Pages

lundi 13 avril 2020

Altruisme intéressé et altruisme désintéressé - 1ère partie




Altruisme intéressé et altruisme désintéressé

1ère partie



Aujourd'hui, j'ai relu le « Plaidoyer pour l'Altruisme » de Matthieu Ricard, et plus particulièrement les chapitres sur l'altruisme intéressé et l'altruisme désintéressé1. Je voudrais ici me pencher sur ces deux chapitres, car ceux-ci soulèvent de très anciennes questions de la philosophie : fait-on le bien avec une motivation pure, désintéressée ? Ou a-t-on toujours une idée derrière la tête quand on accomplit ce bien, une idée d'intérêt et d'égoïsme caché ? Un acte altruiste intéressé est-il réellement de l'altruisme ? Voire relève-t-il de la simple morale ? Ces questions ont hanté la philosophie occidentale, et plus particulièrement la figure d'Emmanuel Kant. Mais on les retrouve également dans la philosophie bouddhique : dans les grandes lignes, l'Arahant dans la Voie des Anciens réalise la libération pour lui-même tandis que le bodhisattva du Grand Véhicule cherche l’Éveil avant tout pour le bien des autres et œuvre à ce que tous les êtres sensibles soient libérés.



Je m'excuse de ne pas faire durer le suspense, mais je commencerai par exposer les thèses que je défends avant d'étudier ces deux chapitres sur l'altruisme intéressé et l'altruisme désintéressé :


  • 1°) La distinction entre altruisme intéressé et altruisme désintéressé est trop simple, trop binaire et trop dualiste. Il y a tout un dégradé entre ces deux formes d'altruisme.
  • 2°) L'altruisme intéressé est moralement moins noble que l'altruisme désintéressé, c'est une évidence. Pour autant, on ne peut pas dénier toute valeur morale à l'altruisme intéressé.
  • 3°) L'altruisme intéressé peut et devrait se transcender dans la solidarité : l'alliance et l'entraide entre personnes intéressées. Et cette solidarité peut s'avérer beaucoup plus efficace qu'un altruisme désintéressé certes moralement admirable, mais qui ne peut être mobilisé que par des individualités remarquables.



Matthieu Ricard commence par donner une définition de l'altruisme intéressé : « L’"altruisme intéressé" est une mixture d’altruisme et d’égoïsme. Ce n’est pas une façade hypocrite, puisqu’il tend sincèrement à contribuer au bien d’autrui, mais il reste conditionnel et ne s’exerce que dans la mesure où il contribue également à nos propres intérêts ». Deux choses à retenir : l'altruisme intéressé est entaché de son contraire, l'égoïsme. Par opposition, l'altruisme désintéressé en est libéré. Et l'altruisme intéressé est conditionnel, c'est-à-dire que c'est un altruisme qui peut s'éteindre si certaines attentes ne sont pas remplies. Étant conditionné, cet altruisme intéressé risque de conduire à la déception, à la frustration, à la méfiance, voire même à l'hostilité si on se sent trahi ou moqué par la personne que l'on aide.


Matthieu Ricard cite les règles de réciprocité et donne des exemples de cette réciprocité parfois envahissante dans les sociétés traditionnelles : peuples montagnards du Zanskar, peuplades des Andes, tribus africaines des Ik... « Dans les sociétés humaines, la réciprocité constitue la texture d’une communauté équilibrée au sein de laquelle chacun est disposé à rendre service à l’autre et manifeste de la gratitude lorsqu’un service lui est rendu. Dans une communauté où les gens se connaissent bien, chacun tient pour acquis que les autres se comporteront de manière bénéfique à leur égard lorsque le besoin s’en fera ressentir. S’il arrive qu’un membre de la communauté ne joue pas le jeu, qu’il jouisse de l’obligeance d’autrui sans lui rendre la pareille, il sera rapidement ostracisé par ses pairs. (...) Ce système de réciprocité est très différent d’un accord ou d’une transaction commerciale. Personne n’est lié par un contrat et ne peut contraindre quiconque à « rembourser sa dette ». Aucune autorité extérieure ne s’en mêle. Il serait inconcevable, voire risible, d’aller trouver le chef du village pour se plaindre que la famille Untel n’a pas donné de fête depuis bien longtemps. Les bavardages suffisent. Soit on reste dans le cercle de la réciprocité, soit on en sort, avec les conséquences que ce désistement aura en termes d’isolement ».


