L'alternance
des pensées
De
bonheur et de souffrance, de désir et d'aversion,
N'est
rien d'autre que le jeu
De
la lumineuse vacuité de l'esprit.
Sans
altérer ce qui se manifeste,
Contemples-en
la nature,
Et
tu le percevras comme grande félicité.
Minling
Terchen Gyurmé Dorjé
(aussi
appelé Terdak Lingpa, fondateur du monastère de Mindroling au
Tibet, 1646-1714)
Voici
une citation typique de la mentalité du Dzogchen inspirée par la
philosophie du Grand Véhicule.
D'un côté, on a ce qu'on a expérimente et qu'on observe dans la
méditation : l'expérience du réel comme une « alternance
des pensées de bonheur et de souffrance, de désir et d'aversion ».
La vision naïve du réel est une vision où les choses sont figées,
ces choses autour de nous et nous-mêmes semblent avoir une durée,
une certaine stabilité comme si les choses et nous-mêmes échappions
un peu au temps. Quand on médite sur l'impermanence, on voit qu'il
n'en est rien. Tout n'est qu'une succession d'états différents,
tout se transforme, tout change. Le philosophe grec Héraclite
disait : « Panta rhei », tout s'écoule, tout
est dans le devenir. Et notre psychisme n'est qu'une succession de
hauts et de bas, une alternance de bonheur et de souffrance, des
choses qu'on recherche et des choses qu'on évite. Or cette
succession sans répit est très insatisfaisante pour l'ego. On
voudrait un apaisement, on voudrait être comblé une bonne fois pour
toute, mais cela n'arrive pas, les moments de bonheur nous échappent,
les moments de malheur reviennent inlassablement nous hanter et nous
accabler. On a beau dire comme le poète : « Ô temps,
suspends ton vol », quand on connaît des moments de joie
et d'amour, rien n'y fait, tout passe par monts et par vaux, toute
l'expérience humaine se diffracte dans cette succession de moments
plaisants ou déplaisants.
Cette
« alternance des pensées de bonheur et de souffrance, de
désir et d'aversion » est ce qu'on appelle dans le
bouddhisme le samsāra. C'est le chaos de l'existence, ce dont on
voudrait se libérer pour accéder à la grande paix du Nirvāna. Or
la philosophie bouddhique insiste sur le fait que la racine de cette
alternance d'apparences bonnes et mauvaises se trouve dans l'esprit,
et la racine de la libération se trouve aussi dans l'esprit. On
retrouve cette idée dans tout le bouddhisme, on pourrait citer par
exemple les deux premières strophes du Dhammapada où le
Bouddha explique :
« Tous
les phénomènes ont l’esprit pour avant-coureur, pour chef ;
Et
ils sont créés par l’esprit.
Si
un homme parle ou agit avec un mauvais esprit,
La
souffrance le suit d’aussi près que la roue suit le sabot du bœuf
tirant le char.
Tous
les phénomènes ont l’esprit pour avant-coureur, pour chef ;
Et
ils sont créés par l’esprit.
Si
un homme parle ou agit avec un esprit purifié,
Le
bonheur l’accompagne d’aussi près que son ombre inséparable ».
On
observe une dualité ici à l’œuvre : d'un côté, l'esprit
troublé qui ne voit pas l'alternance et qui la subit de plein fouet,
se débattant dans l'existence et commettant le mal, s'attachant
ainsi durablement à la souffrance « la roue suit le sabot
du bœuf tirant le char » . De l'autre, un esprit
purifié qui voit avec les yeux de la sagesse, qui a compris
l'impermanence et l'alternance des affects qui en découle, et qui
s'apaise et cherche le bien autour de lui. Esprit clair, conscience
heureuse.
Or
le bouddhisme du Grand Véhicule n'accepte pas cette dualité entre
l'esprit troublé plein de confusion et l'esprit purifié plein de
sagesse, pas plus qu'il n'accepte la différence ontologique entre le
samsāra et le nirvāna. Si on lit le Soûtra du Cœur de la
Perfection de Sagesse, on trouve cette formule : « La
forme est vide, le vide est forme. La forme n'est n'est autre que le
vie. Le vide n'est autre que la forme. De même, la sensation, la
perception, la formation mentale et la conscience sont vide ».
La forme, la sensation, la perception, la formation mentale et la
conscience sont les cinq agrégats qui constituent l'expérience de
vie d'un être sensible. Si ces agrégats sont vides et
indissociables du vide, toute l'expérience humaine est vide, une
entière illusion, que vous soyez un être dans la tourmente ou un
grand sage, votre tourmente ou votre sagesse est elle-même illusion.
