Une
des quatre qualités incommensurables dans la philosophie bouddhique
est la joie. Le Bouddha invite dans la méditation à répandre
partout dans l'univers cette joie sacrée. Mais qu'est-ce que cette
joie ? Quelle est sa nature ? C'est la question que je
voudrais aborder ici. Au même titre que l'amour, la compassion et
l'équanimité, le Bouddha appelle à ce qu'on répande ce sentiment
dans tous les recoins du monde : « Le
méditant demeure faisant rayonner la pensée de joie dans une
direction de l'espace et de même dans une deuxième, dans une
troisième, dans une quatrième, au-dessus, au-dessous, au travers,
partout dans sa totalité, en tout lieu de l'univers, il demeure
faisant rayonner la pensée de joie, large, profonde, sans limite,
sans haine et libérée d'inimitié ». Cette
joie à répandre à travers le monde entier ne peut pas déconnectée
de l'amour et de la compassion ainsi que de l'équanimité. En
particulier, il ne peut s'agir d'une joie sadique, malveillante, le
fait de se réjouir de la souffrance d'autrui, de voir cette douleur
ou de la causer. C'est une joie bienveillante qui nous fait vivre en
communion avec les autres. Ce n'est pas non plus une joie exubérante
qui explose par moments, comme quand votre équipe favorite gagne la
coupe ou le championnat, et puis repart aussi vite qu'elle n'est
apparue pour laisser la place à la dépression ou à l'anxiété.
C'est au contraire une joie pleine de sérénité qui apaise la
conscience et le corps.
La
joie spirituelle prônée par le Bouddha consiste d'abord dans le
fait de se réjouir dans les qualités d'autrui. Au lieu d'envier et
de jalouser les autres pour leurs qualités, leurs succès ou leurs
réussites que n'avons pas ou dont nous n'avons pas été capables,
on se réjouit. Telle personne peut être très belle, au lieu
d'envier sa beauté et de la dénigrer, on se réjouit de sa beauté.
En cela, la joie est un remède à l'envie et à la jalousie qui
assombrissent souvent nos relations, voire les pourrissent en nous
mettant dans le jeu des comparaisons et de la compétition. On peut
se réjouir de la réussite d'une personne, des capacités physiques,
intellectuelles ou artistiques que cette personne a acquise par son
effort personnel ou ses dons innés. Plus profondément, on peut se
réjouir des actions morales que les gens accomplissent autour de
nous. Si quelqu'un accomplit le bien autour de lui, on a toutes les
raisons de se réjouir de cet acte qui accomplira le bien pour
lui-même et les autres. Quel bonheur ce serait de vivre dans un
monde où tout le monde accomplirait beaucoup de bonnes et belles
actions. Et on a encore plus de raisons de se réjouir de la pratique
du Dharma que l'on peut constater autour de soi. On devrait cultiver
une grande joie devant la pratique du Dharma d'autrui, car cela
libère les êtres de manière durable. Souvent, les gens sont jaloux
de la bonne réputation dont jouissent les gens qui font le bien.
Mais la joie spirituelle est là pour dissiper cette jalousie qui
empoisonne l'existence.
Évidemment,
on peut également se réjouir de sa propre conduite éthique, de sa
propre pratique de la méditation, de notre progression dans la
vision intérieure et dans la sagesse. On peut se réjouir de sa
propre pratique du Dharma. On compare souvent la joie au fait d'être
perdu dans un désert, mourant de soif, hagard et désespéré, et
puis de voir une oasis droit devant nous. Chaque pas qui nous
rapprocherait de cette oasis nous emplirait d'une joie qui irait en
crescendo. C'est avec ce genre de joie que l'on devrait pratiquer les
actions justes, la méditation ainsi que l'étude et la réflexion
autour du Dharma. Chaque geste positif, chaque attitude de
renoncement et de bienveillance, chaque pensée de compassion et de
sagesse sont autant de pas qui nous permettent d'avancer dans ce
désert de l'existence jusqu'au Nirvâna. Cette prise de conscience
devrait nous emplir de joie.
Et
tous les êtres sensibles ont accès à cette pratique du Dharma.
Voilà quelque chose qui doit attiser notre joie et faire qu'elle se
répande, qu'on la propage dans la méditation à tous les êtres.