On voit bien que ce système de réciprocité n'est pas inconditionnel. Au contraire, toute aide est conditionnée à l'idée d'un dû, d'une aide en retour qu'il faudra apporter quand le besoin s'en fera sentir. On voit bien aussi que ce système de réciprocité peut conduire à la colère, au ressentiment, à la jalousie, au rejet de celui qui ne respecte l'aide réciproque ou même de celui qui aide trop. En effet, l'aide peut dans cette logique devenir quelque chose de très embarrassant, car une aide crée tout un système d'obligations parfois pesant. Matthieu Ricard donne l'exemple du peuple Ik en Afrique : « La réciprocité quantifiée peut mener à des situations extrêmes, comme chez le peuple ik en Afrique, où l’on peut, contre le gré du propriétaire, labourer son champ ou réparer son toit pendant qu’il a le dos tourné, dans le but de lui imposer une dette de gratitude qu’on ne manquera pas de réclamer en temps utile. "Une fois, j’ai vu tellement de gens sur un toit pour le réparer qu’il était sur le point de s’écrouler, et tout cet empressement en dépit des protestations du propriétaire que personne n’écoutait", rapporte Colin Turnbull, l’anthropologue qui a étudié le système du don et du contre-don chez les Ik ».


Tout le monde comprendra que l'altruisme désintéressé est bien meilleur sur un plan moral, car il n'exige pas cette réciprocité et ce compte un peu mesquin des services rendus. Matthieu Ricard donne des exemples édifiants, mais pas nécessairement extraordinaires : Matthieu Ricard veut justement nous convaincre de la « banalité du bien », concept qu'il a forgé pour contrer le concept d'Hannah Arendt de « banalité du mal » qu'elle avait utilisé lors du procès du nazi Adolf Eichmann pour expliquer comment des bons pères de familles avaient pu devenir des SS sanguinaires qui ont mis en place la solution finales dans les camps d'extermination comme Auschwitz, Treblinka ou Sobibor... Cette banalité du bien, Matthieu Ricard la voit dans des faits héroïques : plonger dans une eau torrentueuse pour sauver quelqu'un de la noyade, plonger dans les flammes pour aller chercher un enfant à l'étage, sauver des Juifs durant la seconde guerre mondiale.. Mais il voit cette banalité du bien à l’œuvre dans mille et un faits de la vie quotidienne : dans le bénévolat qu'une large partie de la population pratique, les petits moments de solidarité et d'entraide qui ne sont justifiés par aucune contrepartie et dont personne ne rendra compte... Il donne l'exemple d'un couple qui gagne au loto et donne tout le magot à des organisations caritatives ainsi que d'un vendeur d'objets de musique qui tombe sur un basson de valeur qui avait été volé et qui fait tout pour retrouver le propriétaire, un musicien pour qui l'instrument de musique avait une valeur sentimentale énorme...


Pour Matthieu Ricard, cet altruisme désintéressé n'est pas quelque chose de rare. On le retrouve souvent ce fait d'aider autrui sans rien attendre en retour à l’œuvre dans beaucoup de comportements admirables : « Lucille Babcok, qui a reçu la médaille de la Commission Carnegie pour "faits d’héroïsme", n’avait pas l’impression de la mériter : "Je n’ai pas honte de l’avoir obtenue, mais je me sens embarrassée car je n’avais pas envisagé les choses sous cet aspect-là". Il en va de même pour les "Justes" qui sauvèrent des Juifs lors des persécutions nazies : les honneurs auxquels ils ont eu droit par la suite ont été considérés comme accessoires, inattendus, embarrassants, voire "indésirables" par certains. La perspective de tels honneurs n’était jamais entrée en ligne de compte dans la motivation de leurs actes. « "C’était tout simple, rapporte un sauveteur, je n’ai rien fait de grandiose. Je n’ai jamais considéré les risques ou imaginé que mon comportement pourrait entraîner un blâme ou une reconnaissance. Je pensais que je faisais juste ce que je devais faire" ». Ces gestes admirables, ils l'ont fait juste pour aider autrui, non avec un but caché de reconnaissance ou de louanges.


