Commentaire
du Soûtra d'Udaya (Samyutta
Nikāya, I, 173-174)
Le
Bouddha part chaque matin faire sa tournée d'aumônes exactement
comme la loi originelle de la communauté monastique bouddhique le
stipulait. Les moines bouddhistes vivaient à l'époque exclusivement
d'aumônes recueillies auprès des gens fidèles ou non fidèles. Le
Bienheureux passait donc régulièrement auprès de gens qui ne
l'aimaient pas nécessairement. Il passa notamment trois jours
d'affilée devant la maison du brahmane Udaya. En tant que brahmane,
cela devait être un devoir moral pour lui de pourvoir à la
subsistance des ascètes errants. Mais trois jours, cela commençait
sérieusement à l'agacer. : « Ce
religieux Gotama est vraiment ennuyant. Il revient encore et
encore ».
C'est
dans la nature humaine de ne pas aimer ce qui est répétitif. Nous
n'aimons pas la routine, les tâches quotidiennes, tout ce qui
revient encore et encore. La société de consommation actuelle l'a
bien compris, elle qui ne cesse de proposer des nouveautés avant
même que nous ayons pu user les objets précédents. Il faut toute
lassitude, tout ennui, tout sentiment de déjà-vu. À
peine le jouet déballé en faut-il de nouveaux pour satisfaire notre
soif continuelle pour la nouveauté. Notre vie devrait échapper pour
bien à cet éternel retour du même qui fait nous soupirer comme le
brahmane Udaya : « oh, pas encore ça ! ».
Pourtant,
tout dans l'existence est cyclique : le jour se lève, les gens
vont au travail ; à midi, ils mangent ; le soir, ils
rentrent du boulot, s'occupent et puis vont dormir. Et le lendemain,
rebelote. Et le surlendemain aussi. Jour, nuit, jour, nuit.... Les
saisons aussi suivent ce cycle immuable que le paysan est contraint
de suivre pour la bonne marche de ses plantations et de ses récoltes.
L'existence même n'est dans la pensée indienne qu'une succession
cyclique de naissances, de vies et de morts où il faut constamment
se battre pour améliorer ses conditions de vie.
Voilà
pourquoi il faut selon le Bouddha faire des efforts encore et encore,
même si cela semble pénible et rébarbatif : sinon on se
laisser aller, alors on devra connaître encore et encore les
souffrances du samsāra,
dériver d'existence en existence, de drames en tragédies sans
jamais de trouver la paix. Trouver le bonheur exige que l'on pratique
le bien encore et encore sans se décourager, sans vaciller dans son
effort. Et il est important de se le rappeler encore et encore.
« Les
semences sont ensemencées encore et encore,
Le
gros nuages donnent des pluies encore et encore.
Les
cultivateurs labourent les champs encore et encore.
Les
nouvelles graines apparaissent dans le pays encore et encore ».
Jean-François Millet- Les glaneuses - 1857 - Musée d'Orsay |
Il
faut constamment poser des graines de bonheur et de sagesse grâce à
nos bonnes actions et notre réflexion approfondie dans le terreau de
conscience pour que celles-ci jaillissent dans le futur quand les
circonstances seront favorables. « Encore et encore » est
donc une invitation à ne pas abandonner l'aspect laborieux de la
pratique du Dharma : être généreux encore et encore,
pratiquer la méditation encore encore, persévérer encore et encore
dans le bien et l'étude, être patient encore et encore avec tous
les gens agressifs et négatifs que l'on croise sur son chemin.
Mais
« encore et encore » est aussi une invitation à accepter
sereinement cette répétition incessante du même. Car la formule
« encore et encore » invite à mettre les choses dans la
perspective du temps : si vous nettoyez votre maison encore et
encore, cela veut dire que vous l'avez déjà fait dans le passé, à
plusieurs reprises, que vous deviez le faire maintenant et qu'il y a
beaucoup de chance que cette tâche soit à accomplir dans le futur.
Mais au moment où vous accomplissez l'acte de nettoyer, vous êtes
dans l'instant présent. Le passé n'est plus, le futur n'est pas
encore. Si la conscience laisse tomber le passé et le futur qui ne
sont pas là et que cette conscience est pleinement présente à
l'action de maintenant, vous faites cette choses simplement comme si
c'était la première fois que vous l'accomplissiez et vous n'êtes
empêtré dans cette lassitude qui susurre « oh non ! On
fait ça encore et encore ! ». Revenir à l'instant
présent tout en laissant passer les commentaires incessants du
mental vous permet de vivre le moment présent avec fraîcheur. Vous
pouvez bêcher le jardin, nettoyer le rez-de-chaussée, aider le
voisin à déménager sans être accablé par ce sentiment de la
répétition.
