Je voudrais commenter ici le « Soûtra du Laïc Citta ». Le texte met en scène une confrontation entre un disciple laïc du Bouddha, le chef de famille Citta, et le fondateur de la religion jaïne, Mahāvīra Jina, ici appelé par les bouddhistes, Nighanta Nāthaputta. Le cœur du dialogue est la distinction entre croire et savoir. Mahāvīra demande à Citta s'il croit qu'il est possible d'atteindre les hauts états d'absorption méditative (jhāna) où plus aucune pensée, plus aucune réflexion ou production du mental ne se fait jour dans le champ de la conscience.
Précisons que, dans la pensée bouddhiste, il y a une distinction claire entre esprit et pensée. C'est beaucoup moins clair dans la pensée occidentale qui associe généralement ces deux choses, voire qui assure que la raison et la sagesse ne peuvent se produire qu'aux moyens de pensées qui décrivent adéquatement le réel. Cela culmine dans le terme grec Logos - λόγος – qui signifie à la fois « raison », « connaissance » (et qui rentre dans l'étymologie de « logique », « biologie », « zoologie »), mais aussi « discours » (et qu'on retrouve dans l'étymologie de « monologue », « dialogue », « logopède »...). Le Logos, c'est à la fois une raison qui illumine le monde, et un discours, un moyen d'expliquer le monde. Dans le bouddhisme, une métaphore classique est l'image de l'océan pour l'esprit et de la vague pour la pensée. La pensée n'est qu'une toute petite partie de la conscience, de l'esprit, et une partie agitée qui plus est, qui va dans un sens et puis dans l'autre. Dans la méditation, il faut abandonner ces pensées pour accéder à quelque chose de beaucoup plus vaste qui est la conscience, et qui est aussi beaucoup plus calme. Les pensées peuvent avoir l'utilité, elles peuvent indiquer le chemin vers la sagesse, mais ne sont pas en elles-mêmes la sagesse. Elles sont comme le doigt qui indique la lune, pas la lune elle-même.
D'où l'intérêt d'accéder à des états d'absorption méditative, les jhānas, où les pensées, les émotions, tout ce qui agite la surface de l'esprit s'apaisent, puis viennent carrément à disparaître. Ce serait le moment propice pour la conscience de rentrer en elle-même et de voir par-delà le mental. Et là, Nighanta Nāthaputta, alias Mahāvīra, n'est pas d'accord ! Pour lui, il est impossible d'atteindre un état « dans lequel il n'existe pas de raisonnement, ni de réflexion et également qu'il y ait une cessation de la pensée discursive et réfléchie ». De la même manière que vous ne pouvez pas arrêter d'entendre des sons, vous ne pouvez pas arrêter subitement d'avoir votre conscience animée par toutes sortes de pensées qui se succèdent les unes aux autres, par moment comme un bruit de fond incessant, par moment qui accapare complètement l'attention.
Citta dit alors à Mahāvīra qu'il ne croit pas que ces états existent ; mais directement après les approbations de celui-ci, il affirme qu'il expérimente ces états d'absorption méditative, les jhānas. Il lui suffit d'entrer en méditation pour connaître ces états où les pensées perdent de leur prégnance pour finalement s'évanouir dans la tranquillité totale. Il ne croit pas à ces états, il n'a pas besoin d'y croire; en fait, il les connaît, il en fait l'expérience.
Au XVIIIème siècle, Emmanuel Kant avait travaillé cette distinction entre croire et savoir dans sa « Critique de la Raison Pure ». Très brièvement, on peut connaître les phénomènes naturels grâce à la science. Par contre, pour tout ce qui dépasse l'entendement et la sensibilité, comme des questions de métaphysique telles que « Dieu existe-t-il ? », « L'âme existe-t-elle ? » et ainsi de suite, on peut croire ou pas en ces choses, mais la réalité de ces choses sera toujours au-delà de la portée de connaissance et de notre savoir. La distinction entre croire et savoir chez Kant porte sur le discours de la raison et sur la portée de ce discours. La raison pour être véritablement la raison doit critiquer ses ambitions à expliquer le monde et ce qui est au-delà de ce monde.
Par contre, la distinction du laïc Citta entre croire et savoir ne porte pas sur un discours (puisqu'il s'agit de répondre à la question : peut-on dépasser le discours du mental?), mais sur le fait d'expérimenter ou non des propositions comme : il est possible d'apaiser complètement le flux des pensées en méditation. Soit vous pensez que c'est possible (mais vous êtes toujours emprisonné dans la pensée qu'il est possible de sortir des pensées), soit vous expérimentez cet état de fait sans pensée, et vous témoignez après de cette expérimentation.
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On voit là aussi la dimension polémique de ce texte : un simple laïc, disciple du Bouddha, surplombe complètement le fondateur d'une spiritualité rivale du bouddhisme, à savoir le jaïnisme. Certains bouddhistes se conforteront dans un sentiment de supériorité, d'autres commentateurs plus sceptiques se demanderont sur ce discours entre les deux hommes a réellement eu lieu et dans les termes qui nous ont été rapportés dans ce soûtra. Mais je laisse à d'autres ces deux attitudes. Je pense qu'il faut s'intéresser aux idées même du débat, car elles sont intéressantes. Il ne faut pas lire ce texte comme un supporter de football. Vous savez, un supporter de foot a tendance de ne voir que des qualités à l'équipe qu'il soutient et à voir toutes les gestes de l'arbitre qui ne vont pas dans le sens de son équipe comme une trahison ou le fait d'être un « vendu ».