Dans tous les êtres sensibles, il y a cette possibilité de
s'éveiller. Même si aujourd'hui, cela semble difficile pour
certains êtres ; bientôt, les conditions seront réunies pour
permettre une pratique du Dharma, un apaisement de leur esprit et une
plus grande lucidité. Au fond, tous les êtres ont la
nature-de-Bouddha, la capacité enfouie au plus profond d'eux-mêmes
de s'éveiller et de devenir un Bouddha parfaitement accompli. Cette
nature-de-bouddha est peut-être présentement inaccessible, de la
même façon que le soleil peut être caché derrière les nuages
noirs et gris. Mais que les conditions soient favorables, que le vent
souffle et dissipe ces nuages, et le soleil peut à nouveau
resplendir dans le vaste ciel. En sanskrit, nature-de-bouddha se dit
tathāgatagarbha, ce
qui signifie le « germe de l'Ainsi-Allé ». Ainsi-Allé
est une expression qui désigne le Bouddha. Il y a donc cette idée
d'une graine, d'une semence qui ne demande qu'à germer et à
s'épanouir. Voilà une perspective qui doit éveiller une joie
immense en chaque pratiquant du Dharma : tous les êtres
sensibles qui habitent et vivent dans ce vaste univers peuvent
développer ce germe de l'Ainsi-Allé et croître dans la puissance
de l’Éveil. Voilà un champ colossal d'actions et de
possibilités, qui s'ouvre à la conscience éveillée. Quelle joie
est-ce de contempler cela !
La
joie spirituelle n'est donc pas le produit de notre humeur, mais le
résultat d'une contemplation prolongée de l'existence et d'un
effort dans la pratique méditative. Il s'agit bien de se sentir
joyeux pour tout ce qui est et pour le fait qu'il y a une possibilité
de pratique du Dharma dans chaque événement de l'existence.
Certaines personnes sont naturellement joyeuses et enjouées,
d'autres sont plus tristes, voire désespérée. Il y va de la
complexion physique et psychologique de chaque personne. Dans la
philosophie antique, Démocrite était joyeux et de bonne humeur
tandis qu'Héraclite se lamentait constamment et vivait chaque jour
dans le désespoir le plus grand. Certains disent que c'était le
fruit de leur philosophie respective ; mais peut-être était-ce
seulement leur personnalité qui faisait que l'un croquait la vie à
pleines dents tandis que l'autre était prostré sur les malheurs et
les inconséquences du monde. Comme le disait le poète anglais
William Blake :
« Every
Night and every Morn
Some to Misery are Born.
Every Morn and every Night
Some are Born to sweet delight.
Some are Born to sweet delight,
Some are Born to Endless Night ».
Certains sont nés pour de doux délices,
certains sont nés pour des nuits sans fin. Nous ne sommes pas égaux
dans le bonheur et dans le malheur. Certains sont plus sensibles que
d'autres et connaissent avec plus d'acuité les affres de
l'existence. Mais la joie spirituelle dont on parle ici n'est pas du
tout la joie légère et superficielle des spectacles et des
divertissements. Ce n'est pas une joie qui oublient les peines et les
tourments pour ne regarder que le côté lumineux et plaisant de
l'existence. La joie spirituelle regarde les ténèbres ; et
elle sait que la souffrance est là dans chaque recoin du monde, ;
mais c'est justement une joie qui pense qu'il vaut mieux allumer des
torches dans la nuit plutôt que de maudire l'obscurité. C'est une
joie qui n'est jamais très éloignée du désespoir et qui sait que
s'il n'y a rien à attendre, il y a tout à faire pour bâtir un
monde meilleur.
C'est
pourquoi il est important dans la méditation de répandre cette joie
spirituelle encore et encore dans toutes les directions. Dès qu'on
pense à quelqu'un, on peut se réjouir de ses qualités, de ses
actions ou de ses potentialités. Dès qu'on pense à un endroit, on
peut le voir comme baignant dans la joie infinie qui ranime les
consciences et les volontés. La joie n'est pas l'opposé de la
tristesse ; mais la joie fait fructifier quelque chose à partir
de la tristesse. C'est pourquoi si on traversé par la tristesse ou
le désespoir dans la méditation, il ne faut pas disparaître cela
par la joie ; mais plutôt ensemencer cette tristesse et ce
désespoir à l'aide de la joie pour planter les graines de l’Éveil.
Dans
la méditation, si ça aide, on peut aussi visualiser la joie sous
forme de lumières colorées qui se diffusent à travers le monde,
comme une onde qui se propage doucement à l'ensemble des êtres,
comme une pluie de fleurs, comme un vent ou comme un flux de chaleur
qui réchauffe les cœurs, comme la danse cosmique de la Sagesse qui
traverse les éléments et l'espace en spirales infinies. Il m'arrive
de visualiser un feu d'artifice qui touche les cœurs des êtres, et
de chaque cœur touché émane un autre feu d'artifice qui vient
toucher les cœurs d'autres personnes et ainsi de suite... On peut
également visualiser la figure bienveillante du Bouddha ou d'un
yidam pour symboliser et incarner cette présence joyeuse de l’Éveil.
