, nous voyons ce monde englouti par l'avidité pour le profit et une folie destructrice à toujours vouloir produire et produire encore, et peu importe si nos vies sont broyées dans cette folie des profits, peu importe si la nature s'effondre en tous points du globe.

     Comme l'exprime Ginsberg : « pas de poisson dans ce cours d'eau, pas d'ermites dans ces monts, rien que nous œils chassieux et gueules de bois comme de vieux clochards sur la rive, fatigués et rusés.... ». La vie a déserté les rivières, les usines rejetant leurs hydrocarbures et d'autres produits toxiques ; et la nature n'est plus un lieu à hanter pour des êtres animés par la lueur de la spiritualité. Faut-il dès lors cesse de s'identifier à la nature qui croit en nous lentement et silencieusement, mais de manière majestueuse, ou alors s'identifier à ce monde conquérant des machines. L'homme doit-il se faire machine parmi les machines dans ce monde qui triomphe bruyamment, mais qui rouille inexorablement et périclite en tant que monde inhospitalier et froid ? L'homme est-il cette locomotive imposante, mais qui déraillera inévitablement ?

     Ginsberg est le témoin de notre propre fascination pour l'industrialisation à tout crin, mais aussi de sursaut en faveur d'un monde plus naturel, plus spontané, plus chaleureux, où l'on en revient à notre être rayonnant naturellement. « Pauvre fleur morte ? quand oublias-tu que tu étais une fleur ? quand as-tu regardé ta peau et conclu que tu étais une sale vieille locomotive impuissante ? un fantôme de locomotive ? le spectre et l’ombre d’une folle locomotive américaine jadis puissante ? »

   Allen Ginsberg a écrit ce poème en 1955 ; mais aujourd'hui, c'est encore plus criant d'actualité, l'industrialisation a encore plus gagné le monde, les technologies envahissent notre quotidien et nous sommes encore plus coupés de la nature sans que nous nous rendions compte à quel point cela nous rend malheureux. La nature n'est plus qu'un vague fond d'écran sur notre ordinateur. Il est plus que temps de secouer la suie et le smog de nos consciences et de revenir à l'affirmation solaire de la vie et de la nature à l'encontre de « toute cette civilisation souillant ta folle couronne d'or de tournesol ».







Sunflower Sutra

I walked on the banks of the tincan banana dock and sat down under the huge shade of a Southern Pacific locomotive to look at the sunset over the box house hills and cry.
Jack Kerouac sat beside me on a busted rusty iron pole, companion, we thought the same thoughts of the soul, bleak and blue and sad-eyed, surrounded by the gnarled steel roots of trees of machinery.
The oily water on the river mirrored the red sky, sun sank on top of final Frisco peaks, no fish in that stream, no hermit in those mounts, just ourselves rheumy-eyed and hung-over like old bums on the riverbank, tired and wily.
Look at the Sunflower, he said, there was a dead gray shadow against the sky, big as a man, sitting dry on top of a pile of ancient sawdust—
I rushed up enchanted—it was my first sunflower, memories of Blake—my visions—Harlem
and Hells of the Eastern rivers, bridges clanking Joes Greasy Sandwiches, dead baby carriages, black treadless tires forgotten and unretreaded, the poem of the riverbank, condoms & pots, steel knives, nothing stainless, only the dank muck and the razor-sharp artifacts passing into the past—
and the gray Sunflower poised against the sunset, crackly bleak and dusty with the smut and smog and smoke of olden locomotives in its eye—
corolla of bleary spikes pushed down and broken like a battered crown, seeds fallen out of its face, soon-to-be-toothless mouth of sunny air, sunrays obliterated on its hairy head like a dried wire spiderweb,
leaves stuck out like arms out of the stem, gestures from the sawdust root, broke pieces of plaster fallen out of the black twigs, a dead fly in its ear,
Unholy battered old thing you were, my sunflower O my soul, I loved you then!
The grime was no man’s grime but death and human locomotives,
all that dress of dust, that veil of darkened railroad skin, that smog of cheek, that eyelid of black mis’ry, that sooty hand or phallus or protuberance of artificial worse-than-dirt—industrial—modern—all that civilization spotting your crazy golden crown—
and those blear thoughts of death and dusty loveless eyes and ends and withered roots below, in the home-pile of sand and sawdust, rubber dollar bills, skin of machinery, the guts and innards of the weeping coughing car, the empty lonely tincans with their rusty tongues alack, what more could I name, the smoked ashes of some cock cigar, the cunts of wheelbarrows and the milky breasts of cars, wornout asses out of chairs & sphincters of dynamos—all these
entangled in your mummied roots—and you there standing before me in the sunset, all your glory in your form!
A perfect beauty of a sunflower! a perfect excellent lovely sunflower existence! a sweet natural eye to the new hip moon, woke up alive and excited grasping in the sunset shadow sunrise golden monthly breeze!
How many flies buzzed round you innocent of your grime, while you cursed the heavens of the railroad and your flower soul?
Poor dead flower? when did you forget you were a flower? when did you look at your skin and decide you were an impotent dirty old locomotive? the ghost of a locomotive? the specter and shade of a once powerful mad American locomotive?
You were never no locomotive, Sunflower, you were a sunflower!   
And you Locomotive, you are a locomotive, forget me not!
So I grabbed up the skeleton thick sunflower and stuck it at my side like a scepter,
and deliver my sermon to my soul, and Jack’s soul too, and anyone who’ll listen,
We’re not our skin of grime, we’re not dread bleak dusty imageless locomotives, we’re golden sunflowers inside, blessed by our own seed & hairy naked accomplishment-bodies growing into mad black formal sunflowers in the sunset, spied on by our own eyes under the shadow of the mad locomotive riverbank sunset Frisco hilly tincan evening sitdown vision.

Berkeley, 1955
Allen Ginsberg, “Sunflower Sutra” from Collected Poems, 1947-1980. Copyright © 1984 by Allen Ginsberg. Used with the permission of HarperCollins Publishers.




Allen Ginsberg




A propos du rapport de l'homme à la Nature et de ce que la Nature a à nous dire, voir aussi : 
- Penser l’homme et l’animal au sein de la Nature 1ère partie - 2ème partie - 3ème partie - 4ème partie - 5ème partie - 6ème partie - 7ème partie 


Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.
  

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