Je suis personnellement d'accord avec cette idée de la banalité du bien, mais je suis beaucoup plus réticent à penser que l'altruisme désintéressé soit aussi systématiquement aussi désintéressé qu'il veut bien le dire. Attention, je ne me reconnais pas pour autant dans les tenants d'un égoïsme universel, ces philosophes, psychologues et intellectuels qui voient de l'égoïsme dans chacun de nos gestes, y compris les gestes les plus généreux. L'un des grands inspirateurs de cette tendance a été le philosophe anglais du XVIIème siècle, Thomas Hobbes pour qui l'Homme était fondamentalement mauvais, méchant, égoïste jusqu'à la moelle, trompeur et retors. Matthieu Ricard cite à son propos une anecdote célèbre : « Thomas Hobbes, qui n’a cessé de proclamer que l’homme était uniquement motivé par son autopréservation – ce qui le conduit à privilégier systématiquement ses intérêts personnels –, fut un jour surpris en train de donner une pièce à un mendiant. Voyant cela, un passant, au fait des opinions du philosophe, s’exclama : "Ah ! Ah ! Voilà qui ressemble fortement à de l’altruisme". Ce à quoi Hobbes rétorqua : "Pas du tout, je n’ai fait ce geste que pour soulager ma mauvaise conscience" 2 ».


Comme Matthieu Ricard, je suis contre cette mentalité qui voit l'égoïsme en toutes choses dans le but de promouvoir le « chacun pour soi », le capitalisme féroce et la guerre de tous contre chacun. Ces philosophes et psychologues qui voient l'égoïsme le font pour justifier les comportements les plus injustes et les plus inacceptables sous couvert de lois : si notre nature est d'être égoïste, il est donc « normal » de se comporter de manière égoïste et de s'accaparer les biens au détriment des autres, il est « juste » de ne penser qu'à son propre profit. L'altruiste dans cette logique est soit un gros benêt, soit un fou dont il convient de redresser les idées. Néanmoins, il ne m'apparaît insensé de chercher des motifs égoïstes derrière nos actions altruistes, ces motivations pouvant être conscientes ou inconscientes.


Contrairement à Matthieu Ricard, je ne rejette pas complètement des penseurs comme La Rochefoucauld qui mettent le soupçon d'un égoïsme caché derrière la légende morale qu'on voudrait donner de nous-mêmes. Par exemple quand La Rochefoucauld déconstruit l'amitié avec ces mots cinglants : « Ce que les hommes ont nommé amitié n’est qu’une société, qu’un ménagement réciproque d’intérêts, et qu’un échange de bons offices : ce n’est enfin qu’un commerce où l’amour-propre se propose toujours quelque chose à gagner 3 ». On pourrait citer aussi toujours de François de la Rochefoucauld, et plus proche de ce dont parle ici : « L'intérêt parle toutes sortes de langues, et joue toutes sortes de personnages, même celui de désintéressé 4 ».


Simplement, le fait d'admettre une part d'égoïsme dans nos actes altruistes n'est pas une raison à mon sens pour disqualifier cet altruisme : l'altruisme même très intéressé vaudra toujours mieux que l'égoïsme intéressé ! Aider son voisin avec une idée derrière la tête vaudra toujours mieux que de le laisser en plan ! À plusieurs reprises, Matthieu Ricard parle de l'altruisme désintéressé comme d'un « altruisme véritable ». Pour moi, un altruisme est véritable à partir du moment où il est sincère, même s'il est imparfait et entaché d'égoïsme.


Je pense qu'il faut faire un dégradé de l'altruisme intéressé en partant de ce qui est le plus mélangé avec l'égoïsme jusqu'à un altruisme qui ne serait que très légèrement teinté d'intérêt personnel. Pour les actions altruistes dont la motivation est de recevoir un service en retour, il me semble qu'il faut faire une distinction dans les niveaux de réciprocité : est-ce qu'on attend un service tout de suite ? Est-ce qu'on est pointilleux dans la quantité ou la qualité de service en retour ? Auquel cas c'est quasiment un cas d'échange, un troc, une forme de salaire, et c'est donc un niveau très bas dans l'altruisme. Une forme plus développée de réciprocité serait de ne pas réclamer oralement ou tacitement de service directement après son aide ou peu après celle-ci, de ne pas attendre nécessairement d'aide de la personne qu'on a aidé, même si on est susceptible d'attendre de l'aide de quelqu'un quand le besoin s'en fera sentir. L'aide peut aussi prendre des formes variées : un service sur quelque chose de matériel, un soutien psychologique, un conseil, une explication, etc...