Je pense notamment à des figures paisibles et sereines telles que
Tchenrézi à quatre bras ou la figure plus courroucée de Kurukulle.
Bien sûr, il ne faut pas oublier que ces visualisations ne sont que
des représentations de la joie, et pas la joie elle-même qui n'a ni
forme, ni couleur. Dans le bouddhisme tantrique, on parle de phase de
création et de phase de dissolution. Quand on visualise un Bouddha
ou une déité, c'est la phase de création ; mais après qu'on
ait maintenu en esprit ces représentations mentales de l’Éveil,
on les laisse se dissoudre dans la vacuité originelle et on en
revient à la réalité telle qu'elle est. C'est la phase de
dissolution. Je pense que les visualisations peuvent aider à se
représenter la joie spirituelle incommensurable et la faire croître
dans son esprit, mais rien ne sert non plus de trop s'attacher à ces
visualisations. Seul compte in fine le sentiment réel de la
joie incommensurable.
L'essentiel
est d'insuffler encore et encore de la joie dans toutes les
directions du monde. Comme le dit le Bouddha : « Le
méditant demeure faisant rayonner la pensée de joie dans une
direction de l'espace et de même dans une deuxième, dans une
troisième, dans une quatrième, au-dessus, au-dessous, au travers,
partout dans sa totalité, en tout lieu de l'univers, il demeure
faisant rayonner la pensée de joie, large, profonde, sans limite,
sans haine et libérée d'inimitié ». En
fait, tant qu'il y a du malheur et des tourments dans ce monde, alors
il y a une utilité à répandre cette joie bienveillante à travers
le monde. Encore et encore. Cette joie bienveillante est comme un
moteur dans notre persévérance dans le Dharma.
Comme
le dit Shāntideva
dans le chapitre 7 du Bodhicaryāvatāra sur la persévérance
(VII, 28-30) :
« Le
corps est heureux par les mérites
Et
l'esprit par la sagesse ;
Même
vivant dans le samsāra pour le
bien d'autrui,
Pourquoi
les compatissants se décourageraient-ils ?
Par
la force de l'esprit d’Éveil,
Il
épuise ses fautes passées
Et
réunit un océan de bienfaits.
(...)
Par
conséquent, montée sur le coursier de l'esprit d’Éveil
Qui
dissipe toute fatigue et abattement,
Allant
de bonheur en bonheur,
Quelle
personne, connaissant cet esprit serait accablée ? »
Le
bodhisattva est celui qui trouve son bonheur dans des actions
inspirée par la bodhicitta,
l'esprit d’Éveil, le souhait ardent de sortir tous les êtres du
cycle des souffrances qu'est le samsāra. Sa joie réside donc dans
l'idée de pratiquer le Dharma pour le bien de tous les êtres de
manières diverses et variées selon les moments et les lieux :
tantôt il s'agira de se montrer généreux et d'aider son prochain,
à d'autres moments de méditer et de se détacher de ce monde
d'illusions, parfois en étudiant, parfois en enseignant. A tout
moment, la joie le stimule : elle est comme ce cheval de
l'esprit d’Éveil lancé à toute allure, heureux de faire le bien,
heureux d'éviter le mal et heureux de transformer l'esprit.
Voir aussi :
- Méditation des Quatre Incommensurables
- Le bonheur et les autres
Le bonheur est-il en nous ? Ou se trouve dans notre relation avec les autres ?
- Qu'est-ce que la compassion?
On pense parfois que la compassion consiste à s'affliger soi-même de la détresse des autres, mais, dans la philosophie du Bouddha, rien de tout cela : la compassion est définie comme le souhait ardent que les autres soient libérés de la souffrance et des causes de la souffrance.
- Esprit d’Éveil
Comment produire l'esprit d’Éveil ou bodhicitta? L'esprit d’Éveil est le souhait que tous les êtres soient libérés de la souffrance et deviennent des êtres pleinement éveillés. Les enseignements du lama tibétain Dza Patrül Rimpotché (XIXème siècle).
Voir également :
- Soulager l'infinité des êtres
- Bodhicitta : le désir d'apaiser les souffrances de tous les êtres vivants
- En quoi la bodhicitta est salutaire
- compassion et vacuité
- Nés pour collaborer
- Rien n'est plus utile à l'homme que l'homme
- La masse illimitées des êtres atteindra la suprême félicité (I,7)
- Égoïsme & altruisme selon Shântideva (IV, 125)
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Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.
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