D'ailleurs,
le Soûtra du Cœur continue dans ce sens : « Par
conséquent, au regard de la vacuité, il n'y a ni formes, ni
sensations, ni perceptions, ni formation mentales, ni consciences, ni
yeux, ni oreilles, ni nez, ni langue, ni corps, ni mental, ni formes
visibles, ni sons, ni odeurs, ni saveurs, ni contacts physiques, ni
objets mentaux, ni d'éléments matériels, ni d'éléments mentaux,
ni d'éléments de la conscience mentale. Il n'y a ni ignorance, ni
d'extinction de l'ignorance, pas de vieillissement et de mort, ni
d'extinction du vieillissement et de la mort. De même, il n'y a pas
de souffrance, ni d'origine de la souffrance, ni de cessation de la
souffrance, ni chemin qui mène à l'extinction de la souffrance ».
L'ignorance
de l'esprit troublé n'a pas de consistance ontologique que
l'extinction de cette ignorance. Les manifestations de l’œuvre du
temps, le vieillissement et la mort, n'ont pas plus de réalité que
la libération de ce passage dans le temps. La souffrance est vide
d'une existence propre, mais son origine et sa fin se résorbent
également dans la vacuité, et le chemin proclamé par le Bouddha
qui mène à la cessation de la souffrance est lui-même vide d'une
existence propre.
Le
philosophe du Grand Véhicule, Nāgārjuna va tirer les conclusions
les plus radicales de cette vacuité tant de l'ignorance que de
l'extinction de l'ignorance, cette vacuité tant de la souffrance que
de l'extinction de la souffrance. Pour lui, il faut abandonner toute
dualité entre le samsāra et le nirvāna :
« Le
samsāra ne se distingue en rien
Du
nirvāna.
Le
nirvāna ne se distingue en rien
Du
samsāra.
La
limite du nirvāna,
Cela
même est la limite du samsāra.
Pas
même la plus fine différence
N'existe
entre eux deux ».
Le
Dzogchen, ce courant de la mystique tibétaine, s'inscrit pleinement
dans cet héritage quand il affirme sous la plume de Minling Terchen
Gyurmé Dorjé : « L'alternance des pensées de
bonheur et de souffrance, de désir et d'aversion, n'est rien d'autre
que le jeu de la lumineuse vacuité de l'esprit ». D'un
côté, les hauts et les bas de notre expérience de vie, le samsāra
instable et insatisfaisant, de l'autre, la véritable nature de
l'esprit, notre nature de Bouddha. On pourrait penser qu'il faut
abandonner les premières pour sauter dans notre véritable nature.
Mais ce saut hors de nous-mêmes n'est ni possible, ni même surtout
souhaitable, car le flot des pensées n'est pas autre chose que la
nature de l'esprit vide de toute pensée.
Il
faut comprendre alors que le Dzogchen explique cette nature de
l'esprit en trois points :
-
1°) La nature de l'esprit est vacuité. Il n'y a aucune substance
dans l'esprit, juste un espace incroyablement vaste, l'esprit ne
s'identifie donc à rien.
-
2°) La nature de l'esprit est lumineuse. L'esprit est vide de toute
substance, pourtant, il peut tout concevoir et tout connaître.
-
3°) La nature de l'esprit est dynamique de compassion. L'esprit se
manifeste dans le monde librement pour soulager les problèmes des
êtres. C'est le « jeu » de la lumineuse vacuité.
Ce
jeu est malheureusement obscurci par le voile de l'ignorance qui
cache cette dynamique de compassion, et la transforme en un terrain
conflictuel envahi par les émotions perturbatrices. La solution
n'est pas de transformer la succession des pensées, mais, comme le
dit Minling Terchen Gyurmé Dorjé, il faut laisser le « jeu de
la lumineuse vacuité » transparaître de lui-même :
« Sans altérer ce qui se manifeste, contemples-en la
nature, et tu le percevras comme grande félicité ». On
n'essaye pas de changer ou d'améliorer les pensées, mais on les
voit une mise en scène de la nature de l'esprit, et on laisse ces
pensées se libérer d'elles-mêmes, comme des acteurs qui
abandonnent leur rôle une fois la pièce terminée et qui rentrent
chez eux.
C'est
cela, le Dzogchen, la Grande Perfection : tout est parfait comme
il apparaît. On ne cherche pas à ajouter quelque chose, on ne
cherche pas non plus à retirer autre chose. On ne cherche pas non
plus à modifier cette chose qui apparaît à la lumière de notre
conscience. On la voit simplement comme le « jeu de la
lumineuse vacuité de l'esprit » ; et cette
reconnaissance opérée, alors la chose et nous-mêmes pouvons nous
détendre dans la luminosité et la grande félicité.