Parfois, on n'attend rien de matériel en retour, ni même de service, mais notre altruisme peut être intéressé pour des raisons sociales, morales ou psychologiques. Certains attendront des remerciements, des louanges, une bonne réputation, une validation sociale de venir en aide à autrui, être reconnu comme quelqu'un de bien et être apprécié de sa bonne conduite et du rôle positif que l'on joue dans la communauté. Pour d'autres personnes, l'aide vient pour se débarrasser de la mauvaise conscience ou de la détresse empathique qui naît de notre incapacité à supporter le spectacle de la souffrance d'autrui.


D'autres recherchent la joie ou la fierté d'accomplir le bien : cela fait du bien à leur identité de se construire comme une bonne personne, avec parfois une pointe d'orgueil : être meilleur que les autres, comme ces humanitaires qui vous racontent longuement leurs exploits altruistes dans le tiers-monde et, pour qui passer à la télévision est une sorte de consécration. Parfois cette joie ou cette fierté d'accomplir n'a pas besoin d'être dite ou même sue autour de soi pour être une motivation intéressée, certes plus subtile que le gars qui se vante en permanence. Il y a ce sentiment très fort d'être « droit dans ses bottes » en accomplissant son devoir, et c'est même ce que les stoïciens de l'Antiquité appelaient le bonheur, considérant que faire son devoir en aidant notamment les autres était beaucoup plus précieux pour se sentir bien que de jouir d'un plaisir toujours évanescent dans le temps .


Matthieu Ricard argumente contre le fait qu'il y aurait de l'égoïsme à faire du bien parce que cela fait du bien à nous-mêmes (rappelons qu'il le fait contre ceux qui pensent qu'il y a un égoïsme universel qui se retrouve même dans les actions les plus altruistes, ce qui n'est pas ma position) : « Les Anglo-Saxons parlent de warm glow, que l’on pourrait traduire par (...) « douce chaleur intérieure » accompagnée de la satisfaction qui naît de l’accomplissement d’actes de bonté. Mais une telle hypothèse ne saurait s’appliquer à tous les comportements altruistes. Lorsqu’un pompier se précipite dans une maison en flammes pour en sortir quelqu’un, pourrait-on imaginer qu’il se dise : "Allez, je rentre dans la fournaise. Ah, qu’est-ce que je me sentirai bien après !" Cette hypothèse est évidemment absurde. Comme le souligne le psychologue Alfie Kohn : "Pour prouver la justesse d’une telle thèse, il ne suffira pas de montrer le sourire qui illumine le visage du sauveteur qui vient d’arracher quelqu’un à la mort. Il lui faudra prouver qu’avant de se lancer dans une intervention risquée, le sauveteur avait déjà en vue ce moment d’émerveillement" 5 ».


Aider une personne dans des circonstances difficiles n'apporte effectivement pas nécessairement du plaisir pour celui qui aide. Pourtant si on prend l'exemple du pompier qui est confronté à des situations particulièrement pénibles, dangereuses et effrayantes, n'y a-t-il pas dans cette situation de l'adrénaline et des battements de cœur qui donnent une incroyable sensation de vivre ? Pour la plupart des gens, il n'y a certes aucun plaisir ou satisfaction là-dedans. C'est pourquoi la plupart des gens ne sont pas pompiers ! Mais pour ceux qui exercent ce métier, je pense qu'il y a une forme de satisfaction à être dans cet état risqué, aventureux, périlleux, tout comme certaines personnes raffolent des sports extrêmes, sauter d'un viaduc avec un élastique au bout des pieds, grimper un paroi raide sans aucun dispositif de sécurité comme une corde de rappel, etc... En plus, il y a la fierté d'accomplir une tâche risquée, admirée et honorée par la société.


Pour donner plus commun à l'expérience des gens ordinaire, aider un ami lors d'un déménagement n'est généralement pas un tâche folichonne. Il n'y a généralement aucun plaisir à monter péniblement le lave-linge au quatrième étage de l'immeuble dans un escalier étroit. Pourtant il y a la joie d'être ensemble, de se rendre utile, de prendre une petite bière au moment de la pause qui contrebalance les efforts fournis. Encore une fois, je ne cherche pas à dénier l'altruisme chez le pompier pas plus que chez votre camarade qui vous aide à déménager. Cet altruisme teinté d'héroïsme est admirable, même s'il avère ne pas être détaché de tout intérêt. Je dis simplement que ces motivations peuvent s'accompagner dans le même temps de la recherche d'un intérêt personnel qui peut être varié ; et ce n'est pas en soi quelque chose de mal, l'acte n'en reste pas moins noble, même si, moralement parlant, plus votre acte sera désintéressé, mieux cela vaudra.