Et
de fait, pour celui qui sait y regarder de plus près, chaque
situation est différente des précédentes, même si elles semblent
particulièrement similaires. L'éternel retour du même brasse à
chaque fois de légères différences qui sont toujours là quand bien
même elles peuvent paraître insignifiantes. Je me souviens de ce
passage du film « Smoke » de Wayne Wang (1995,
d'après un scénario de l'écrivain new-yorkais Paul Auster) dans
lequel Auggie, interprété par Harvey Keitel, tient un magasin de
tabac au coin d'un carrefour de New-York. Tous les matins, Auggie
prend une photo à la même heure avec toujours le même plan du
carrefour entre la troisième et la quatrième avenue devant son
magasin. Auggie montre l'album photo avec ses 4000 photos du même
carrefour à Paul Benjamin, un écrivain désespéré par la perte de
sa femme trois ans auparavant à cause d'une balle perdue dans une
fusillade suite à un braquage. Auggie prend la même photo tous les
matins à 8 heures quel que soit le temps. Pour Auggie, le carrefour
avec sa boutique qui fait le coin est une toute petite partie du
monde, mais il s'y passe des choses simples, comme partout à la
surface du globe, des petites choses peut-être insignifiantes pour
le grand nombre, mais qui ont leur dignité pour ceux qui vivent ces
petites choses. Paul Benjamin soupire, car il reste perplexe devant
cette galerie de 4000 photos qui se succèdent tout au long des pages
de l'album-photo. Il trouve cela déconcertant.
Auggie (Harvey Keitel) dans Smoke (de Wayne Wang) |
Il
passe en revue les pages, mais Auggie lui dit qu'il ne comprendra pas
s'il ne ralentit pas et ne s'attarde pas sur chaque photo. Paul
Benjamin réplique alors que tous les photos sont pareilles, mais
Auggie lui répond que si elles sont toutes pareilles, elles n'en
sont pas moins toutes différentes. « Matins
clairs, matins nuageux. Lumière d'été ou d'automne. Jours de
semaine ou de week-ends. Gens en manteaux et en botte, gens en
t-shirts et shorts. Les mêmes gens ou des différents. Puis les
différents deviennent les mêmes, et les mêmes disparaissent. La
terre tourne autour de soleil, chaque jour l'angle de ses rayons sur
la Terre est différent chaque jour. Ralentir, c'est mon conseil. Tu
sais comment c'est : demain, demain et demain... Le temps passe
à petit pas... »
Et puis Paul, en faisant défiler plus lentement, l'album se rend
compte que feu sa femme Ellen figure sur certaines photos. Auggie lui
explique qu'on la voit souvent cette année-là car elle partait au
boulot à cette heure-là. L'émotion surgit au cœur de la banalité
la plus grise.
Quand
on revient à l'instant présent, on apprécie d'autant plus l'acte
positif et créatif que l'on pose, même si celui-ci semblera fatigué
au mental blasé et fatigué que beaucoup de gens adoptent. On
apprécie les choses simples, on n'attend pas qu'on nous dise que
c'est extraordinaire pour l'apprécier. En fait, l'ordinaire nous
convient très bien parce que l'ordinaire a sa propre richesse que
l'on peut voir quand la sagesse accompagne notre vision du quotidien.
On se contente de ce que l'on a et on cesse de désirer d'autres
choses, d'être dans d'autres lieux, d'avoir une meilleure situation.
En fait, ce qui compte, c'est améliorer le lieu présent, le moment
présent, les personnes présentes par nos actes positifs présents,
par notre bienveillance présente, par notre sérénité présente,
par notre sagesse présente.
Quand
on fait cela, on cesse d'entretenir le samsāra, le cycle des
existences où l'on doit renaître encore et encore, connaître des
malheurs encore et encore, subir des infortunes et des injustices
encore et encore. On peut grâce à la pratique continuelle et
répétée du Dharma cesser d'entretenir ces cycles où on va de
problèmes en problèmes.
« Cependant,
le
sage qui a pris le chemin
par
lequel on ne revient plus à l'existence
Ne
naît plus encore et encore ».
On
peut donc ralentir et sortir de cette roue du samsāra où est
emprisonné encore et encore.... C'est que je souhaite à tous et à
tous. Que tous se libèrent de leurs liens et connaissent une vie
pleinement heureuse.
Slow
down... It's what I recommend.
Lire le Soûtra d'Udaya
Wayne Wang, Harvey Keitel and Paul Auster au moment tu tournage de Smoke (1995) |
Voir aussi:
- Slowly, slowly, slowly
Les progrès dans la méditation et dans le Dharma vient souvent lentement, lentement, lentement....
- Carpe Diem
"Cueille le jour", la célèbre formule d'Horace....
- Un conseil de Jigme Lingpa
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.
Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.
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