*****
Voilà
l'explication, que j'espère la plus claire possible, de cette
strophe de Minling Terchen Gyurmé Dorjé dans l'esprit du Dzogchen.
Pour être tout à fait honnête avec mes lecteurs, je suis un peu
ambivalent quant à ce genre de citation. D'une part, je trouve cette
strophe très édifiante : elle exprime en peu de mots une
dimension essentielle de la libération spontanée. Ce qui peut nous
inspirer dans les difficultés existentielles : vous avez la
liberté de ne pas vous identifier à vos problèmes ou à vos
conflits intérieurs.
D'un
autre côté, il me semble qu'il y a là une source de confusion
possible. Le problème et la solution au problème serait une seule
et même chose ? Est-ce que cela ne va pas inciter les gens à
ne rien faire pour arranger leurs problèmes ?
Bien
sûr, les connaisseurs du Dzogchen me diront que si on ne réalise
pas la Grande Perfection tout de suite, il faut pratiquer les
véhicules inférieurs pour purifier et apaiser l'esprit en attendant
d'être capable de recevoir la révélation de cette Grande
Perfection. Mais il me semble qu'il faut aller plus loin :
pratiquer la conduite éthique, la méditation, le détachement, la
bienveillance de toute façon, sans se poser la question de savoir si
on a atteint ou non la Grande Perfection. Car l'ego tombe trop
facilement dans l'illusion d'avoir atteint la transcendance ou
l'absolu ainsi que dans l'orgueil illusoire de pratiquer le
« véhicule supérieur » ou un « enseignement
supérieur ».
C'est
le maître zen Dōgen
Zenji qui expliquait qu'il ne faut pas détacher la pratique de la
réalisation ; il n'y a pas d'abord la pratique, puis la
réalisation en fin de compte. Le fait même de pratiquer et de
trouver sa joie dans la pratique est un signe de réalisation. Dans
la même optique, la sagesse, ce n'est pas de décréter que les
pensées et les émotions sont la nature de l'esprit et que l'éveil
est facile puisqu'il suffit de simplement reconnaître cela. Mais
c'est de faire effort encore et encore pour reconnaître
« l'alternance
des pensées de bonheur et de souffrance, de désir et d'aversion »
et apaiser ces affects par rapport aux remous de l'existence, voir
l'impermanence de tout ce qui se produit.
Dans
les enseignements du Bouddha, il faut faire le tri entre les ceux qui
parlent de l'expérience directe des choses et l'enseignement qui
parlent de choses inaccessibles à nos sens : vous percevez bien
des pensées de bonheur ou de malheur comme vous percevez le désir
et l'aversion en vous, mais vous ne percevez pas le « jeu
de la vacuité lumineuse de l'esprit ».
Vous êtes obligés de croire cet enseignement. C'est pourquoi ces
enseignements ne peuvent pas être mis sur le même plan : on
peut bien sûr être inspiré par des enseignements comprenant des
notions métaphysiques, mais on ne devrait pas s'enfermer dans ces
enseignements. Dans la vie courante, il faut privilégier les
enseignements de base qui encouragent une conduite bénéfique, la
pratique de l'attention et le fait de cultiver la sagesse.
Quand,
par exemple, le Soûtra du Cœur nous dit qu'il n'y a pas d'agrégats,
pas d'éléments constitutifs de l'expérience humaine, pas de
sagesse ou d'ignorance, qu'il n'y a pas de souffrance et pas non plus
de chemin spirituel qui mène à l'extinction de la souffrance, il
pointe qui est au-delà de nos sens, puisqu'on perçoit bel et bien
une expérience et qu'on perçoit la souffrance. Le Soûtra du Cœur
se place d'un point de vue qui n'est pas celui de l'expérience
humaine, mais celui de la vérité ultime faite de la vacuité
d'existence propre. C'est pourquoi la logique du Soûtra du Cœur
n'est pas la logique de la pratique quotidienne, la logique de la
vérité relative dans laquelle nous baignons d'instant en instant.
Si vous souffrez du fait d'une consommation excessive d'alcool,
arrêtez l'alcool. Ne vous réfugiez pas dans la logique illusoire
qui dirait que votre ébriété, votre gueule de bois et votre
addiction sont vides d'une existence propre parce que le Soûtra du
Cœur ou n'importe quel autre texte dit que cela n'existe pas. Ne
justifiez pas vos errements existentiels par des « enseignements
supérieurs » du Grand Véhicule, du Zen ou du Dzogchen.
Pratiquez humblement et essayez constamment de vous améliorer. Voilà
mon message.