En l'occurrence, ce qui m'intéresse ici, c'est la réflexion de Nighanta Nāthaputta qui me semble profonde : « L'individu qui pense possible la cessation de la pensée discursive et réfléchie doit être quelqu'un qui pense attraper la psyché à l'aide d'un filet, ou bien quelqu'un qui pense pouvoir arrêter le fleuve Gange à l'aide du poing ». Arrêter la pensée avec sa seule motivation, c'est aussi dérisoire que vouloir arrêter une rivière avec son simple point. Voire même, c'est contradictoire : cette motivation procède elle-même d'une pensée, d'une intention, une émanation du mental dont on doit se détacher.
Personnellement, cela fait plus de vingt-cinq ans que je pratique la méditation tous les jours. Pendant des années, cela a été même plusieurs heures par jour, et je ne peux pas dire que j'ai atteint les jhānas. Cela ne veut pas dire qu'ils n'existent pas : je suis peut-être simplement un mauvais pratiquant de la méditation. Je peux connaître en méditation des états de grand calme et de sérénité, mais les pensées ne sont jamais loin. Parfois, c'est très subtil : ces pensées se glissent subtilement et commentent la méditation tout doucement comme une caresse, mais si on n'y prend garde, elles reviennent après quelques minutes en nous focalisant sur des sujets qui n'ont rien à voir.
Ce que j'expérimente, ce n'est pas une cessation complète des pensées, mais c'est plutôt la capacité à relativiser ces pensées de plus en plus vite. Par exemple, si je suis agité à cause de la vie courante et de toutes sortes de problèmes, je laisse décanter les pensées, je les laisse couler, et après quelques minutes, je les regarde passer comme si j'étais au bord du fleuve sans être moi-même le fleuve. Panta rhei : tout coule, disait Héraclite, et je ne suis plus ce fleuve de pensées et d'émotions, je ne suis plus ces souvenirs ou ces angoisses, cet énervement ou cette frustration.
Mais il y a toujours le fleuve, le flux des pensées. Et si je n'y prends garde, je peux retomber dans les flots comme Narcisse qui regarde dans les pensées son propre reflet et se perd dans cette rivière dans laquelle il est tombé et qui l'emporte au gré de l'agitation mentale !
Cette distinction entre croire et savoir, c'est d'abord pour moi le fait d'être honnête quand à ce que j'expérimente. Il n'est pas question de se vanter de ce que je n'ai pas expérimenté. Je me souviens, il y a une quinzaine d'années, une conversation sur le thème justement des jhānas : la personne avec qui je m'entretenais m'avait demandé avec des yeux émerveillés si j'avais expérimenté ces jhānas. J'avais répondu platement que non, et j'ai bien senti que j'avais dégringolé sérieusement dans l'estime de mon interlocuteur ! Quinze plus tard, ce n'est toujours pas le cas. Pour autant, la méditation est une activité qui me fascine toujours autant, même si je dois revenir à l'attention à mon corps et à la respiration des dizaines et des dizaines de fois chaque jour et à chaque session de méditation !
Ces quatre jhānas sont pour moi un horizon spirituel dans lequel je dois bien croire pour avancer. Mais dans mon cas, je peux témoigner qu'il s'agit plus qu'une croyance : en méditant, j'ai comme l'intuition subtile de leur présence. Comme avoir le pressentiment du soleil quelques minutes avant qu'il ne se lève à l'orient.
Sebastião Salgado, Rio Jutaí, État d’Amazonas, Brésil, 2017
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Pour ma part j'aurais tendance à m'insurger sur le fait de croire que ces moments sans pensées soit le but de la méditation. J'arrive parfois à faire durer ces moments de vide mais je trouve que ça ne sert pas à grand chose à part expérimenter ce qu’Épicure appelle le pur bonheur d'exister (simplement en se focalisant sur la respiration). C'est l'alternance de pensées et d'absence de pensées qui est le but de la méditation... car ces petits moments d'absence permettent d'avoir davantage de recul sur les pensées qui apparaissent. Du moins c'est comme ça que j'interprète l'expression "penser à partir de la non pensée". La non-pensée elle même n'a aucun intérêt.
RépondreSupprimerBon désolé, je vais me dédire après avoir relu les enseignements d'Ayya Khema sur les Jhana... Les moments de vides sont importants et utiles. En gros elle dit que ça booste la pratique et que ça produit une sorte d'effet énergisant. Elle a raison. Là où j'aurais tendance à minorer c'est que les moments sans pensées peuvent être traversé sans trop sans rendre compte car à partir du moment où vous vous dîtes "tiens là je n'ai plus de pensées" eh bien c'est une pensée et ça s'arrête d'un coup. Par conséquent c'est seulement après-coup qu'on peut se souvenir qu'à un moment donné on n'avait plus de pensée. A part la joie et le bonheur que ça procure, en ce qui me concerne ça ne me laisse pas de grands souvenirs car il est plus facile de se souvenir des pensées que de leur absence.
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