Je précise aussi qu'un acte n'est pas nécessairement univoque dans ses motivations : on peut aider pour toute une série de raisons, et ce faisceau de raisons est parfois difficile à démêler complètement. Je me souviens d'une professeure de philosophie féministe qui nous expliquait toute sa méfiance envers les actes de galanterie. Elle se demandait quand un homme inconnu se proposait sur le quai de la gare de porter sa valise : quelles sont les motivations de cet homme à l'aider de la sorte ? Un réel souci d'apporter son aide ? Une façon d'exprimer sa supériorité physique masculine ? La volonté de la séduire et de coucher avec elle ? La volonté de plaire juste pour le plaisir de plaire ? Une façon pour cet homme de se donner bonne conscience ? L'envie de se donner une bon image ou un bon rôle auprès des gens susceptibles de regarder la scène ?... Elle avait conclu que c'était peut-être un mélange de toutes ces causes. Et je pense pour ma part effectivement que les motivations peuvent être multiples et changeantes d'un instant à l'autre. Je peux vouloir porter la lourde valise d'une jolie demoiselle parce qu'elle est jolie et que j'ai bien une idée derrière la tête, mais aussi parce que cela conforte mon identité de personne forte et protectrice et que cela me plaît de voir ainsi. Ou un mélange de ces motivations...





*****






Donc, si je soupçonne des intérêts déguisés derrière les actes les plus altruistes, des intérêts qui « joue toutes sortes de personnages, même celui de désintéressé » pour reprendre le mot de la Rochefoucauld, est-ce que je nie pour autant qu'il existe des actes motivés seulement par l'altruisme désintéressé ? Non, mais je pense que ces actes sont rares (et en cela je m'oppose à Matthieu Ricard), et ces actes sont le fait de personnes très détachée de leur ego. Cela ne veut pas dire, je le répète, qu'il faille condamner tout altruisme intéressé : un altruisme intéressé sincère est un altruisme véritable qui mérite d'être applaudi et encouragé quand bien même il ne serait pas parfait sur le plan de la morale. Je pense qu'en tant qu'individu moral nous devrions le plus souvent possible de nous comporter de manière altruiste sans condition et sans recherche d'intérêt, et tendre vers l'altruisme. Mais nous devrions aussi entretenir cette lucidité et voir le caractère intéressé de nos motivations de nos actes altruistes.


Maintenant, si l'altruisme désintéressé est rare à l'état pur, je pense que cet altruisme existe aussi caché parmi tous le faisceau de motivations intéressées dont je viens de parler plus haut. Et ce qu'on appelle dans la philosophie bouddhique la « nature-de-bouddha ». Il existe en chaque être sensible un fond de bienveillance infinie et inconditionnelle qui agit et rayonne en nous, même chez les avares et les égoïstes. Cette nature-de-bouddha agit en nous à chaque instant et participe de ce faisceau de motivations qui dirigent nos acte, dont je parlais plus haut. La spiritualité consiste à mes yeux à laisser ce fond de bienveillant émerger dans notre être et notre psychologie. C'est pourquoi la pratique des quatre qualités incommensurables – amour incommensurable, compassion incommensurable, joie incommensurable et équanimité incommensurable – est si importante en méditation. La bonne nouvelle est qu'on n'a pas attendre d'être un saint intégralement détaché de son ego et de ses biens matériels, de ses attentes et de ses espérances, pour sentir l'altruisme pur en soi. Néanmoins, il ne faut pas être dupe de notre propension à tout ramener à nous-mêmes et à nos intérêts.




Voir la seconde partie de ce article













1 Matthieu Ricard, « Plaidoyer pour l'altruisme », chap. 7 et 8, éd. NiL, Paris, 2013, pp. 99 – 109. Si aucune mention ne signale une autre source, les autres passages seront dans ces deux chapitres de son livre.

2 Matthieu Ricard, « Plaidoyer pour l'altruisme », chap. 12, op. cit., p. 148.

3 « Réflexions ou Sentences et maximes morales de monsieur de la Rochefoucauld » (1678), cité par Matthieu Ricard, « Plaidoyer pour l'altruisme », chap. 12, op. cit., p. 139.

4 « Réflexions ou Sentences et maximes morales de monsieur de la Rochefoucauld » (1678), maxime 39.

5 Matthieu Ricard, « Plaidoyer pour l'altruisme », chap. 13, op. cit., p. 161.












Kitagawa Rikizo







Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire